CAIRN.INFO : Matières à réflexion
“[...] our common destiny can best be served by rectifying historically unjust relationships and by further promoting our shared interests”
Préambule de la Constitution éthiopienne, adoptée le 8 décembre 1994.

Introduction

1 Depuis 1991, le nouveau régime que connaît l’Éthiopie est considéré comme porteur d’un tournant démocratique majeur. La démocratisation se traduit, entre autres, par la mise au cœur de l’État de la notion de justice. Le 12 décembre 2006, le nouveau régime se pose en réparateur des injustices du passé par l’achèvement d’un procès fleuve et la condamnation par contumace de Menguistu Hailé Mariam, dit le « Négus rouge ». En dépit de l’engagement constitutionnel du gouvernement à réparer les erreurs et les injustices du passé, il aura fallu douze ans pour que ce procès aboutisse à une condamnation, symbole des lenteurs de l’action publique. D’autre part, ce souci de justice affiché est largement entaché par les nombreux problèmes qui entourent, depuis mai 2005, la massive réélection aux commandes de l’État du principal parti [1] et de son chef, Meles Zenawi (emprisonnement d’un certain nombre de membres éminents de l’opposition politique ; censure de la presse, répression musclée de manifestations diverses dans la capitale et en région...).

2 Dans ce contexte incertain marqué à la fois par des actions correctives justes ou équitables et par des actions autoritaires injustes, la justice peine à s’installer en Éthiopie. Elle demeure l’apanage de l’État [2] ; les institutions d’une justice coutumière sont moins présentes que sur le reste du continent et trouvent, en de nombreuses occasions, un arbitrage dans le droit positif, dans la justice de l’État.

3 L’existence d’une justice d’État pose problème en Éthiopie. D’abord parce que tous les gouvernements servent un État fort, autoritaire et centralisateur, dans lequel les politiques gouvernementales sont pensées depuis « le haut » de façon plus ou moins autocratique. En Éthiopie, la justice ne se conçoit que dans la transcendance de la religion ou de l’État. Le faible développement de la société civile, la désintégration ainsi que la variabilité des représentations et pratiques traditionnelles et/ou communautaires ne permettent pas de poser la question d’une justice, sociale ou spatiale, depuis « le bas ». L’État, et tout particulièrement celui du Derg, se présente comme le garant de valeurs qui transcendent les clivages régionaux et d’une légitimité, religieuse ou populaire, qui autorise son interventionnisme.

4 Ensuite parce qu’il est bien difficile de parler d’une justice d’État en Éthiopie tant les actions et les politiques visant à rétablir un ordre juste sont plurielles. Elles divergent selon deux principaux aspects que nous voudrions envisager dans cet article : en fonction des époques et des lieux.

5 Dans l’Éthiopie contemporaine, la justice est une notion profondément évolutive. En cela elle rompt avec les siècles d’idéologie orthodoxe qui la précédèrent et qui furent caractérisés par une même tentative d’imposer l’ordre divin sur un espace politique en construction (Gallais, 1989 ; Gascon, 2007). Depuis l’arrivée au pouvoir du Derg, les différents gouvernements se posent en justiciers vis-à-vis d’une situation antérieure considérée comme inacceptable. Le juste ainsi conçu comme le rejet d’un héritage perd en justesse comme en efficacité. Les mesures qui ressortent de ces politiques participent souvent à la création ou au renforcement de nouvelles inégalités et plus souvent de nouvelles injustices. En effet, les inégalités qui sont nombreuses mais très changeantes dans le territoire composite de l’Éthiopie deviennent des injustices lorsqu’elles s’inscrivent dans un cadre institutionnel [3] qui les fige et qui interdit une transformation ou une résorption spontanée des disparités. Elles deviennent ainsi des injustices, que seule une action volontariste et extérieure peut corriger. Est injuste, et considéré comme tel par les gouvernements [4] comme par le peuple, tout système cautionnant une inégalité et bloquant les moyens endogènes qui permettraient de la faire évoluer.

6 À cette grande évolutivité historique, s’ajoute une forte variabilité spatiale, renforcée aujourd’hui par le caractère fédéral de l’actuel gouvernement. L’État rend justice, pense et analyse la justice ou l’injustice d’une situation, à travers des institutions spatialisées ; le plus souvent à travers des organes de l’État déconcentrés, et plus rarement décentralisés, mais toujours locaux et fortement localisés, influencés par les caractéristiques de leur milieu local. La justice véhiculée par l’État devient spatiale dans la mesure où elle s’inscrit obligatoirement dans des lieux, des institutions, des échelons de pouvoirs ou des circonscriptions administratives qui l’influencent très fortement (Reynaud, 1980). Ainsi marquée par un pragmatisme nécessaire, la justice devient plurielle et s’apparente de plus en plus à une forme d’équité. Kellel (États-régions), municipalités, qebelé... sont autant de lieux où se construit la justice d’État, le traitement qu’elle y reçoit est alors très variable.

7 Spatialisée et historicisée, la justice pratiquée aujourd’hui en Éthiopie est-elle aussi juste ou tout au moins aussi équitable que s’y engagent les acteurs qui la portent ? Les trois derniers gouvernements véhiculent des conceptions de la justice bien distinctes : le premier, le Derg, l’envisage comme un égalitarisme et les derniers [5], les gouvernements fédéraux, comme une forme d’équité. Tous cependant pratiquent une justice spatialisée, portée par des institutions locales et déterminée par ses aires d’application. Quelles sont les conséquences de plusieurs décennies de justice spatialisée en Éthiopie ?

Fig. 1

Présence de l’État éthiopien en régions. Presence of the Ethiopian State within its regions.

figure im1
T IGR E
Kellel (Région-État)
Lac AFAR TIGRE nom de Kellel
Tana Awasa capitale de Kellel
AMHARA Soddo capitale de Zone
Wolaita (Zone)
BENI
S HAN G H UL Nil Bleu DIRE DAWA
ADDIS-ABEBA
HARAR
OROM IE
Hadiya
Kembata
OROM IE
? ?
S N NPR Soddo
Omo Arba Awasa SOMALI
Minch? N
Lac
Turkana
200 km S. Planel, IRD, UR023

Présence de l’État éthiopien en régions. Presence of the Ethiopian State within its regions.


