CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Marqueur de l'intervention de l'homme sur l'espace tout autant qu?élément de construction physique des territoires ou lieu de l'intime et du domestique, l'habitat est un objet incontournable de l'étude des sociétés humaines, quelles que soient les aires culturelles, les périodes, les architectures ou les groupes considérés. Si la plupart des disciplines des sciences sociales et humaines se sont logiquement intéressées à l'habitat, l'usage du terme est pourtant loin d?être univoque. Comme notion, concept ou objet d?étude et de recherche concret, l'habitat est polysémique par essence. Souvent employé comme synonyme de logement, de domicile ou de milieu de vie, ses définitions sont loin d?être stabilisées et oscillent selon les auteurs, les disciplines, les périodes et les contextes. Pour ne s?en tenir qu?à quelques définitions récentes issues de la littérature scientifique française, il peut tout autant correspondre à un « système de relations entre des éléments architecturaux, techniques et sociaux » (CRH, 1989), qu?aux « liens multiformes qui se nouent autour du logement » c?est-à-dire « un ensemble de pratiques sexuées et bien socialement différenciées » (Segaud et alii, 2003, p. VII). Lorsqu?il est étudié au sens du logement, il peut être utilisé dans sa dimension économique ? comme bien de consommation et de patrimoine par exemple ? ou dans sa dimension juridique ou sociale, comme un domicile, un abri à partir duquel le citadin dispose d?un droit de cité (Pichon, 2002).

2 La géographie humaine s?est construite autour de questions relatives aux relations associant l'homme à son milieu et a très précocement intégré l'habitat, et notamment l'habitat rural, comme l'un de ses objets d?étude privilégié. Jusqu?à la moitié du siècle dernier, la géographie de l'habitat a même pu apparaître comme une sous discipline constituée au sein de l'ensemble du champ géographique. Pour autant, les approches géographiques de l'habitat n?ont pas été épargnées par les variations de sens. Comment en effet associer la définition de Max Sorre pour qui l'habitat représente un environnement humanisé et se comprend comme une organisation de l'espace et de ses différentes formes de peuplement (Sorre, 1943) ; celle des auteurs du début des années 1960 étudiant les grands ensembles en faisant intervenir dans leur construction typologique les nombre de logements, les dispositions au sol des bâtiments et les durées de construction (Georges, 1963 ; Bastié, 1964) ; ou celle plus récente des lieux domestiques abordés comme des espaces géographiques dans lesquels les occupants vivent leur environnement intime, le façonnent et l'aménagent (Staszak, 2001), en intégrant les apports de l'ethnologie en la matière (Bourdieu, 1970) ? Bien plus, dans les années 1960 et 1970, alors que l'habitat et le logement deviennent un objet central des études urbaines réalisées par la plupart des disciplines des sciences humaines, cette question disparaît au sein de la géographie urbaine, au moment même où la discipline affirme son statut de science de l'organisation spatiale des sociétés et revendique ouvertement son intégration parmi les sciences sociales (Claval, 1977). Ce n?est que récemment, à l'aube des années 2000, que l'on voit à nouveau émerger un intérêt des géographes pour l'habitat, dans une période où celui-ci est devenu une question sociale à part entière, convoquant les géographes urbains à de nouveaux positionnements théoriques et pratiques. L?étude des approches de l'habitat urbain en France par les géographes a donc une forte portée heuristique pour la connaissance de la discipline.

3 Nous nous proposons ici de dresser un aperçu des logiques par lesquelles les géographes ont été conduits tout au long du XXe siècle à construire et à mobiliser des thématiques, des notions et des concepts variés pour aborder les questions relatives à l'habitat et au logement dans les villes françaises. Les facteurs propres à la dynamique de la discipline interférent avec des éléments historiques contextuels et expliquent les raisons pour lesquelles la géographie urbaine française s?est, tout au long du XXe siècle, progressivement détachée de la question de l'habitat, pour mieux y revenir aujourd?hui. En ce sens, les mouvements épistémologiques de la géographie de l'habitat sont en phase avec les oscillations des contextes et des logiques savantes et communes ayant contribué à l'évolution de la géographie dans son ensemble. Les approches géographiques de l'habitat urbain nous semblent donc devoir être interrogées dans une démarche d?épistémologie de la discipline, en ce qu?elles reflètent son écartèlement entre une approche humaniste et une description physique de l'espace, et permettent de dégager des modèles de pensée disciplinaire. Mais, pour être comprises, ces approches doivent aussi être contextualisées par les cadres institutionnels dans lesquels elles ont vu le jour. En effet, si les géographes français, ont été influencés par les démarches allemandes (Ratzel) ou nord-américaine (écologie urbaine de Chicago), ils se singularisent aussi par une histoire disciplinaire spécifique marquée par l'intégration progressive de la géographie à l'université, l'émergence de l'agrégation, le passage rapide d?une société à dominante rurale à une société urbaine, l'institutionnalisation de l'aménagement du territoire.

