CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le chêne-liège est une essence forestière rare à l’échelle mondiale puisque cantonnée au Maghreb, à la Péninsule ibérique ainsi qu’à l’Italie et la France. Les peuplements de chêne-liège, appelés suberaies, constituent pourtant un élément essentiel de certains paysages méditerranéens [1], représentant une source de revenus non négligeable grâce à l’exploitation et à la transformation du liège. Dans les Pyrénées-Orientales, la mise en valeur des suberaies commence à se développer à partir de la fin du XVIIIe siècle grâce à des liens étroits avec l’industrie catalane espagnole (Alvarado i Costa, 2002). Toutefois, l’âge d’or de la subériculture roussillonnaise est relativement bref avec une quasi-extinction des levées de liège dès la fin des années 1950.

2 Par la suite, les effets de la déprise rurale se traduisent par une recrudescence des incendies de forêt (Bouisset, 2007) et la menace du feu attire à nouveau l’attention sur cette forêt privée à 99 % posant brutalement le problème de l’usage et de la préservation de ces espaces forestiers. Ce regain d’attention se concrétise, pour principalement des questions de coût d’entretien des peuplements, par des tentatives de relance de la production de liège.

3 Mais un travail d’enquête auprès des principaux acteurs de la suberaie catalane, recoupé avec différents types de documents (rapports, revues professionnelles, archives administratives...), nous a permis de constater les limites de ces efforts de relance qui se heurtent à de multiples obstacles (faiblesse des cours du liège, morcellement de la propriété, pression foncière, etc.). Or le chêne-liège n’étant pas une essence forestière dominante, le maintien à long terme des paysages de suberaie paraît subordonné à l’exploitation et à l’entretien régulier de ces forêts. Comment assurer cet entretien ? La suberaie peut-elle être valorisée autrement ?

4 C’est bien l’ambition de nombreux projets qui cherchent à promouvoir aussi bien les paysages de la suberaie exploitée que les savoir-faire traditionnels qui leur sont associés. La patrimonialisation de ces massifs forestiers pourrait ainsi apparaître pour certains comme le moyen d’en assurer la survie. Par patrimonialisation, nous entendons le processus par lequel des groupes d’acteurs désignent certains objets comme patrimoine. Dans le cas des suberaies, commepour beaucoup d’objets patrimoniaux, c’est bien la menace de disparition qui mène à l’idée même de patrimoine (Lefeuvre, 1989). Fait intéressant s’agissant de forêts, le processus de patrimonialisation de la suberaie passe d’abord par la reconnaissance de valeurs culturelles (le savoir-faire lié au liège) tandis que la dimension patrimoine « naturel » n’intervient que dans un deuxième temps. Cette amorce de patrimonialisation, qui n’émane pas forcément du monde forestier lui-même, traduit d’ailleurs une diversification des acteurs qui gravitent autour de la suberaie.

1 Un âge d’or très bref

5 Sur le territoire français, le Quercus suber L., inféodé aux stations siliceuses, se localise dans deux grandes régions distinctes. Il est présent le long de la façade méditerranéenne française des Pyrénées-Orientales aux Alpes-Maritimes en passant par le Var, ainsi qu’en Corse. On retrouve aussi en Aquitaine (sud des Landes et sud-ouest du Lot-et-Garonne) une sous-espèce dite Chêne occidental (Quercus occidentalis), moins exigeante en chaleur (Jacamon, 1979).

6 Dans les Pyrénées-Orientales, le chêne-liège nappe le bas du piémont pyrénéen jusqu’à un étagement maximal de 550-600 mètres, formant de vastes peuplements dans les massifs des Albères et des Aspres (voir carte). La mise en valeur de ces suberaies débute à la fin du XVIIIe siècle, avec, en 1828, une production annuelle de liège estimée à 400 tonnes, contre par exemple 8 000 pour la Catalogne Sud ou encore 10 000 pour le Portugal [2]. Mais c’est surtout la crise viticole consécutive aux dégâts du phylloxéra qui contribue à l’extension du domaine du chêne-liège dans les Pyrénées-Orientales, de nombreuses vignes laissant place, à partir de 1878, à des plantations de suberaies [3]. Cette croissance de la superficie s’accompagne localement du développement d’une industrie de transformation du liège, au départ très artisanale et que l’on retrouve dans de nombreux petits villages des Aspres et des Albères [4]. Toutefois, l’âge d’or de la subériculture catalane s’avère relativement bref puisque la concurrence des lièges ibériques et nord-africains puis une sévère mévente consécutive, entre autres, aux effets de la crise économique mondiale de 1929, entraînent, dès la décennie suivante, un lent déclin de cette petite industrie de transformation. En Roussillon, les levées de liège elles-mêmes s’éteignent ensuite quasiment dès la fin des années 1960, alors qu’elles étaient encore estimées en 1952 à un volume compris dans une fourchette de 500 à 1 000 tonnes selon les années. Ce déclin de l’exploitationforestière est également à mettre en relation avec l’exode rural que connaissent beaucoup de villages de la suberaie, dans les Aspres notamment.