1 Le Derg et la justice comme égalité

8 Le Derg, plus que n’importe quel autre gouvernement éthiopien se déclara particulièrement soucieux de corriger les inégalités de tous ordres qui caractérisaient l’espace éthiopien dans la seconde moitié du XXe siècle. Outre la réforme agraire qui représenta la mesure phare d’une justice à la fois sociale et spatiale, il décréta différents impôts de solidarité : à l’endroit des régions touchées par la famine, des jeunes, des soldats envoyés au front... Destinées à renforcer la cohésion nationale, ces mesures exprimaient davantage le nouveau rôle de justicier que l’État s’attribuait plutôt qu’une application réellement juste de mesure pensées en ce sens. La structure pyramidale de cet État représenta en effet un obstacle majeur à l’expression d’une justice procédurale, de même que la forte capacité de cet État à s’ancrer dans les milieux locaux, leurs intérêts, leurs pratiques et leur structuration très inégalitaires ne favorisa guère l’avènement d’une nouvelle ère de justice.

9 Légitime garant de l’intérêt national l’État évolua rapidement vers une situation de monopole dans la prise de décision comme dans l’accès aux ressources ; il perdit sa nécessaire neutralité de juge, en servant presque exclusivement ses propres intérêts.

1.1 Centralisme démocratique et justice locale

10 Le Derg mit en place un État qui épousait la structure du parti national révolutionnaire, le Shengo. Chaque responsable politique appartenait à cet appareil idéologique qui assurait une grande homogénéité des politiques publiques. En dépit de certains acquis révolutionnaires liés à la chute de l’ancien régime, et notamment la reconnaissance des peuples et nationalités composant l’Éthiopie, l’État pratiqua une politique autoritaire et très centralisatrice. Inspirée par un égalitarisme révolutionnaire, l’action publique du Derg fut appliquée avec des méthodes peu conformes à cet idéal (Lefort, 1981). Garant de l’intérêt national, dépositaire des valeurs des peuples d’Éthiopie, il se dote néanmoins d’un appareil d’État fort et répressif.

11 Dès les premières années de son gouvernement, le Derg mit en œuvre une organisation politique relevant du centralisme démocratique qui permettait, en théorie, de faire remonter les aspirations du peuple mais qui s’avéra être en pratique un remarquable outil de diffusion idéologique comme de contrôle des populations locales. Ce système se fondait sur une réforme administrative majeure : l’instauration des qebelé.

12 La proclamation n? 47/1975 (datant du 26 juillet 1975 [6]) instaura les qebelé ainsi que la nationalisation des terres urbaines et des maisons dites « supplémentaires ». Formant des unités de voisinages proches du quartier (ou du village) les qebelé regroupaient, chaque mois ou lorsque les affaires le réclamaient, l’ensemble des adultes dans des salles construites pour cette fonction. Le caractère démocratique de ces assemblées populaires fut vite biaisé par leur caractère obligatoire et les amendes attribuées aux absents. Dans chaque qebelé, des responsables furent nommés, nouvelle élite politique locale désireuse de rendre compte, auprès de l’échelon supérieur, d’une parfaite maîtrise de la base et de sa participation massive aux réunions mensuelles.

13 La finesse de ce maillage administratif et la qualité de son articulation idéologique au bureau central permirent une application presque sans faille des mesures engagées par ce gouvernement. L’intégration et le contrôle de l’échelon local expliquèrent le dirigisme dont fut capable un État sans grands moyens. Le centralisme démocratique renforça l’harmonisation et l’égalisation de l’espace national éthiopien engagée depuis les années 1930 et permit le rayonnement de l’idéologique marxiste léniniste du Derg jusque dans les campagnes les plus reculées. Néanmoins les modalités d’application des mesures égalitaristes aussi bien par l’uniformité de leur caractère descendant que par leur capacité à servir des intérêts locaux émergents mais néanmoins puissants entravèrent grandement la justice des actions du Derg quand elles ne constituèrent pas tout simplement de nouvelles injustices.

14 Le Derg s’engagea dans une recomposition profonde de l’espace et de la société éthiopienne, à travers une série de mesures « trompeusement simples » et radicales (Prunier, 2007) : contrôle du commerce par l’État, révolution verte, politique de déplacement des populations dite de Resettlement.

15 Pour exemple, la nationalisation des firmes tant éthiopiennes qu’étrangères s’imposa comme un moyen de réduire les inégalités et obligea les commerçants à réduire leurs activités puisque toute entreprise au capital supérieur à 200 000 birrs subissait le même sort. Certes, le creusement des écarts entre riches et pauvres y fut marqué par un coup d’arrêt assez spectaculaire mais la simplicité de la mesure entraîna, en parallèle, la contraction du marché de l’emploi peu qualifié des commis, porteurs ou vendeurs et, plus généralement, la paupérisation des urbains.

16 Les mesures allant dans ce sens furent nombreuses et d’autant plus injustes dans leurs effets qu’elles n’épargnèrent que peu de régions du territoire éthiopien. Pour rationaliser les modes de productions et de commercialisation du monde rural tout en garantissant l’accès des marchés urbains à des denrées agricoles à bas prix, le gouvernement regroupa les paysans en des structures coopératives [7]. Particulièrement efficaces pour les cultures de rentes elles renforcèrent le monopole de l’État sur la production caféière. De même, pour apporter une solution au surpeuplement des campagnes éthiopiennes, le gouvernement déplaça des paysans du nord trop peuplé vers les basses terres périphériques du sud et de l’ouest (politiques (dites) de Resettlement). En réalité, ces dernières étaient soit déjà peuplées mais selon des modes d’occupation du sol difficilement visibles pour des gens d’une autre culture agreste (nomadismes, ou agro-foresterie), soit vides parce qu’insalubres.

17 Le caractère globalisant, totalitaire, des mesures engagées par le Derg représente un moment bien spécifique de l’histoire des politiques publiques éthiopiennes, où le rôle de l’État comme garant de l’intérêt général atteint son paroxysme. La révolution accompagnant la réforme agraire fut complétée par une réforme culturelle sans précédent : la Zamacha. En amharique, le mot signifie « campagne », au sens politique du terme. Il désigne une vaste campagne pour le développement et l’alphabétisation prêchée dans le monde rural par des étudiants et des enseignants venus de la ville, au total, plus de 40 000 ! Elle avait entre autre pour but d’étendre la révolution à tout le pays, sous le contrôle des militaires dans les premiers temps.