4 Un siècle de géographie française, de 1900 à 2000, nous a permis de constituer un corpus de textes importants (mais non exhaustifs) permettant de discerner des tendances et de repérer les facteurs les plus significatifs. Cette période charnière pour la géographie permet également de mesurer les évolutions thématiques récentes. La fin de la Seconde Guerre mondiale marque de façon durable l'organisation académique, institutionnelle et intellectuelle de la discipline. Notre démarche tient compte de cette rupture. Ainsi, durant la première moitié du siècle, les approches s?inscrivent encore dans les cadres tracés par une géographie ruraliste et régionaliste (partie 1). Mais l'après-guerre est un tournant dans la discipline, dans la mesure où la France s?engage dans une urbanisation rapide et massive, alors que la production du logement tend à se standardiser avec la période de reconstruction. De facto, la question de l'habitat et du logement s?intégrera plus radicalement dans la question urbaine, en s?effaçant comme composante à part entière d?une géographie de plus en plus éclatée en thématiques diverses (partie 2).

1 Avant 1945 : un difficile prolongement au fait urbain

5 On ne saurait comprendre les approches de l'habitat urbain d?avant-guerre sans les associer aux études rurales  [1]. Dans les campagnes, les géographes questionnent l'habitat en mettant en relation la « maison » avec son environnement naturel et social. Telle la typologie des « maisons outils » de Demangeon (1920), les formes architecturales des « maisons », leur disposition au sol ou les matériaux de construction sont abordés comme signifiants des métiers et des professions des habitants, voire de leur mode de vie. Ces cadres méthodologiques auront valeur de modèles pour tout géographe sensibilisé aux questions d?habitat. Mais l'intégration des dimensions résidentielles, des formes architecturales ou des rapports entre l'homme et son milieu provoquera un certain désarroi des auteurs, dès lors qu?il s?agira de les associer aux approches urbaines. Cette difficulté donnera lieu à des prises de postures théoriques et problématiques que l'on peut interpréter comme autant de modes de contournements de la question de l'habitat en ville.

1.1 Le quartier : un échelon de peuplement

6 La première posture met en avant les quartiers urbains et leur composition sociale, que l'on étudie en faisant appel à l'histoire locale. En bien des aspects, cette approche rejoint les préoccupations planistes de répartition et d?égalité entre les espaces, en ce que les quartiers, souvent délimités dans un contexte administratif, constituent l'échelon des statistiques officielles de l'époque. Le territoire ainsi délimité offre un cadre écologique propice à l'implantation de populations et d?équipements.

7 Une illustration de cette thèse nous est fournie par Albert Demangeon dans son ouvrage Paris, la ville et sa banlieue (1933). Au chapitre IV, il y aborde une description des quartiers de Paris (5 pages) et de communes de banlieue (14 pages). C?est à Paris qu?il témoigne de son désarroi : « Un homme de la province ou de la campagne qui vient pour la première fois à Paris et qui visite la banlieue recueille la vague impression qu?il se trouve un peu partout dans la même ville. Il règne une sorte d?uniformité grandiose au sein de cette accumulation d?hommes qui, presque tous, exercent des métiers éloignés de la terre, dans ce corps immense qui ne subsiste que par la coordination artificielle de toutes ses fonctions, dans ce labyrinthe de rues que parcourt le même réseau de circulation, dans cette masse de maisons pressées les unes contre les autres et presque toutes semblables ». Mais « en réalité cette vaste cité n?est que l'assemblage de communautés plus petites ayant chacune leur personnalité et dont les habitants conservent entre eux, soit par leur occupation, soit par leurs habitudes sociales des affinités particulières » (p. 40). Ainsi, non seulement l'habitat n?est jamais mentionné dans son livre, mais lorsqu?il décrit des quartiers de Paris (en deux parties : le centre et les quartiers excentriques), cet item n?occupe qu?une très rapide mention alors que l'histoire et le commerce structurent la description.

8 Mais ce sont surtout les travaux de Raoul Blanchard qui traduisent le mieux la façon dont les cadres et les méthodes des études rurales pèsent sur les approches urbaines de cette période. Chez Blanchard comme chez Demangeon, l'indétermination sociale de l'habitat urbain est contournée par un changement d?échelle, en abordant les problématiques du peuplement et des rapports entre l'homme et le milieu par l'intermédiaire du quartier. Son étude urbaine de Grenoble (1911) est une application de la théorie de Vidal de La Blache sur les capitales économiques régionales. Blanchard, qui établit et cultive dans la capitale dauphinoise des relations avec les dirigeants de l'économie, n?est guère éloigné d?une perspective d?action. Il propose une typologie des quartiers qui prend en compte le peuplement et donc le fait résidentiel. Mais il s?appuie pour cela sur ses expériences antérieures de terrain en milieu rural, notamment ses travaux sur la vallée du Queyras (1909) dans lesquels il met en jeu la disposition des maisons par rapport au milieu naturel et au milieu social, tout en analysant leur orientation, leurs matériaux de construction et les processus de dépopulation de certains bourgs. En ville, comme dans le milieu rural, ce sont les effets en chaîne des vagues de peuplement sur l'habitat, les quartiers, et l'économie locale qui suscitent son intérêt. Mais l'étude des types d?habitat n?émerge timidement qu?à la fin de l'étude, dès lors que les quartiers ont été identifiés par l'origine et la profession des habitants.