Fig. 1

La localisation du chêne-liège dans les Pyrénées-Orientales

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La localisation du chêne-liège dans les Pyrénées-Orientales

7 En 2006, la forêt de chêne-liège en Roussillon est composée selon l’IML de 6 000 hectares de peuplements purs auxquels s’ajoutent 10 000 ha de peuplements mixtes, pour une récolte annuelle de liège d’environ 400 tonnes (sur un total national de 3 000 tonnes). L’absence d’entretien conduit à un embroussaillement généralisé des massifs qui menace leur survie à long terme car le chêne-liège résiste mal à la concurrence d’autres espèces comme le chêne vert. Cet abandon est également source d’aggravation du risque d’incendie.

8 C’est justement la menace du feu qui attire à nouveau l’attention sur cette suberaie privée à 99 % : en 1976, le département est sorti traumatisé par un feu catastrophique qui avait ravagé 6 600 hectares dans les Aspres. Au total, entre 1974 (début du recensement statistique systématique des incendies dans le département) et 2003, 34 % de la suberaie de production auraient été parcourus au moins une fois par un feu (Peyre, 2004).

9 Les nécessités de la lutte contre le feu posent donc le problème de l’entretien et de la fonction des espaces forestiers et en particulier, des peuplements de chêne-liège. Or les 16 000 hectares de suberaies se répartissent en près de 5 000 propriétés de petite taille : on compte seulement 17 propriétés de plus de 100 hectares tandis que 90 % font moins de 10 hectares (IML, 2006, p. 13), ce qui complique toutes les opérations de « mobilisation forestière ». Les vicissitudes de l’exploitation font que ces suberaies se caractérisent également par leur grand âge avec de nombreux peuplements plus que centenaires qui nécessiteraient d’importantes opérations de régénération, par replantation ou recépage [5].

2 Relancer la production pour sauvegarder les forêts

10 C’est dans ce contexte que dans les années 1980, certaines suberaies du département bénéficient de subventions publiques et notamment de crédits européens qui, via le financement de mesures agri-environnementales, permettent l’octroi d’aides pour l’entretien de coupures vertes en vue de la protection contre les incendies. Il s’agit d’intégrer la protection de la forêt dans des mesures plus globales en faveur des espaces ruraux et du monde agricole. En 1999, on relève 19 opérations sur 1 500 hectares, principalement pour favoriser le pastoralisme sous le couvert des suberaies. Des travaux de débroussaillement et d’équipement DFCI [6] ont de même été lancés en 1984 avec des crédits du FEOGA [7] et sur la période 1987-1992, la contribution européenne a permis l’introduction de bovins destinés à assurer l’entretien de la suberaie. L’expérience fait double usage : elle permet la levée du liège grâce au débroussaillement qui le rend accessible, tout en permettant de créer une coupure de combustible (pare-feu).

11 Au total, sur la période 1991-2004, les suberaies catalanes ont bénéficié de 1 900 000 euros de travaux [8]issus principalement de fonds publics. L’accroissement du risque d’incendie lié à l’abandon des espaces forestiers, comme le coût du débroussaillement et de l’entretien des massifs, amènent donc les autorités à lier la maîtrise du risque à la revitalisation des espaces ruraux et forestiers. En effet, même si après la récolte du liège les arbres sont forcément plus sensibles aux incendies (puisqu’on a enlevé leur écorce protectrice), l’exploitation est évidemment synonyme d’un entretien bien meilleur et donc d’une réduction du risque.