18 Localement, le déploiement d’une telle campagne d’alphabétisation a pu servir des intérêts de rééquilibrage territorial, notamment entre les régions utilisant le syllabaire amharique et les autres qui eurent ainsi accès à une langue écrite, mais également entre les villes et les campagnes. Localement cependant, des intérêts régionaux purent s’exprimer du fait du manque de moyens investis par l’État et des modalités de sa mise en œuvre. Par exemple, l’éclatement linguistique du Semen Omo favorisa une renaissance de l’impérialisme culturel du Wolaita qui mit à mal les principes égalitaristes de cette politique. Les enseignants du Wolaita étaient en effet mieux formés et plus nombreux que leurs collègues des régions voisines, du fait de l’existence d’un programme expérimental de développement rural, le WADU [8], initié dans le Wolaita dès 1970. Le différentiel d’encadrement scolaire permit aux enseignants et aux étudiants wolaita mobilisés par la Zamacha de conduire des campagnes d’alphabétisation en dehors du Wolaita, notamment en pays daoro et dorze, mais dans la langue des Wolaita et non dans les langues locales comme le prévoyait la campagne ! Écoles, qebelés, coopératives agricoles du WADU... autant de relais de l’État qui servent tantôt le Parti, tantôt, mais plus rarement, des intérêts locaux. Quoiqu’il en soit, et en dépit des principes égalitaristes qui présidèrent à leur création, ces outils étatiques furent plus souvent à l’origine de nouvelles inégalités.

1.2 Quand les inégalités deviennent des injustices : l’accès au foncier

19 Dans la « montagne la plus peuplée du monde » (Gallais, 1989), l’accès au sol demeure le point central d’une justice à la fois sociale et spatiale. Justice sociale d’abord, parce que les structures foncières rendent compte d’une organisation sociale qui fut longtemps très injuste. Justice spatiale ensuite, parce que le foncier inscrit dans le sol les tensions sociales, mais également parce que la question foncière se présente différemment selon les régions, et ce plus encore depuis l’organisation fédérale de 1991 [9]. Le débat politique qui accompagne les dernières élections de mai 2005, en partie sur l’épineuse question de la cessibilité du sol, prouve combien l’impact de la réforme agraire fut insuffisant pour apporter une solution au problème foncier.

20 La réforme agraire engagée par le général Menguistu en 1974 se proposait, et elle y parvint dans l’ensemble, de garantir un accès plus équitable au sol, ce qui était loin d’être le cas avec la structuration foncière d’ancien régime, aussi bien dans les zones soumises au rist[10] que dans celles soumises au gult[11] (Berhanou Abebe, 1971). Deux points caractérisaient la réforme agraire : la généralisation de l’accès au sol et la modification des tenures. La généralisation de l’accès au sol représenta bien une mesure visant à une plus grande justice, dans la mesure où elle s’apparentait tout à fait à une forme de démocratisation de l’accès au sol. Les gros propriétaires fonciers, nobles, ecclésiastiques et plus rarement riches fermiers furent expropriés et autorisés à ne conserver que des propriétés d’une superficie inférieure à 10 ha (Dessalegn Rahmato, 1985). Les terres confisquées étaient attribuées en priorité aux paysans sans terre, esclaves, artisans castés ou métayers-fermiers cultivateurs mais soumis à une tenure très instable, selon des critères qui pouvaient varier régionalement. L’ouverture de l’accès au sol à toutes les catégories sociales augmenta le nombre d’ayants droits sur le sol, lequel explosa littéralement avec le fort accroissement démographique qui marqua ces premières années de la Révolution. Il en résulta une réduction des superficies cultivées par exploitants permettant néanmoins une stabilisation des tenures.

21 L’effectivité des redistributions foncières et la stabilisation de la tenure furent garanties par la nationalisation des terres rurales (Proclamation n? 47/1975, datant de mars 1975). Détenteur du sol au nom des peuples d’Éthiopie, l’État garantit un rapport au sol plus démocratique en abolissant l’ordre foncier injuste de l’ancien régime. Aujourd’hui, la mainmise de l’État et de ses représentants sur le domaine foncier est de plus en plus contestée et avait déjà été fortement discutée lors des travaux de préparation de la nouvelle constitution (1994). En ville comme à la campagne, la variété des usages du sol recrée des inégalités sociales fortes au point qu’en dépit de l’inaliénabilité du droit à l’accès au sol garantie par la constitution, de nombreux Éthiopiens perdent leur accès au sol : nouveaux urbains relégués aux espaces clandestins des périphéries urbaines, petits commerçants chassés des centres villes, paysans émigrés et spoliés par leur communauté villageoise ou agriculteurs sans terre ayant cédé ce qu’il restait de leur parcelle. Par les pouvoirs qui leur furent attribués autant que par leurs pratiques, les qebelé constituent une institution déterminante dans l’œuvre de justice du Derg. La nature de leur implication au niveau local pose la question des possibilités d’existence d’une justice procédurale au niveau local.

22 En ville [12], la nationalisation du sol a provoqué un accès à l’espace urbain permis par la nationalisation des maisons « supplémentaires » ; les grands propriétaires du sol urbain ou les propriétaires de logement de rapport ne furent alors autorisés à conserver que leur seul résidence principale entourée de son lopin de terre. Cette mesure garantissait, dans un premier temps, une meilleure répartition de l’habitat en ville et donc de l’accès même à la ville. Les maisons nationalisées furent confiées aux qebelé qui les louaient, moyennant une somme modique [13], aux populations qui en faisaient la demande et qui étaient ainsi fichées et sommées de se rendre aux réunions mensuelles du qebelé. Par cette mesure, l’État devint le seul producteur du logement en ville et le rythme de construction des nouveaux logements ne parvint jamais à couvrir la demande ; d’année en année, le manque de logement s’aggrava. L’interdiction de la sous-location de tout ou partie des logements renforça encore ce manque. Les nouveaux urbains [14] se trouvaient alors confrontés à une clandestinité obligatoire et une précarité forte, malgré la situation égalitaire de départ pour l’accès au logement. Cette clandestinité obligatoire renforça, à terme, le pouvoir de ceux qui occupaient légalement un logement et qui, malgré les interdictions, profitaient de cette pénurie pour obtenir clandestinement des loyers exorbitants tout en se réservant le pouvoir de mettre fin à ces locations quand bon leur semble. Depuis la période du Derg, les systèmes locatifs à la nuit (appelés tankir) se sont multipliés dans les quartiers les plus pauvres [15] et les nouveaux urbains n’en furent que plus fragilisés. Enfin, la puissance des agents de qebelé se trouva localement renforcée par l’attribution de ce type de logements, les nouveaux urbains ayant de grandes difficultés à s’insérer dans les réseaux qui permettaient d’obtenir le fameux sésame pour le logement en ville à moindre coût. Chez les commerçants, la situation était également très tendue dans la mesure où la politique économique de l’État (nationalisation des grandes entreprises...) vint couper de nombreux les liens existants entre les petits commerçants locaux et les grandes firmes éthiopiennes ou étrangères. L’accès aux espaces bâtis à vocation commerciale fut réduit car il n’était plus possible de transformer les espaces résidentiels en espaces pour le commerce alors que, dans le même temps, la capitale s’étalait et se densifiait. Les petits commerçants (principalement des femmes et des jeunes) se trouvaient contraints d’occuper les espaces de gulit (marchés temporaires et à ciel ouvert, à la croisée des chemins), le plus souvent illégalement. À Addis Abeba, l’accès à la ville et l’accès à la vente furent alors des lieux de création de véritables injustices entre ceux qui profitèrent de la nationalisation des maisons supplémentaires, dans la deuxième moitié de la décennie 1970 et les autres, arrivés « trop tard » dans une ville « trop pleine ». Ces quelques exemples nous montrent que les politiques urbaines ne faisaient pas partie des priorités du gouvernement et contribuaient, par leur inefficacité et leur inadaptation croissante, à renforcer les injustices qu’elles voulaient combattre.