9 Il débute son parcours par le quartier de La Tronche, ce « vrai faubourg de résidence de Grenoble (?) où des bourgeois de Grenoble ont constitué de beaux domaines, maisons de plaisance doublées d?une exploitation agricole » (p. 154). Il le prolonge vers les faubourgs et le quartier de la route de Lyon dont il décrit minutieusement la morphologie : « l'aspect est très méridional, celui des bourgades perchées de Provence, avec les hautes maisons serrées de trous à quatre étages, les toits presque plats de tuiles décolorées tout hérissés de cheminées ; le manque de place sous les places raides a contraint à cet entassement qui rappelle celui des bourgades fortifiées » (p. 137). Il souligne la présence « d?étrangers très pauvres parmi lesquels se recrutent les ouvriers non qualifiés ». Enfin, son cheminement aboutit au quartier Très Cloître puis dans le c?ur du vieux Grenoble où il aborde l'exiguïté des places, la densité, l'élévation des maisons, l'étroitesse des rues, les trottoirs minuscules, le « bariolage des boutiques » et la monotonie de l'architecture, avant de rendre compte de la part des principales professions et des nationalités étrangères. Ce parcours lui permet ainsi de distinguer « des quartiers de commerce et des quartiers d?affaires, demi-bourgeois ou bourgeois, des quartiers d?ouvriers français et d?autres d?ouvriers étrangers, des faubourgs de résidence de catégories variées » et de considérer l'industrialisation comme « un facteur essentiel de différenciation de l'organisme urbain » (p. 158).

10 Cette étude aura de l'importance au sein de la discipline, puisqu?elle lui permettra, quelques années plus tard, d?être le premier géographe à proposer une « méthode de géographie urbaine » publiée dans la revue La Vie Urbaine (1929). Dans son article, la fonction résidentielle s?efface au profit d?une « détermination des éléments d?ordre physique ou humains sous l'influence desquels le noyau urbain s?est constitué et fixé, l'examen des réactions que cet organisme présente sous l'effet d?évènements historiques, et l'étude des formes actuelles de la vie confrontées avec les facteurs géographiques et politiques » (p. 302). L?évolution urbaine donne lieu à l'étude des plans « aussi détaillés que possible » (p. 316). « Puis viennent les recensements qui permettent d?établir la densité, le nombre d?habitants par quartiers, par rues, au besoin par maison » (p. 316). Ce n?est qu?après avoir évoqué les différents rôles des villes (commercial, industriel, agricole, administratif, militaire, intellectuel) qu?il mentionne la possibilité d?une étude des « régions naturelles de la ville que sont les quartiers avec leur raison d?être, leur physionomie, leur type de peuplement ». Mais les différentes formes d?habitat et leurs caractéristiques sociales ne sont pas relevées. En définitive, le quartier dans sa définition statistique devient l'échelle minimale du géographe. Ce découpage semble tout à fait disposé à fonctionner dans le cadre du zoning fonctionnel (dont les périmètres administratifs sont perçus comme indiscutables) mis en ?uvre plus tard par les plans d?aménagement.

11 Au final, cette posture, illustrée ici par les travaux de Demangeon et Blanchard, visant à contourner l'étude de l'habitat urbain par une intégration dans le quartier, montre les difficultés du géographe de cette première moitié de siècle à aborder les aspects résidentiels dans son étude de la ville. Tirant ses modèles de son expérience en milieu rural, il étudie l'habitat au sein de cadres peu adaptés au contexte urbain.

1.2 L?habitat : un indicateur des modes et des genres de vie

12 Une seconde posture se fonde sur une approche de l'habitat comme élément d?appropriation par les hommes de leur propre milieu, physique et social, y compris professionnel et ethnique.

13 Un premier courant, que l'on peut qualifier de charnière entre les différentes postures, s?inspire de la méthode monographique de Le Play en abordant l'espace à partir du logement dans une perspective hygiéniste. En milieu urbain, l'étude des quartiers reste encore centrale. Mais, et différemment de la posture précédente, pas tant parce qu?il constitue un échelon pertinent du peuplement, que parce qu?il est le lieu de la cohabitation et de l'adaptation de l'homme à son milieu. Dans cette démarche, ces deux dimensions renvoient à la construction du territoire.