12 Aussi, à partir du début des années 1990, la relance de la production de liège apparaît-elle comme un moyen de remobiliser les propriétaires privés, d’autant que ces tentatives font écho à une remontée des cours mondiaux du liège,commémoration du passage à l’an 2000 oblige. Cette année-là voit une explosion de la consommation de « vins pétillants » et donc de la demande en bouchons ; le phénomène se traduit par une récolte record de liège, estimée à 150 000 tonnes pour le Portugal et 80 000 tonnes pour l’Espagne [9]. Les effets sur la production de bouchons se font alors sentir avec un maximum de 19,9 milliards de pièces (contre 15,6 milliards en 1990).

13 Le contexte local apparaissait d’autant plus favorable à la relance de la production que l’abandon des suberaies n’avait pas empêché la pérennisation d’un petit tissu industriel, autour d’un faible nombre d’entreprises de renommée internationale (Bouchons Abel, Oeneo Bouchages, Trescases, Travet Liège, Socali) positionnées sur le marché du bouchon haut de gamme. À une exception près, ces entreprises, qui à elles toutes emploient autour de 200 personnes, n’utilisent pas le liège local et ne réalisent plus sur place l’ensemble du processus de fabrication : elles se contentent le plus souvent d’importer d’Espagne ou du Portugal des ébauches de bouchons dont elles assurent la finition [10].

14 La redynamisation de la filière liège repose sur l’émergence de nouveaux intervenants, en particulier dans le domaine de l’exploitation de la ressource. Avec le regain d’intérêt pour le liège, le milieu local connaît un fort besoin de « moralisation » car la perte de savoir-faire [11] et la méconnaissance chez de nombreux propriétaires des techniques de levée du liège ont engendré un certain nombre d’abus et de dérives (levées de liège trop jeune, arbres blessés, etc.). Ces différents facteurs ont poussé la Coopérative forestière Pyrénées-Roussillon(COFOPYR), dont un tiers des adhérents possédaient des suberaies, à organiser en l’an 2000 des ventes groupées de liège aux enchères. Ce dispositif repose sur un inventaire préalable des arbres et un descriptif précis des lots mis en vente, offrant ainsi une expertise aux propriétaires désireux de faire exploiter leurs parcelles.

15 Deuxième nouveauté de la décennie 1990 : l’apparition de nouveaux acteurs dans le monde de la subériculture. En premier lieu, on note la création de l’Institut méditerranéen du liège (IML), grâce au rôle déterminant de Jacques Arnaudiès, maire de Vivès, petite commune du massif des Aspres et lui-même propriétaire forestier. Membre du comité consultatif du liège depuis sa création en juin 1990 à Bruxelles, il utilise sa vaste connaissance de la filière liège, tant locale que nationale et internationale, pour créer à Vivès en 1992 une manifestation internationale, consacrée au liège et à la suberaie : Vivexpo. Depuis cette date, un colloque réunit tous les deux ans des intervenants autour d’une thématique particulière. Ce volet scientifique s’accompagne d’une ouverture au grand publicpar le biais d’animations comme un concours de levée de liège ou un concours viticole consacré aux vins doux.

16 Dans la foulée du succès du premier colloque, Jacques Arnaudiès fonde l’IML (association de type loi 1901) en 1993, grâce, dans les premiers temps, à l’attribution d’aides financières de Bruxelles. La mission principale de l’IML, la revitalisation de la suberaie française, se décline en de multiples actions, associant le volet « technique » (expertise et travaux) et l’animation de la filière au niveau local mais aussi au niveau national avec la mise en réseau d’intervenants issus d’autres régions. À ces actions s’ajoutent la dimension scientifique et le développement de forts liens avec des organismes de recherche internationaux. C’est ainsi que l’on retrouve, en avril 2007, l’IML dans les fondateurs de l’association internationale RETECORK (Réseaux des territoires du liège) qui regroupe des municipalités, territoires et institutions européens partageant un intérêt commun pour la filière liège.

17 Outre l’IML, la filière liège locale voit la création en novembre 2002 d’une association syndicale libre le Groupement forestier de la suberaie catalane (ASLGF de la Suberaie Catalane). Actuellement dirigée par Laurent Viguier, viticulteur et subériculteur, elle rassemble une quarantaine d’adhérents pour près de 1 200 hectares de chênes-lièges et une récolte annuelle comprise entre 50 et 60 tonnes de liège brut. Cette union de propriétaires, capable par sa taille de peser sur la filière liège locale, organise elle aussi des ventes dont le produit est massivement réinvesti dans l’amélioration des peuplements, avec replantation, levée des lièges brûlés, création de pistes et de chemins et débroussaillement (subventionné à 80 % par le conseil général). On relève même la réalisation de nouvelles plantations de chêne-liège, certes encore d’ampleur bien modeste, mais peut-être bien les premières en Roussillon depuis fort longtemps.