23 À la campagne, la question foncière se pose depuis le Derg avec une acuité nouvelle. La réduction des superficies moyennes par exploitant depuis les années 1980 et la détérioration des conditions de vie des paysans provoquent des tensions importantes autour de l’accès au sol. Le positionnement de l’État sur ces questions favorise souvent la transformation de simples inégalités en de véritables injustices, dans lesquelles des catégories socio-économiques entières se voient enfermées. Pour traiter de ce vaste problème nous ne retiendrons que deux exemples qui témoignent des mêmes difficultés de l’État pourtant propriétaire du sol à se positionner sur cette question foncière. Souvent écarté des dynamiques foncières les plus récentes, son statut institutionnel l’oblige à y prendre part et l’entre-deux qui en résulte s’avère tout à fait néfaste pour les individus qui y sont confrontés.

24 Les ventes de terre, appelées contract, concernent un nombre grandissant de paysans très pauvres. Il est malheureusement difficile d’en mesurer l’étendue puisque cette pratique est illégale. Il s’agit en théorie d’une mise en location du sol pour une très longue durée : en échange d’une somme élevée un exploitant cède son droit d’usufruit à un autre exploitant. Il conserve toutefois la possibilité de récupérer son bien contre le reversement de la somme perçue. Dans la pratique, les difficultés économiques auxquelles sont confrontées les paysans qui souscrivent à de tels contrats sont telles qu’ils sont très rarement en mesure de rassembler des sommes élevées. En outre, les bailleurs se considèrent souvent comme les nouveaux propriétaires du sol. L’injustice de cette situation ne réside pas tant dans l’écart entre les pratiques et la législation que dans la nature des recours qui existent pour un paysan souhaitant récupérer une terre cédée en contrat. Deux types de justice s’offrent à lui. Une justice communautaire, traditionnelle, dans laquelle un autochtone suffisamment riche pour acheter des droits sur le sol fait figure de notabilité locale, et se trouve rarement condamné par la justice villageoise. Aussi paradoxal que cela puisse paraître l’État demeure le seul recours pour les paysans engagés dans ces contrats illégaux et le droit positif se charge de clarifier ces situations hors la loi. Toutefois, l’illégalité de la pratique interdit au plaignant de déposer une plainte dans une cour de proximité : ces affaires ne sont pas gérées par les cours de proximité des qebelé mais par les juridictions d’appel des wereda[16]. La démarche s’en trouve d’autant plus compliquée pour les paysans qui n’ont pas craint de s’y soumettre. Le paradoxe est tel que la cessibilité du sol est souvent présentée, non comme un choix idéologique, mais comme une alternative à cette impasse.

25 On observe la même ambiguïté des agents locaux de l’État, les représentants du qebelé dans le processus de distribution des parcelles. Dans le Wolaita, l’espace agricole est plein. Les rares basses terres périphériques, sèches et peu fertiles, font pourtant l’objet de demandes permanentes de la part de nouveaux agriculteurs souhaitant s’y installer. Les agents du qebelé ont alors la tâche de redistribuer les parcelles non attribuées. Or la complexité des mouvements de populations qui concerne la région entretient une certaine confusion sur le statut officiel de chaque parcelle. Incertitude que ne cherchent pas à clarifier les représentants du qebelé dans ces espaces de peuplements très précaires où l’empreinte des attributaires officiels du sol est faible. Leur cautionnement dans la distribution des parcelles laisse penser au nouvel arrivant qu’il possède sur ce sol, certes ingrat, une tenure stable. Légalement, il n’en n’est rien et, en période de pénurie (sécheresse ou disette), quand les attributaires officiels réclament leur parcelle, les derniers arrivés se retrouvent sans aucun recours.

26 Au final, on observe à travers ces exemples que le dirigisme de la législation foncière freine une libéralisation des pratiques qui n’est pas entièrement condamnée et à laquelle participent les agents de l’État. De ce point de vue, l’évolution des législations foncières permise par la régionalisation des constitutions permet d’apporter une réponse plus actuelle à cette relation au sol largement perturbée par l’accroissement des taux d’urbanisation. En effet, la territorialisation de l’espace instituée par la constitution ethno-fédérale, confère une nouvelle dimension à ce traitement de la justice par les politiques publiques comme par les institutions locales. D’abord et avant tout parce que les problèmes se posent en des termes nouveaux et obtiennent un traitement plus régional, ensuite parce que l’État se présente différemment, bien qu’il agisse parfois comme son prédécesseur.

2 L’Éthiopie ethno-fédérale, un territoire plus équitable ?

27 La condamnation du dirigisme et de l’autoritarisme d’État par la coalition de fronts armés qui renversa le Derg en 1991 fit entrer le pays dans une autre ère de justice. Les erreurs commises par le gouvernement précédent devaient trouver leur solution dans une décentralisation du pouvoir, une libéralisation de l’économie et une démocratisation de la vie politique. Redécoupées, dotées d’un statut fédéral et de nouveaux pouvoirs de représentation, les régions du pays furent érigées en territoires ethniques, de même que toutes les unités administratives. Avec, la reconnaissance du « droit des nations, nationalités et peuples à l’autodétermination » (préambule de la Constitution de 1994), l’égalitarisme cède définitivement la place à l’équité et localement la justice s’affranchit totalement de toute injonction centralisatrice, et pourtant la justice procédurale peine à émerger.