14 Les travaux de Jean Brunhes sont emblématiques de ce courant. Dans son introduction à la « Géographie sociale » (1925, p. 783), il fournit une belle illustration de cette démarche. Il y évoque directement et exclusivement les travaux de l'école de Le Play. Il confronte alors l'organisation sociale observée dans la péninsule Ibérique avec des exemples tirés de sa thèse sur l'irrigation et « la désorganisation sociale de l'agglomération industrielle née de la houille », citant Le Play et Bertillon. « Tandis que les êtres humains semblent de plus en plus massés les uns contre les autres, ils sont en réalité de plus en plus séparés les uns des autres par les exigences même de la géographie sociale des grandes villes. Dans la maison urbaine d?autrefois, les divers étages étaient occupés par des gens de très différentes conditions et le voisinage créé par la vie sous le même toit les rapprochait. Aujourd?hui riches et pauvres ne vivent plus dans la même maison ; ils ne vivent même plus dans le même quartier, nous serions presque tentés de dire dans la même ville. Car ce sont des villes distinctes qui se sont constituées par les zones urbaines des grandes cités, zones qui se classent et se différencient par la différence des métiers et surtout des conditions, villes juxtaposées qui sont dans la même ville, étrangères les unes aux autres et dont les habitants deviennent trop souvent hostiles les uns aux autres » (p. 798).

15 Brunhes est aussi attentif au sens du collectif fondé sur la proximité et les habitudes. Or la ville exprime négativement ce collectif pour ce qui concerne la géographie des maladies. Ceci le conduit à énoncer que « l'hygiène c?est l'air, c?est l'eau, c?est le soleil, etc., c?est donc la géographie » (p. 871). Ainsi il souligne que « les études d?hygiène sociale ne peuvent être fécondes que dans la mesure où elles s?appuient sur une connaissance précise des conditions physiques et sociales générales » (p. 872). C?est à ce titre qu?il cite abondamment les recherches de Paul Juillerat qui confronte les taux de décès par tuberculose dans deux quartiers parisiens, Saint-Merri et les Champs-Élysées, différenciés par la densité d?habitation et la richesse.

16 Mais on ne trouve guère chez Brunhes d?échelle de description inférieure au quartier. Dans le volume d?illustration de son manuel de Géographie humaine, la partie consacrée à la ville, ne permet pas de repérer des types d?immeubles à l'exception d?une baraque de la zone. C?est donc à l'échelle de la ville, du village ou du quartier qu?il considère l'échelon territorial à partir duquel il propose d?étudier l'adaptation de l'homme à son milieu. La culture technique locale dont témoigne par exemple la carte des toits qu?il réalise avec Pierre Deffontaines exprime bien sa posture au carrefour de l'ethnologie et de la géographie. Si une telle approche intègre le fait résidentiel dans le territoire, elle peine à s?appliquer au milieu urbain dans lequel les citadins expriment différemment leur ancrage territorial, ce qui implique des observations effectuées à d?autres échelons que celui du quartier.

17 La reproduction des approches rurales en milieu urbain par des études détaillées des évolutions des formes architecturales des maisons urbaines permettra ce changement d?échelle. Les études privilégient alors l'observation de l'immeuble et du logement. Un bon exemple de ce type d?approche nous est fourni par la thèse du Commandant Raymond Quennedey au titre éloquent L?habitation rouennaise, Étude d?histoire, de géographie et d?archéologie urbaines, soutenue en 1926 à l'Université de Paris. La référence à l'histoire et l'archéologie marque la volonté de l'auteur d?inscrire l'évolution de la ville dans celle des transformations des formes de son habitation. Dans une démarche teintée d?évolutionnisme, l'auteur analyse les composantes morphologiques de l'immeuble rouennais au regard des conditions naturelles du contexte, car « la maison a pour fonction essentielle de constituer un abri » (p. 2). Dans ce cadre, les caractères constructifs du bâti résultent des matériaux du sous-sol et de la surface, tandis que les conditions atmosphériques « déterminent les formes et les dispositions extérieures de l'abri » (p. 25). Quant aux formes architecturales de la maison, elles sont étudiées en tant que signifiant des évolutions des modes de vie (qui ne sont pas observés, mais déduits des distributions des pièces des logements ou de leur mobilier) et, comme dans les campagnes, des associations étroites entre professions et habitations. Ainsi, le XVIIIe siècle marque une césure, car c?est la période où les habitations vont se différencier nettement selon les professions exercées. Pour Quennedey, ce fait « marque la complexité croissante des fonctions urbaines et constitue l'un des premiers phénomènes des temps contemporains » (p. 350). Ainsi apparaît la maison du riche bourgeois, celle des professions libérales, de l'artisan, du drapier, des tisserands ou des teinturiers. Les unes se distinguant des autres par l'organisation des appartements, l'existence de « salles », de « cabinets de travail » ou d?une boutique par exemple. Une incursion plus précise dans les appartements permet à l'auteur de constater que les pièces de l'habitation moderne se sont constituées au XVIIe et XVIIIe siècle afin d? « affecter [à] chaque occupation un local spécial et [de] donner à chacun sa chambre ». Cette évolution a provoqué « la dissociation des fonctions autrefois attribuées à une même pièce et la multiplication des chambres ». Elle « exprime la complexité croissante de la vie et des m?urs » et s?est traduite par « l'élévation de la maison et son cloisonnement intérieur » (p. 238). Dans cette logique, les composantes sociales de la ville sont donc déduites de l'architecture des maisons et de l'organisation des logements : la forme caractérise l'occupation et non l'inverse.