3 De nouvelles incertitudes

18 Mais les efforts de relance observés dans les années 1990 restent très dépendants des cours du liège qui peuvent fluctuer fortement. En effet, l’embellie due au passage à l’an 2000 a été très éphémère. La production de bouchons ne cesse actuellement de baisser avec des effets directs sur le marché du liège et sur les suberaies [12]. En 2005 par exemple, la vente groupée de la COFOPYR a connu un fort échec, avec seulement 2 lots adjugés sur les 10 mis au catalogue. Cette nouvelle crise, résultant d’une surproduction liée aux difficultés de la viticulture et à la concurrence des bouchons synthétiques, montre bien la fragilité des débouchés. Au niveau local, cette fragilité semble accrue par l’absence de soutien des industriels qui produisent aussi des bouchons synthétiques.

19 Le foisonnement de structures observé à partir des années 1990 traduit également en partie des divergences entre acteurs de la filière, aspect qui vient quelque peu modérer le dynamisme relevé et dont certains ont bien conscience : « Cette multiplication des acteurs économiques, associatifs ou institutionnels peut nuire à la lisibilité d’une filière qui fut pendant longtemps considérée comme étant à la solde de trafiquants en tous genres, ce qui a pu rebuter les financeurs au moment de soutenir des actions en faveur de la remise en état de la suberaie. Ce problème ne se cantonne pas aux Pyrénées-Orientales ni au liège [13]. »

20 Sur le terrain, la prédominance massive des suberaies privées avec de très nombreux propriétaires forestiers absents et inconnus rend particulièrement difficiles les opérations de mobilisation, aussi bien des hommes que de la ressource. D’autant que le contexte socio-économique a changé : l’arrière-pays attire à présent les résidents secondaires et plus généralement, la montée vertigineuse des prix immobiliers sur la côte et dans l’agglomération de Perpignan rend désormais attractives des communes longtemps en déclin. Pour de nombreux petits propriétaires, la pression foncière qui s’exerce maintenant sur les peuplements forestiers au contact des zones urbanisées constitue en fait un espoir de plus-value de loin très supérieure à celle de peuplements remis en culture. Et comme nous le confie un des acteurs principaux de la filière liège : « Ici les propriétaires ne sont pas des sylviculteurs. Ce qui les préoccupe, ce serait plutôt de savoir si cela ne serait pas constructible. » D’autant que la baisse des prix du liège brut mais aussi le faible rendement des suberaies locales hypothèquent la rentabilité des investissements à réaliser pour relancer la production : l’obtention de la qualité « marchande », soit une épaisseur du liège d’au moins 30 mm, demande au mieux 12 années de croissance contre 9 années pour les suberaies de plaine du sud-ouest de la péninsule ibérique (et parfois moins pour certaines stations portugaises). De plus, seule une petite partie du liège produit satisfait aux exigences des bouchons de grande qualité. Or les formes d’exploitation économique de la suberaie autres que la production de liège « bouchonnable » demeurent anecdotiques : c’est le cas de la vente de canons de liège servant de support aux compositions florales ou encore de l’utilisation du liège en décoration ou isolation.

21 À cette heure, la tradition locale de libre accès aux espaces forestiers et les difficultés juridiques ne permettent pas non plus aux propriétaires de financer l’entretien de leur suberaie par l’exploitation de produits annexes comme la vente de droits à la cueillette de champignons ou la création de chasses privées, comme cela arrive dans certains secteurs de Catalogne Sud.

4 Le patrimoine, nouvelle planche de salut ?

22 Face aux incertitudes économiques se pose la question d’autres modes de valorisation, notamment touristique et patrimonial, qui peuvent apparaître sinoncomme une alternative, du moins comme un complément intéressant à la production de liège bouchonnable. D’autant que la fin des années 1990 et le début des années 2000 marquent un tarissement des financements destinés à la lutte contre l’incendie et au domaine forestier, en général.