2.1 Les territoires ethniques gages d’une plus grande justice ?

28 Le critère ethnique guide la refonte administrative et politique engagée à partir de 1994 [17], lors de la ratification de la Constitution ethno-fédérale par le gouvernement de Transition (TGE). L’ordre légal, politique, administratif et économique se fonde entièrement sur l’ethnicité et les identités collectives (Vaughan, 2007). Le TGE applique le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes — promu par Menguistu — et construit un espace politique radicalement nouveau. Neuf États-régionaux fédérés voient le jour et sont dotés par la Constitution d’un gouvernement autonome en charge de leurs affaires internes mais soumis à l’autorité du gouvernement fédéral (Constitution, 1994). Ils sont « délimités sur la base des structures d’habitation, d’identité, de langage et sur l’assentiment des populations concernées » (art. 46 et 47) afin de constituer des ensembles identitaires homogènes. Leurs limites administratives ne sont pourtant que faiblement modifiées et, dans l’ensemble, ils demeurent conformes aux régions reconnues par l’administration impériale, fondées sur des critères culturels et environnementaux.

29 Garantir la justesse des réformes engagées par la systématisation du référent à l’ethnicité, pose de nombreux problèmes. L’ethnie n’est pas une réalité donnée mais une construction historique, culturelle et, depuis 1994, politique. De plus son inscription dans un territoire n’est pas chose évidente et la notion de territoire ethnique est mal définie.

30 Conçus comme des ensembles homogènes, tous les territoires de la nouvelle Éthiopie ne relèvent pas d’une telle structuration. Des exceptions notoires témoignent d’une certaine hétérogénéité des territoires éthiopiens et en un sens de la mixité culturelle des populations : les grandes villes et la région Sud (SNNPR) interrogent la viabilité d’un système politique entièrement fondé sur une appartenance ethnique parfois artificielle (Bureau, 1994).

31 Avec le passage au fédéralisme ethnique, la question du devenir des villes, pose un certain nombre de problèmes. Déjà, en 1994, Jacques Bureau faisait remarquer, « à propos de l’inventaire des nationalités éthiopiennes » établis par le Derg, que les villes ne faisaient l’objet d’aucun décompte particulier, ni dans le sens d’une prise en compte de chacun des groupes ethniques à l’intérieur des villes, ni dans le sens d’une définition, pertinente, selon lui, d’une identité urbaine forte capable de transcender les appartenances ethniques régionales. Il déplorait cette lacune qui ne mettait pas en avant la force de l’urbain dans la recomposition des appartenances ethniques de l’Éthiopie contemporaine. Les urbains, même s’ils ne représentent que 15 % de la population éthiopienne totale, ont « développé des caractères propres les distinguant de leurs compatriotes restés paysans ou pasteurs et ne les rattachant plus guère à leur nationalité d’origine ». Aujourd’hui, le fédéralisme ethnique apporte-t-il des réponses aux problèmes posés par la multiethnicité en ville ? Actuellement, la prise en compte de cette spécificité urbaine se réduit à un effort de reconnaissance administrative, au niveau régional principalement, sans que soit posée la question de la nature des institutions urbaines.

32 Remarquons tout d’abord que, dans le cadre du nouveau découpage de 1994, les deux villes principales (Addis Abeba et Diré Dawa [18]) font l’objet d’un découpage particulier qui place leur territoire « à part » puisqu’ils constituent des sortes d’enclaves urbaines directement administrées par le gouvernement fédéral. Elles sont donc « exclues des périmètres des grandes régions » dans lesquelles elles s’insèrent (Tamru, 2007) et ne revendiquent, en théorie, aucune appartenance ethnique particulière. Cette situation n’empêche pas les Oromo de revendiquer Addis Abeba, rebaptisée Finfine [19], pour capitale régionale. La ville de Harar fait l’objet d’un découpage à cheval entre le sort des villes-régions et le découpage ethnique puisque ses limites correspondent à la fois à celle d’une ville mais aussi à la localisation des Adare en Éthiopie. Enfin, de nombreuses grandes villes de province ont été, contrairement aux deux villes principales, largement ethnicisées dans la mesure où elles ont été érigées au rang de capitale de région (Mekele pour le Tigré, Bahr Dar pour la région Amhara, ...). Leur nouveau statut entraîne un développement des fonctions administratives dans la langue locale, ce qui n’est pas sans poser problème aux citadins d’origines variées pour lesquels l’amharique était devenu « une des conditions majeures d’accès aux échanges économiques, à l’administration » (Vaughan, 2007).

33 On peut donc remarquer que, quelque soit le statut accordé aux grandes villes éthiopiennes, elles ont du mal à s’insérer dans le fédéralisme ethnique, dans un pays où les logiques migratoires internes entraînent un important brassage en milieu urbain (tout particulièrement dans la capitale, terminus migratoire national majeur avant les rares migrations internationales). Mais les grandes villes ne sont pas les seules concernées par une certaine inadaptation de la réforme fédérale aux situations locales.

34 En effet, la région des Nations, Nationalités et Peuples du Sud constitue selon S. Vaughan (2007) une fédération dans la fédération. Elle regroupe 56 groupes ethniques reconnus répartis en 21 unités administratives et se présente comme une mosaïque de territoires ethniques, dont les délimitations furent parfois difficiles à mettre en place. En 1991, le gouvernement de transition, soucieux de fixer rapidement les frontières administratives de la fédération [20], ne délimita que les frontières régionales, laissant aux Etats-régionaux le soin de déterminer par la suite le tracé des frontières internes. Dans la région sud, cette indétermination liée à une volonté de distinction ethnique encouragée par l’ethno-fédéralisme provoqua différents types de scissions territoriales. Les Silté, sous groupe guragé, cherchèrent à se séparer de la Zone guragé en faisant valoir leur spécificité, notamment religieuse, vis-à-vis des « maisons » (groupes) guragé dominantes. Pareillement, les Wolaita cherchèrent à recouvrer les limites territoriales de leur ancien royaume, peu visible dans la Zone du Semen Omo qu’ils partageaient avec leurs anciens vassaux (Planel, 2007 ; Vaughan, 2005).