18 Enfin, un dernier courant se rattachant à cette posture s?intéresse davantage au peuplement des villes qu?aux formes architecturales des maisons. Malgré son apparition plus tardive, il se rapproche néanmoins du précédent par une démarche imprégnée des études rurales. Les facteurs explicatifs de l'habitat relèvent tout autant des conditions naturelles du contexte que du milieu social. Les travaux de Maximilien Sorre en constituent un bon exemple. Dans son ouvrage Les fondements biologiques de la géographie humaine (1943), Sorre représente l'habitat urbain dans la continuité des « grands villages agricoles » (p. 174), tout autant que dans leur différence compte tenu que la ville « s?oppose au village qui est enraciné sur un territoire dont il tire la substance » (p. 178). Les « fonctions urbaines » qu?il aborde au chapitre VII ne comprennent pas la dimension résidentielle, bien qu?il distingue les fonctions sociales (militaires, spirituelles, politiques), les fonctions d?échange et industrielle. De même, au chapitre XI, lorsqu?il traite de la population des grandes villes et des fonctions internes, il n?aborde guère le logement alors qu?il est question de l'énergie, de l'eau, de l'approvisionnement en vivres, de l'organisation des loisirs, de la circulation. Le milieu humain qu?il décrit se caractérise davantage par la densité, le climat, les rythmes urbains, la croissance démographique. Au chapitre VIII, Sorre s?intéresse au plan des villes, dont il relève l'impact de la ségrégation ethnique exemplifié notamment par la carte de Chicago publiée par Halbwachs en 1932, et par l'expérience marocaine. Mais nulle typologie sociale de l'habitat urbain n?apparaît dans cet ouvrage qui aborde la question uniquement sous l'angle de la diversité ethnique des quartiers.

19 En définitive, les écrits de Maximilien Sorre, s?ils concernent peu la ville en tant qu?écosystème, en contiennent les promesses, dans le prolongement des études hygiénistes dont on aurait atténué le déterminisme physique univoque. L?attention au genre de vie, qu?il définit comme une combinaison de techniques en ajustement constant face au milieu, laissant une empreinte par le mode d?alimentation et plus largement le rapport au corps, est riche d?hypothèses pour le milieu urbain. Dans un article publié en 1948 dans les Annales de Géographie, Sorre présente brièvement les caractéristiques du genre de vie de « la famille du rail » dont le rapport au milieu est fondé sur la circulation. Il évoque comme genre de vie mixte, à la frontière du rural et de l'urbain, « une cité ouvrière en pleine campagne au voisinage d?une usine où le rythme de la vie obéit à la marche des ateliers, une cité de cheminots à un point de croisement ou de rebroussements, un coron minier à proximité d?une fosse dans les Charbonnages du Nord » (p. 202). Enfin, « dans l'analyse même de ces monstres urbains, caractéristiques de notre âge, la spécialisation de certains quartiers à l'intérieur de l'agglomération nous amène à considérer des genres de vie secondaires en relation avec le niveau de vie des groupes et la profession car il faut toujours en revenir à la profession et au pli qu?elle imprime » (p. 203). De même que chez Quenedey ou Brunhes, cette proposition ne déconnecte donc pas le fait résidentiel et le fait professionnel. Mais elle court le danger d?assimiler trop systématiquement l'un à l'autre, en rendant impossible une géographie de l'habitat détachée de phénomènes spécifiques comme les cités ouvrières.

20 Durant cette première moitié de siècle, les tentatives d?application des cadres classiques de la méthode de la géographie de l'habitat rural aux contextes urbains ne vont donc pas de soi. Cette vision construite au fil des observations naturelles et sociales des campagnes est largement inadaptée aux réalités de la ville. Ainsi, la géographie de l'habitat urbain reste-t-elle avant la guerre dans l'impasse, alors que la croissance des villes devient un fait marquant de la société française de l'époque et que l'urbanisme s?est déjà bien structuré sur un plan professionnel.