23 À l’exemple du volet production, on relève un foisonnement d’opérations, du moins « sur le papier », avec toutefois une différence de taille : les initiatives ne sont pas portées par les structures forestières mais par les acteurs du développement local. Comme le souligne un interlocuteur de la filière liège : « Le tourisme : on touche un corps de métier que nous forestiers, on ne maîtrise pas. »

24 Dans ce registre, la valorisation patrimoniale des suberaies s’est longtemps cantonnée au musée du liège de Maureillas. Cette structure, fondée en 1982 par un ancien ouvrier du liège, fonctionne grâce à la mise à disposition d’une employée municipale partageant ses journées entre la surveillance de la cantine scolaire et l’accueil des visiteurs. Cette personne, qui assure l’accueil et l’information du public sans formation spécifique, a poussé la conscience professionnelle jusqu’à se constituer un savoir autodidacte et une documentation personnelle pour répondre aux questions des quelque 5 000 visiteurs annuels.

25 Comme le souligne l’ethnologue Véronique Moulinié à partir de l’étude des plaquettes éditées par le musée, l’affichage de la collection a évolué depuis sa création : dans les premiers temps, l’accent était mis sur la production de bouchons, activité qui occupait jadis une part importante de la population du village. Désormais, les collections cherchent aussi à valoriser le liège en tant que matériau ainsi que la forêt qui le produit : « Ce qui était le musée d’une industrie disparue, celle du bouchon de liège, est devenu peu à peu le musée d’une matière noble, dont on découvre les multiples et insolites utilisations mais où le bouchon n’est plus en majesté. L’arbre cache désormais le bouchon » (Moulinié, 2007). L’auteur voit dans ce changement le résultat de l’évolution lente du regard porté à l’échelle locale sur une forêt longtemps négligée et désormais dotée de multiples vertus : intérêt patrimonial des pratiques liées à la filière liège, usages nobles du liège dans l’artisanat, fonction esthétique de la forêt, fonction récréative, etc.

26 Aujourd’hui, alors que ce musée est longtemps demeuré la seule valorisation patrimoniale de la suberaie, de nombreux projets semblent fleurir. Beaucoup d’espoirs reposent ainsi sur la Charte forestière de territoire (CFT) de la Suberaie des Aspres et des Albères, portée par le Pays Pyrénées Méditerranée qui rassemble 57 communes et près de 85 000 habitants. Créée par la loi d’orientation sur la forêt du 9 juillet 2001, la CFT vise la mise en place d’une gestion de la forêt qui se veut durable grâce à l’intégration et la mise en adéquation de différents enjeux – environnementaux, économiques, sociaux et culturels – comme la prévention des risques naturels, la préservation de la diversité biologique, la production de ressource-bois ou encore le tourisme et le patrimoine. On y retrouve ainsi mentionnée la promotion des paysages de la suberaie et des savoir-faire traditionnels qui leur sont associés : « patrimoine bâti, sorties découvertes, sentiers culturels, musées ; objets, personnages... ».

27 L’intérêt esthétique de cette forêt a d’ailleurs déjà été souligné par quelques auteurs : « En Roussillon, certains boisements de Chênes-lièges Quercus suberviennent couronner les falaises, offrant quand ils sont exploités, l’extraordinaire contraste de leurs troncs d’un rouge brunâtre avec la couleur céruléenne des flots » (Harrand, Jarry, 1974, p. 108). Il s’agit à présent, par le biais de la charte, de faire reconnaître et partager l’exceptionnalité des paysages de la suberaie exploitée, exceptionnalité qui justifie leur statut patrimonial et qui légitime les pratiques sylvicoles qui en sont à l’origine et l’entretiennent.

28 L’intérêt des forestiers, notamment ceux partie prenante de la filière liège, est beaucoup plus prosaïque : face à la diminution très importante des aides liées à la DFCI et à une situation économique du liège instable, la CFT de la Suberaie des Aspres et des Albères agréée par l’État en octobre 2004 et qualifiée par certains « d’inventaire à la Prévert », fait figure de nouvelle source de financements.

29 Outre cette Charte dont il est partie prenante, le Pays intègre également la problématique de la valorisation de la suberaie dans le cadre de ses projets de développement du tourisme vert, avec l’idée d’attirer vers les espaces ruraux des flux pour l’essentiel concentrés sur le littoral. La suberaie, comme milieu naturel remarquable mais aussi comme élément du patrimoine culturel, trouve aussi sa place dans la candidature du massif des Albères au patrimoine mondial de l’UNESCO, portée à la fois par le Pays et les collectivités locales espagnoles.