35 En réaction à l’éclatement territorial en germe dans la structuration de cette région et en profitant des opportunités politiques offertes par le fédéralisme ethnique, le gouvernement fédéral chercha à favoriser les regroupements ethniques et territoriaux afin de concevoir un ensemble régional moins disparate et considéré comme plus viable [21]. Il tenta deux exercices de « construction ethnique » qui se heurtèrent localement à des réalités identitaires plus complexes et surtout plus dynamiques qu’il ne le concevait. Là où l’éclatement territorial paraissait trop important, de nouvelles entités englobantes furent décrétées. Entités territoriales d’abord, lorsque en 1997 le gouvernement fit fusionner les territoires du Kaffa et de Sheka ainsi que de Bench et de Majj (Vaughan, 2007). Les habitants du Sheka privés d’un accès direct aux ressources régionales au profit de leurs voisins du Kaffa provoquèrent en 2002 un violent conflit frontalier interne. Entités culturelles ensuite, lorsque le gouvernement voulu regrouper les peuples ométo [22] (wolaita, daoro, dorze et gamo) en un parti politique fédérateur et en un espéranto, le wogagoda[23], supposé rassembler ces peuples voisins (Planel, 2007). La seconde tentative reçue localement un accueil beaucoup moins favorable que le peu d’intérêt qu’avait suscité la naissance d’une nouvelle coquille politique vide. Le Wolaita profita de cette mesure pour reposer la question de son individualisation territoriale et, à la suite d’émeutes urbaines, il obtient son sur-classement administratif et se sépara de ses voisins du Nord Omo.

36 L’éclatement territorial constitue bien le caractère le plus spécifique de ce kellel[24]. Là où les autres régions, Amhara, Tigray et Oromo pour les principales, masquent mieux la diversité sociale et historique qui les compose, le kellel sud les inscrit dans son territoire. De fait, le fonctionnement politique, et notamment administratif de la région s’en trouve quelque peu modifié : l’échelon de la Zone (inférieur au kellel) y représente le véritable échelon d’appartenance ethnofédérale. Il confère plus qu’ailleurs dans la fédération une plus grande autonomie de gestion et permet un meilleur accès aux ressources nationales et régionales, si limité soit-il (Meheret Ayenew, 2002). On comprend mieux dès lors la persistance des revendications locales, silté ou wolaita.

37 En mettant de côté le caractère spécifique de la situation régionale du Sud, où le morcellement territorial témoigne autant d’une structuration spatiale héritée que d’un opportunisme politique très contemporain, l’on observe que la régionalisation de l’Éthiopie renforce les instances locales du pouvoir. Or la multiplication des redécoupages territoriaux perturbe l’ancrage des pouvoirs locaux, nouveaux garants d’un ordre ethno-fédéral nouveau.

2.2 Nouveaux territoires, nouveaux pouvoirs ?

38 Dans quelle mesure les nouveaux pouvoirs locaux demeurent-ils une émanation de l’État, comme ils l’étaient sous le Derg ? Et dans quelle mesure, au contraire, portent-ils des intérêts pluriels qui ne se réduisent plus au seul monopole d’un appareil politique ou au seul avantage d’un groupe social ? Actuellement le mouvement de décentralisation et de libéralisation engagé par l’Éthiopie n’entraîne pas un véritable renouvellement des pratiques politiques locales.

39 Et pourtant, les notabilités locales ont changé. L’arrivée au pouvoir du gouvernement de transition provoqua un phénomène d’épuration de l’administration locale, et de nombreux cadres du Derg furent jugés, condamnés ou exécutés. Ils furent alors remplacés par des membres actifs des fronts de libération armés mais également par des notabilités plus anciennes, foncières ou lignagères le plus souvent. Dans le Wolaita, le manque de renouvellement des cadres locaux est important. Les structures de gestion du territoire créées à l’occasion de la décentralisation intègrent des responsables locaux anciens. La récente Association de Développement Wolaita (WDA) est dirigée par les personnalités locales en poste dans la région depuis 1970 [25] !

40 La radicalité des refontes administratives des dernières années explique la raréfaction du personnel administratif compétent et la nécessité de réutiliser des encadrements territoriaux anciens. Ce phénomène favorise la permanence de pratiques administratives qui font parfois obstacle à la volonté de justice affichée par les politiques publiques. Ce manque de renouvellement de l’encadrement territorial public ne témoigne pas selon nous d’un dévoiement de l’appareil d’État mais bien d’un épuisement des ressources humaines de la fonction publique [26] et d’une pratique très éthiopienne de réappropriation des anciennes structures de commandement.

41 Au final, les hommes changent peu et les pratiques de la gestion publique n’évoluent guère. L’établissement de liste est ainsi une constante dans l’administration des affaires locales. Ces recensements de populations établis rapidement, à très grande échelle et en tenant compte de critères variables permettent à un agent extérieur d’entrer en contact avec une communauté. Réalisés par des représentants administratifs, ils ne favorisent pas toujours une véritable concertation entre les acteurs tant ils sont influencés par le poids des hiérarchies sociales, surtout à la campagne, et pénétrés par des pratiques clientélistes ou népotiques.

42 Les notables locaux au service des représentants de Menelik II avaient déjà coutume, dans le sud du pays, de désigner les paysans qui allaient être soumis au gult (voir note 5) et d’épargner ainsi leurs proches. Plus tard les administrateurs de l’empire géraient avec la même partialité les campagnes d’arpentage, la collecte des impôts, les recensements de populations... bref, l’ensemble des tâches qui réclamaient une bonne connaissance des populations locales pour l’administration centrale. C’est sous le Derg que l’établissement de ces listes devint un mode d’administration systématique permettant un bon fonctionnement du centralisme démocratique. Aujourd’hui les listes sont toujours en vigueur et relèvent de deux usages : un usages courant qui s’apparente à une tenue locale de l’État civil ou du cadastre, et un usage plus occasionnel lorsqu’un agent extérieur entre en contact avec les populations. C’est notamment le cas des ONG ou autres donateurs externes, y compris l’État, qui assistent les populations locales. Dans ce cas, la pratique de listes établies par les agents du qebelé permet des pratiques clientélistes iniques (Strauss, 2002 ; Webb, Von Braun, 1994,) : certaines personnes où catégories de personnes échappent totalement à l’assistance humanitaire, les bénéficiaires ne sont pas nécessairement les plus nécessiteux mais souvent les membres les plus influents de la communauté et enfin les rations distribuées varient également en fonction de critères de hiérarchie sociale et non simplement de critères économiques ou démographiques. À plus petite échelle, cette inégalité entre les groupes sociaux ou les individus d’une même communauté se retrouve entre les différents groupes ethniques, et donc depuis 1991 entre les régions (De Wall, 1997). D’après une étude conduite par Strauss (2002), le Tigré constitue la région qui reçoit le plus de dons, d’urgence ou d’aide au développement, alors qu’elle n’est pas la plus nécessiteuse. La responsabilité d’une répartition injuste de l’aide entre les régions relève directement de l’État central, et non des kellel, seul habilité par la Constitution à gérer l’aide internationale.