2 Après 1945 : effacement et intégration thématique

21 Après la guerre, la discipline s?institutionnalise dans un mouvement qui est en fait engagé dès 1941 avec la création de l'agrégation de géographie. Mais, cette reconnaissance, loin d?encourager une « unification » de la discipline, va à l'inverse contribuer à son éclatement (Robic, 2006). La diversité des thématiques et des sous-disciplines géographiques aura paradoxalement pour conséquence de raréfier les études portant sur les relations qu?entretiennent l'homme et son milieu et celles se revendiquant d?une géographie de l'habitat. L?objet n?apparaît plus comme un concept théorique et un signifiant géographique. En d?autres termes, à partir des années 1950 la spécificité d?une approche géographique de l'habitat disparaît. Quels sont les facteurs de cet effacement ?

2.1 Une standardisation de l'habitat urbain

22 Diversification des thématiques et intégration dans une approche urbaine ne signifient pas que les approches classiques de l'habitat présentées précédemment disparaissent totalement. Cependant, la démarche typologique, la description fine des « maisons » visant à faire apparaître les particularismes régionaux, va se heurter à la standardisation des formes architecturales provoquée par l'industrialisation et la production de masse du logement d?après-guerre, qui en s?intensifiant jusqu?au début des années 1970 pour résoudre la crise du logement reproduira à l'identique les formes de bâtiments résidentiels.

23 Réactualisant en 1959 sa Géographie des villes dont la première édition fut éditée en 1936, l'historien de l'art et urbaniste Pierre Lavedan le concède dans le chapitre consacré à la maison urbaine : « Le régionalisme local est en voie de disparition » (p. 166) ; « Surtout l'emploi de matériaux synthétiques, notamment du béton armé, ne cesse de s?affirmer et impose à toutes les façades un aspect plus ou moins uniforme (?). L?affranchissement des formes locales accompagne celui des matériaux locaux » (p. 167). Cela signifie-t-il l'abandon des particularités locales en ville, particularités qui constituaient le socle de la géographie de l'habitat classique ? Pierre Lavedan répond par la négative. Pour lui, les conceptions artistiques particulières à un peuple, l'?uvre de l'architecte imposeront toujours des particularités (p. 168). Mais la suite de son étude, dans le droit-fil des travaux ruralistes appliqués à l'urbain, dans laquelle il présente successivement les hauteurs des « maisons », leur âge, l'hétérogénéité des constructions, les équipements, s?appuie davantage sur des édifices d?avant-guerre que sur la standardisation encore naissante.

24 De fait, reproduire les méthodes et les approches de l'habitat rural pour étudier « la maison urbaine » dans cette période n?est guère aisé. Pourtant, l'enjeu institutionnel d?une véritable approche de l'habitat urbain est toujours reconnue dans les années 1950, comme l'atteste par exemple le contenu du cours d?agrégation de géographie humaine de Jean Tricart (1954) qui porte explicitement sur l'habitat rural et l'habitat urbain. La première partie de son enseignement s?appuie sur les acquis de la géographie régionaliste d?avant-guerre. Dès l'introduction de la seconde partie, il souligne les difficultés à reproduire ces approches sur l'habitat de la ville, dans un argumentaire qui n?est pas sans rappeler celui utilisé par Demangeon dans les années 1920 : « Les perpétuelles modifications de la vie en ébullition la rendent aussi plus difficile et l'étude de l'habitat urbain ne peut prendre la forme systématique adaptée à l'analyse d?autres processus anthropogéographiques au rythme plus lent, comme l'habitat rural ou les genres de vie » (p. 2)

25 Jean Tricart déplore cependant que l'essentiel des travaux sur l'habitat n?ait porté pratiquement que sur l'habitat rural ou « que la maison urbaine a été définie négativement, en opposition avec la maison rurale » (p. 6). En s?appuyant sur une critique de « la conception classique de l'étude de la maison rurale », c?est-à-dire la maison-atelier et l'esprit archéologique ? telle que celle de Quennedey par exemple ?, il en appelle à l'observation du « contenu social » de la maison urbaine. Cependant, dans la continuité des approches classiques, la méthode proposée consiste toujours à s?appuyer sur les matériaux de construction et le plan (de la maison) pour traiter des « éléments géographiques de la construction urbaine ». Cette démarche, et notamment la description des matériaux, le conduit néanmoins au constat que l' « évolution technique tend donc vers la standardisation de plus en plus poussée qui a pour effet d?uniformiser les types de bâtiments dans les pays à économie commercialisée » (p. 12). Il conclut cependant à une diversité récente des types d?habitats urbains. Mais, contrairement à ce que suggère Lavedan, la diversité ne relève pas ici de particularités architecturales régionales, mais des structures urbaines résidentielles sous les effets des progrès techniques dans la construction qui différencient immeubles anciens et modernes, des systèmes économiques utilisés pour la construction ou des oppositions de classes de plus en plus poussées dans la société capitaliste.