30 Mais si les objectifs sont ambitieux, dans les faits, ils se heurtent parfois à « la réponse du terrain ». Ainsi le massif des Albères n’a-t-il pas été retenu dans le classement établi par l’UNESCO en juillet 2007. Autre exemple d’échec, le cas de la Route des vins et du liège, listée parmi les projets de valorisation patrimoniale de la CFT, apparaît des plus emblématiques. Comme son nom l’indique, cette initiative cherchait à combiner deux entrées culturelles fortes sur le modèle de ce qui se fait ailleurs dans le département avec l’association entre éleveurs de la Rosée des Pyrénées (race locale de bovins à viande) et viticulteurs : ceux-ci proposent en effet aux touristes visites et dégustations conjointes de leurs produits. Mais pour des raisons qui nous échappent encore car contradictoires dans les témoignages recueillis, la route n’aura connu qu’une seule année d’existence avant de céder la place à une classique route des vins. Il en reste quelques panneaux discrets et des idées « confuses » au sein des offices de tourisme locaux, qui associent volontiers à cette opération le vaste domaine viticole de Valmy qui n’en demandait pas tant [14]...

31 Sur ce même créneau du liège et du vin, il faut aussi noter le projet du président de l’association syndicale de la Suberaie catalane : Laurent Viguier caresse l’objectif d’arriver, dans les 3 à 4 ans, à boucher ses vins haut de gamme avec le liège issu de ses peuplements. Cette opération de valorisation du terroir fait écho à un projet de réglementation type AOC des vignobles sud catalans : celui-ci exigerait l’utilisation de bouchons façonnés exclusivement dans du liègelocal. Mais ce type d’opération, s’il peut constituer un élément de valorisation pour un producteur individuel, suppose une entente avec un industriel acceptant de réserver un traitement particulier au liège issu de la propriété, seul gage possible de traçabilité des bouchons produits. Le niveau de contrainte est tel que l’opération paraît difficilement généralisable dans le contexte de crise aiguë que connaît le vignoble roussillonnais.

32 On le voit, à l’exception du musée de Maureillas, la valorisation patrimoniale reste encore bien modeste et souvent à l’état de projet. Dans les faits, les orientations de la charte forestière, comme le soutien affiché au musée ou la création de sentiers par exemple, restent encore très théoriques.

33 D’ailleurs, l’ensemble des acteurs de la filière liège mentionnent les difficultés inhérentes à la mise en valeur touristique du liège et des suberaies : le « produit » est particulier, le liège ne se prêtant guère à une dégustation... Et comme le souligne l’un d’entre eux, si le vigneron qui ouvre son domaine aux touristes espère en tirer des revenus supplémentaires, « moi, je n’ai rien à vendre ». De même, la pratique la plus spectaculaire pour le grand public, la levée du liège, se termine alors que débute la saison touristique. Quant à l’artisanat du liège, il est inexistant au niveau local.

34 Ainsi, la suberaie qui constitue un écosystème rare au niveau mondial, peine à être reconnue et à assurer son avenir à l’échelle locale. Les difficultés liées à Natura 2000 illustrent parfaitement la situation : malgré la Charte forestière de territoire et les discours sur sa valeur patrimoniale, la suberaie ne figurait pratiquement pas dans le projet de classement transmis à l’Union européenne ! Cet apparent paradoxe témoigne bien de la difficulté à prendre en compte le caractère hybride de ces espaces dont la valeur tient autant de critères écologiques que des pratiques sylvicoles qui les façonnent.

Conclusion

35 Les tentatives de relance de la production de liège se heurtent aux difficultés de la viticulture et aux fluctuations des cours. Or la fréquence des incendies dans un contexte de déprise agricole et d’urbanisation diffuse fait de l’entretien des suberaies un enjeu aux multiples facettes, essentiel à la fois en terme de maintien de la biodiversité, de sauvegarde de paysages originaux et, bien sûr, de sécurité publique. Le contexte apparaît d’autant plus délicat que seule une minorité de propriétaires forestiers est active. Comme le souligne un professionnel : « Ici le salut de la forêt, je ne sais pas s’il viendra des propriétaires. Il y a surtout quelques personnes qui se battent. »

36 Les approches qui misent sur la poly-fonctionnalité des suberaies semblent d’ailleurs portées davantage par des acteurs du développement économique local, dans le cadre de leurs projets de développement territorial, que par le monde forestier lui-même. Dans leurs démarches, les uns et les autres paraissent surtout guidés par des logiques opportunistes : si la forêt n’est plus guère subventionnéeen tant que telle, si la DFCI n’est plus financée, peut-être le patrimoine est-il davantage vendeur...