43 À Addis Abeba, sans qu’il soit question du rôle des listes, on remarque le même phénomène d’accroissement des inégalités entre les urbains en lien avec l’action de l’État qui, volontairement ou non, favorise la catégorie des riches urbains, relais d’une modernisation des paysages urbains décidée d’en haut. En effet, pour cette entreprise de modernisation accélérée de sa capitale-vitrine [27], le gouvernement fédéral oblige les commerçants, globalement considérés comme riches, à louer le sol en lease[28] et à y construire des bâtiments de type mall, sur plusieurs étages, s’ils souhaitent conserver les bénéfices de ce lease. Il en résulte une éviction des commerçants les plus fragiles (souvent des femmes, vendant des produits à faible valeur ajoutée : oignons, fruits et légumes, poteries, vanneries...) qui ne peuvent payer leur part pour la construction des malls et les revendent aux commerçants les plus riches de leur association (De Poix, 2007).

44 La politique mise en place pour le logement des plus pauvres et visant à moderniser l’habitat (constitué à 80 % de bâti considéré comme précaire) entraîne le même type de conséquence. La construction d’habitations à bas coût, sur deux ou trois étages, dans tous les quartiers centraux de la ville, entraîne la démolition des anciens quartiers surdensifiés. Leurs habitants n’ont cependant pas les moyens d’acquérir les logements construits à l’emplacement de leur ancien logement et sont contraints de se reloger en périphérie, loin de leur emploi ou de contribuer à l’accroissement des densités dans les quartiers voisins. Dans les deux cas, la perte d’une maison de qebelé constitue une fragilisation des plus pauvres et leur exclusion de la ville « moderne » ; les habitations à bas coût ne sont accessibles qu’aux classes moyennes et aisées. Les inégalités entre les urbains pauvres et les autres sont donc économiquement et spatialement croissantes dans une ville qui, jusque-là, ne connaissait pas la ségrégation socio-spatiale. Les agents des qebelé, souvent en première ligne dans la mise en place de ces politiques, entretiennent d’ailleurs les rumeurs d’éviction et la crainte grandit aussi vite que les luttes pour l’accès à l’espace urbain.

45 Depuis la capitale ou depuis les qebelé, les agents d’un État plus ou moins décentralisés perpétuent des pratiques socialement injustes lourdes de conséquences sur l’organisation de l’espace. L’émergence de représentants locaux d’une autre origine est pour l’instant difficile. Il n’y a guère que les Églises, et plus particulièrement les nouvelles Églises qui se montrent plus sensibles à l’équité sociale. Toutefois la forte concurrence à laquelle elles se livrent (courses « aux âmes » et au sol) en fait des agents de développement porteurs d’intérêts bien spécifiques.

Conclusion

46 Le Derg du général Menguistu Hailé Mariam, comme l’empire d’Haïlé Sélassié mirent en place une justice essentiellement redistributive, conçue dans l’unicité de point de vue et appliquée avec la toute puissance d’un État fort. Le Derg fit la démonstration exemplaire des capacités d’un État à identifier des inégalités et à mettre en place des politiques correctives, dont la radicalité n’a pas toujours garantie l’efficacité.

47 Si à bien des égards, l’actuel gouvernement a pu céder à des pratiques dirigistes, il a engagé un changement institutionnel profond qui l’oblige à utiliser des procédures nouvelles. Peut-on pour autant faire le constat qu’il applique une justice plus procédurale ? Les mouvements de décentralisation et de démocratisation de la société éthiopienne sont encore trop balbutiants pour que l’on puisse répondre à cette question. On observe néanmoins que les politiques publiques de lutte contre les inégalités évoluent dans leurs objectifs certes, mais dans leurs procédures également et peut-être dans leurs effets.

48 Enfin surtout, l’inscription des politiques publiques dans un cadre fédéral confère à toute action publique un caractère éminemment spatial, territorial plus exactement. Dotés d’une autonomie dans la gestion de leurs affaires internes, les États-régionaux pensent et appliquent différemment les politiques publiques. La question de l’égalité entre les espaces se pose en des termes radicalement nouveaux. À terme, la question ne se posera plus de réparer les injustices héritées du passé mais d’éviter que les inégalités entre les espaces, qui évoluent différemment dans la structure fédérale, ne deviennent des injustices au sens où elles parviendraient à bloquer le développement ou à accroître la pauvreté de certaines régions au profit d’autres. D’historique, la justice devient donc spatiale, par la territorialisation de l’espace éthiopien.

49 Cependant, le rôle de l’État en matière de conception et d’action de justice pose toujours problème. Si le gouvernement fédéral semble appliquer une justice plus procédurale, du fait notamment de l’émergence d’un mouvement de décentralisation et de l’émergence d’un échelon local — et plus simplement localisé — dans la nouvelle pyramide administrative, l’État, sous ses formes fédérales et régionales, est omnipotent en matière de justice. Rarement négociée la justice demeure un attribut régalien. La société civile, muselée ou inexistante, ne participe guère à cette nouvelle œuvre de justice dont les finalités interrogent. Les institutions du local demeurent inadaptées, l’ampleur des transformations qu’elles engagent actuellement, notamment à travers la réforme des wereda, est encore incertaine.