26 Il est vrai qu?à l'époque, le renouvellement du parc immobilier était balbutiant. Les constructions de masse qui allaient succéder n?occupaient pas encore le paysage urbain et, aussi bien Lavedan que Tricart, ne conçoivent pas en France des immeubles collectifs uniformisés ayant vocation à loger plusieurs centaines de ménages. De ce fait, la typologie de l'immeuble d?habitation proposée par Tricart exclut quasiment les immeubles collectifs de grande hauteur. Elle est construite selon une logique planimétrique (en bloc central, local accolé ou profondeur) ou dans une logique économico-sociale (extra ou para-capitaliste, capitaliste, socialiste). La première lui permet de décrire avec précision la disposition au sol du bâtiment, la seconde inclut des caractéristiques sommaires de résidents.

27 Au bout du compte, dans les années 1950, on assiste à une prise de conscience d?une uniformisation de l'habitat urbain qui ne permettra plus de reproduire à l'identique les méthodes de la géographie de l'habitat classique, afin de souligner les particularités régionales du paysage urbain. Mais ces méthodes restent tout de même une référence obligée, y compris chez Jean Tricart qui, tout en introduisant dans son cours une dimension sociale et économique à l'habitation, donne beaucoup d?importance aux matériaux et à la disposition au sol des bâtiments.

28 Il faut sans doute voir dans cette volonté, la conviction ancrée que la géographie est l'histoire du présent, qu?elle doit par conséquent prendre en compte l'influence du passé pour comprendre l'espace contemporain. En ce qui concerne l'habitat, Pierre George le formule explicitement dans son Précis de géographie urbaine publié en 1969 : « La maison urbaine du vieux centre urbain est l'héritage de la classe sociale qui a bâti et façonné la ville avant l'époque industrielle. Il est fréquent aujourd?hui (?) que ces maisons, maintenant vieillies, soient dégradées, occupées par des catégories sociales déshéritées, ou converties en bâtiments utilitaires » (p. 83). En 1984, Robert Hérin considère « l'espace architectural » comme une composante à part entière de l'espace social : « Tel îlot urbain (?) par la morphologie des immeubles (nombre d?étage, nature des matériaux, etc.), leurs couleurs, leur exposition, leur décoration (?) reflète dans le durable de la construction, des caractéristiques sociales de la population pour laquelle il a été construit. (?) Les classes dominantes inscrivent dans la pierre et par l'architecture leur réussite économique et leur domination sociale et politique » (p. 123).

29 En conséquence, si le contenu social évolue, il n?en demeure pas moins que l'aspect formel du bâtiment garde les traces du passé. Un regard sur la forme est donc une étape incontournable de la démarche géographique. Mais ce regard prendra de moins en moins en compte les caractéristiques des matériaux de construction pour davantage se focaliser sur la disposition au sol.

2.2 Un habitat formaté par les sources

30 En 1964 encore, des thèses comme celle de Jean Bastié, étudiant la croissance de la banlieue parisienne à partir notamment des lotissements et des grands ensembles, accorde toujours une grande importance aux matériaux, mais tout en l'associant à la dimension sociale et urbanistique des habitations : « Les lotissements à population plus modeste (?) sont bien plus hétérogènes (?). Les matériaux sont très divers : parpaings, agglomérés, briques, etc., mais le plus répandu, le matériau par excellence du pavillon moyen, est la meulière brune et rugueuse (?). Plus l'habitant est modeste, plus il agrémente son jardin et son pavillon de fioritures et de couleurs criardes. Le pavillon récent est à la fois plus sobre et plus cossu en général, plus près de la rue, surélevé, en matériaux plus solides. » (p. 536). On est tout de même loin d?une typologie de la maison reposant sur un descriptif précis des divers matériaux de construction. Si l'intention demeure, la démarche évoluera peu à peu. Les manuels y feront de moins en moins référence, au passage ou bien dans des cadres très précis et, surtout, différemment.

31 Il est vrai que les nouvelles constructions ne prêtent pas à donner de l'importance aux matériaux pour étudier l'habitat. Par ailleurs, l'utilisation plus systématique des données de l'INSEE, du recensement notamment, aura pour conséquence de formater les descriptifs morphologiques du bâti. Ce recours au recensement n?est certes pas nouveau, mais alors que Blanchard, par exemple, y faisait appel avant-guerre pour mesurer des densités de population, dorénavant les données du recensement servent aussi à cartographier les dates de construction des immeubles, le nombre d?étages ou le niveau de confort des logements.

32 Dans une démarche canonique de la géographie urbaine, l'étude de la ville impose une approche intégrant l'histoire et l'évolution des quartiers. De telle sorte que le géographe urbain se doit de confronter des descriptions passées des maisons à des descriptions actuelles. Mais l'une relève d?une approche classique, quand l'autre s?appuie dorénavant sur des données formatées. Les deux méthodes, celle d?une approche formelle et architecturale de la maison, et celle d?une approche quantitative formatée par les données fournies par les instituts nationaux, sont utilisées pour décrire un même site à différente période.