37 Quoi qu’il en soit, la patrimonialisation amorcée recèle un certain nombre de malentendus : alors que les acteurs du développement local mettent en avant des valeurs culturelles, esthétiques et écologiques collectives au service de la promotion touristique d’un territoire, le monde forestier reste marqué par le souci de la rentabilisation et de l’entretien d’un patrimoine pris au sens premier du terme, c’est-à-dire économique, personnel et familial. La valorisation patrimoniale n’a d’intérêt à leurs yeux que dans la mesure où elle peut constituer une source supplémentaire de financement pour l’exploitation forestière. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que la patrimonialisation du produit, le bouchon, ait précédé celle de la forêt elle-même, ni que le processus ait été amorcé par un employé de l’industrie du liège plutôt que par un forestier. D’autant que la patrimonialisation de la suberaie dans sa dimension collective apparaît pour certains comme une menace directe contre des stratégies familiales de valorisation foncière et que malgré les efforts du Pays qui cherche à les associer, les propriétaires, on l’a vu, profitent bien peu eux-mêmes des projets de valorisation touristique.

Notes

  • [1]
    Dans les Pyrénées-Orientales, le chêne-liège, en peuplement pur ou associé avec d’autres essences, couvre environ 16 000 hectares (IML, 2006, p. 12).
  • [2]
    Chiffres cités par le Marquis de Pompignan et al., Les lièges de Gascogne et les lièges étrangers, Agen Imprimerie J.-A. Guillot, 1862, 15 p. (p. 2).
  • [3]
    En 1893, Lamey, dans Le Chêne-liège – sa culture et son exploitation, longtemps demeuré « le » grand ouvrage de référence quant à la conduite des suberaies, ne mentionne que 1 928 hectares pour les Pyrénées-Orientales, pour un total national de 148 531 hectares.
  • [4]
    Sur ce sujet, voir le site internet du musée de l’agriculture catalane de Saint-Michel de Llotes :http://jeantosti.com/musee/liege/liege3.htm.
  • [5]
    Le recépage est l’opération sylvicole consistant à couper un arbre afin de favoriser sa régénération via l’émission de rejets et drageons au niveau de la souche.
  • [6]
    Défense des forêts contre l’incendie.
  • [7]
    La répartition des financements était la suivante : CEE pour 50 %, État pour 40 % et maître d’ouvrage pour 10 %.
  • [8]
    Source DDAF 66, cité dans Info Liège no 12, printemps 2006, p. 5.
  • [9]
    Barkbottle, no 8, décembre 2000, publication en ligne du groupe Amorim, http://www.corkfacts.com/publicnt.htm.
  • [10]
    Seuls les Bouchons Abel au Boulou achètent une centaine de tonnes de liège brut provenant des suberaies locales. IML 2006, op. cit., p. 20.
  • [11]
    Ainsi, pour la levée du liège, les rares entreprises locales de travaux forestiers, estimées à 6 ou 8, font appel à de la main-d’œuvre qualifiée d’origine espagnole.
  • [12]
    Entre 2000 et 2007, le marché international du bouchon de liège est passé de 19,9 milliards d’unités à 14 milliards (Elena Rosselló M., Santiago Beltrán, 2008).
  • [13]
    Info liège no 12, printemps 2006, p. 4.
  • [14]
    En janvier 2006, un des propriétaires de Valmy ignorait tout de cette opération de valorisation touristique !

Bibliographie

  • Alvarado i Costa J. (2002). El negoci del suro a l’Alt Empordà, Palafrugell, coll. « Estudis del museu », 211 p.
  • Amandier L. (2002). « La suberaie : biodiversité et paysage », Colloque Vivexpo 2002,http://www.institutduliege.com/colloque2002.htm.
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Christine Bouisset
Maître de conférences, laboratoire SET UMR 5603 CNRS, Université de Pau et des Pays de l’Adour
chistine.bouisset@univ-pau.fr
Jean-Yves Puyo
Professeur, laboratoire SET UMR 5603 CNRS, Université de Pau et des Pays de l’Adour
jean-yves.puyo@univ-pau.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 06/04/2011
https://doi.org/10.3917/ag.677.0088
Pour citer cet article
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