Notes

  • [1]
    L’EPRDF (Ethiopian People Revolutionary Democratic Front). En français, le sigle est moins utilisé (FDRPE, soit Front Démocratique et Révolutionnaire du Peuple Ethiopien). Il s’agit du principal parti politique éthiopien dont le chef, Meles Zenawi est à la tête de l’État, depuis 1991. Il est composé d’un regroupement de quatre partis « régionaux » : le Tigray Peoples Liberation Front (TPLF) d’où sont issus les principaux dirigeants actuels, l’Amhara National Democratic Movement (ANDM), l’Oromo Peoples Democratic Organization (OPDO) et le Southern Ethiopia Peoples Democratic Organization (SEPDO).
  • [2]
    Longtemps l’État a fait l’Éthiopie (Gallais, 1989) mais son emprise sur l’espace se renforce depuis le début du XXe siècle : l’empereur Menelik II bâtit le territoire, en agrégeant de vastes conquêtes territoriales au noyau choanais. L’empereur Haïlé Sélassié se donna la mission de moderniser le pays et de le faire entrer dans le concert des nations. Le général Menguistu à la tête du Derg se chargea de rétablir le droit des peuples et des nationalités en abolissant les privilèges de l’ordre injuste d’ancien régime. Et enfin, l’actuel gouvernement de Meles Zenawi prit le pouvoir afin de corriger les erreurs et les manquements divers du régime précédent. Il poussa plus loin l’œuvre de justice en ayant à cœur de corriger les inégalités régionales afin d’éviter qu’elles ne provoquent de futures injustices ; préoccupation préventive que n’avait pas le gouvernement précédent qui se contenta de corriger et non de prévenir les injustices.
  • [3]
    Longtemps l’Église orthodoxe et plus récemment l’État.
  • [4]
    Ceux qui se préoccupent d’égalité, tels le Derg ou le gouvernement actuel.
  • [5]
    Gouvernement de transition et gouvernement etno-fédéral actuel
  • [6]
    Soit près de cinq mois après la nationalisation des terres rurales.
  • [7]
    Allant de la simple coopérative agricole à la ferme d’État.
  • [8]
    Wolaita Agricultural Development Unit.
  • [9]
    Les partis d’opposition s’opposent aujourd’hui à la coalition au pouvoir, EPRDF, sur des thèmes fonciers, et pas uniquement ethniques.
  • [10]
    Système foncier de type lignager répandu sous l’Ancien Régime dans toute l’Éthiopie historique, septentrionale.
  • [11]
    Droit de lever un tribut, conféré par l’empereur à ses représentants dans les provinces de l’empire conquises au XIXe siècle.
  • [12]
    Nous parlerons ici essentiellement d’Addis Abeba, seule ville suffisamment importante pour que s’y développe, en 1970, un marché locatif important et des difficultés d’accès au foncier.
  • [13]
    Aujourd’hui encore, les maisons de qebelé ont des loyers de l’ordre de quelques birrs à quelques dizaines de birrs, toujours inférieurs à 100 birrs.
  • [14]
    Après avoir fortement décliné au moment de la terreur rouge de la fin des années 1970, l’apport migratoire dans la croissance de la capitale reprend de plus belle, connaissant des pics réguliers en lien avec les famines localisées ou généralisées des années 1980.
  • [15]
    Au Mercato principalement, immense quartier résidentiel dense situé autour du marché principal.
  • [16]
    Échelon administratif immédiatement supérieur aux qebelé.
  • [17]
    Il faut noter que la préoccupation ethnique ne date pas de l’arrivée au pouvoir de l’EPRDF : la création en 1983 d’un Institut pour l’étude des nationalités éthiopiennes est l’œuvre du Derg ; cet institut a entrepris d’établir entre autre un inventaire des nationalités éthiopiennes sur lequel le Derg s’est appuyé pour modifier, en septembre 1987, le découpage administratif du pays.
  • [18]
    Cette particularité commune aux deux villes ne doit pas faire oublier que la première, avec des 3,5 millions d’habitants, est treize fois plus peuplée que la seconde.
  • [19]
    Nom du village oromo antérieur à l’implantation de la capitale impériale de Menelik II.
  • [20]
    Et de contrôler rapidement les échelons du pouvoir local, selon S. Vaughan (2007).
  • [21]
    Au contraire, au début de la mise en place de la fédération le gouvernement provisoire et EPRDF avaient cherché à diviser les forces politiques locales afin de mieux les rallier à la structure d’EPRDF. Le critère ethnique avait alors fonctionné dans le sud comme un facteur d’éclatement territorial, alors qu’il représente dans la région omo un facteur de cohésion territoriale venant masquer l’hétérogénéité sociale de l’ensemble oromo, davantage exprimée à travers la diversité des partis politiques en émanant.
  • [22]
    Le terme désigne un sous groupe linguistique des peuples de l’Omo. Il recouvre également une parenté culturelle qui fait débat (Bureau, 1984).
  • [23]
    Espéranto regroupant les langues de l’ensemble ométo, à savoir les langues du Wolaita, du Gamu-Goffa et du pays Daoro.
  • [24]
    Le kellel est une Région-État de l’Éthiopie fédérale.
  • [25]
    Avec la mise en place du programme de modernisation agricole, WADU.
  • [26]
    Phénomène qui est aujourd’hui renforcé par les politiques linguistiques de l’ethno-fédération. Chaque kellel utilise une langue qui lui est propre, ce qui empêche toute mobilité régionale dans la fonction publique et condamne les régions de faible encadrement scolaire à une administration de médiocre qualité.
  • [27]
    Au début des années 2000, la construction d’un nouveau terminal pour les vols internationaux à l’aéroport de Bolé et la mise en place d’une Ring Road, brillamment éclairée mais sous-utilisée, sont des reflets de cette politique de l’apparence visant à faire de la capitale la vitrine de la modernité du nouveau pouvoir politique.
  • [28]
    Au milieu des années 1990, la menace de l’attribution d’un grand terrain du centre-ville à une société malaise, censés valoriser cet espace situé à proximité immédiate du grand marché de la capitale, a encouragé les commerçants à s’associer pour permettre d’éviter l’éviction en louant le sol en lease.
Français

Depuis le milieu des années 1970, les gouvernements éthiopiens successifs s’imposent comme les garants d’une justice nouvelle, censée réparer les injustices du passé. En fixant institutionnellement le cadre du juste et de l’injuste, l’État fige des inégalités jusque-là mouvantes. Et c’est à travers des institutions spatialisées, échelons locaux de l’État, que la justice s’impose. Ainsi spatialisée, la justice d’État devient plurielle dans le cadre du récent État fédéral. Cette étude de cas permet de poser la question, à l’échelle d’un État, du choix entre justice dite procédurale et justice redistributive.

Mots-clés

  • Éthiopie
  • État
  • politiques publiques
  • réformes administratives
  • justice
  • institutions locales

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Solène de Poix
Université Paris Ouest Laboratoire de Géographies Comparées des Suds et des Nords, GECKO (EA 375) Laboratoire Gecko 200, avenue de La République 92001 Nanterre cedex
solenedepoix@wanadoo.fr
Sabine Planel
IRD / Laboratoire de Géographies Comparées des Suds et des Nords, GECKO (EA 375) Université Paris Ouest Laboratoire Gecko 200, avenue de La République 92001 Nanterre cedex
sabine.planel@ird.fr
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/ag.665.0138
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