33 La thèse d?État de Rose-Marie Dion sur l'agglomération de Nancy (1980) en est un cas exemplaire. Abordant l'agglomération dans une perspective à la fois historique et géographique, elle est amenée à présenter l'évolution de l'habitat de la ville médiévale aux années 1970. Le chapitre historique est consacré à la construction et à la structure de la population. L?étude s?effectue à l'échelon de la rue et des maisons, dans lesquelles Dion présente, comme cela se faisait avant-guerre, les évolutions d?occupation en catégorisant les immeubles du XIXe siècle selon trois types architecturaux référencés aux métiers des occupants : rapport bourgeois, maison cabaret, rapport ouvrier (p. 276). L?étude de la période contemporaine obéit à une toute autre démarche. Elle repose sur les données du recensement et présente les résidences principales à l'échelon des quartiers administratifs selon leur date de construction, complété il est vrai par un zoom sur le centre de Nancy présentant quant à lui la hauteur des constructions ou le coefficient d?occupation des sols (p. 563-567).

34 Reste que la démarche classique n?est plus de mise pour étudier les maisons. Les géographes ne s?intéressent plus au plan, ni à l'architecture. Ils changent d?échelon d?observation, l'habitat est une composante de la ville et se doit d?être étudié comme tel. Mais les approches d?avant-guerre ont marqué les esprits. Tout manuel sérieux se doit, même succinctement, d?introduire le rôle du bâti, des formes et des matériaux, la force du vernaculaire, pour expliquer tout à la fois l'histoire sociale du lieu, la formation du paysage urbain et l'évolution des rapports des groupes sociaux avec l'environnement urbain. Formes matérielles et formes sociales interagissent dans les référents géographiques. Cependant, ces formes matérielles ne sont plus abordées qu?à travers la hauteur des immeubles, le nombre d?étage, le type de bâtiment (individuel ou collectif), la date de construction de l'immeuble  [2]. La dimension architecturale s?efface devant les formats imposés par les grandes enquêtes. Mais, au-delà, l'homogénéité des formes urbaines et la croissance de la ville déplacent également le rôle et la fonction de l'habitat. Si la pensée classique demeure un détour imposé, son contenu perd du sens et d?autres référents émergent.

2.3 Une intégration dans la question urbaine.

35 À partir de l'après-guerre, la maison apparaît comme un objet d?étude de la ville parmi d?autres. L?habitat ou le logement est mobilisé comme une composante ? certes essentielle ? de la ville, et la géographie de l'habitat se dilue dans la géographie urbaine  [3]. Mais la fusion n?est pas brutale. L?approche de l'habitat urbain d?après-guerre ne fera que prolonger, en les actualisant, les travaux sur la place de l'habitat dans la ville en évacuant la question de la diversité architecturale. Mais cette tendance sera également amplifiée par un engagement, très visible durant les années d?Occupation, des géographes dans l'action aménagiste. Ces perspectives opérationnelles les orientent vers une approche plus globale des dynamiques urbaines.

36 Selon Marie-Claire Robic (2006), l'Occupation porte la géographie au « summum de l'institutionnalisation ». Isabelle Couzon (1997) décrit précisément cette période durant laquelle les géographes, à côté des ingénieurs et des urbanistes, vont activement participer aux réflexions opérationnelles menées sur la ville. En 1941 est créée la Délégation Générale à l'Équipement National (DGEN), qui a entre autres pour mission « d?assurer la coordination des questions qui intéressent l'urbanisme en général et la construction immobilière ». C?est durant cette période que sont évoquées des questions comme celles des « villes satellites » et d?un programme de reconstruction et d?urbanisme. C?est par exemple dans ces cadres que Gabriel Dessus, ingénieur à la Compagnie Parisienne de Distribution d?Électricité, monte un groupe de travail chargé de réfléchir à « la décentralisation industrielle », dans lequel on trouve, à côté des hauts fonctionnaires de la DGEN, un jeune universitaire nommé Pierre George. Les travaux de ce groupe seront d?ailleurs publiés après-guerre dans un ouvrage intitulé Matériau pour une géographie volontaire de l'industrie (Gosme, Tessier, 2006).

37 Durant l'Occupation, la question du logement est donc intégrée dans le cadre plus large de la reconstruction et de l'urbanisme. L?implication des géographes dans une réflexion sur l'urbain et l'aménagement du territoire prend forme avec la création en 1955 des régions de programme, de la DATAR en 1963 et des Pays et Villes Moyennes en 1970. Or celle-ci ne va pas de soi et suscite débats et oppositions parmi les universitaires. Certains, comme Pierre George, prônent une géographie active « strictement explicative, se défendant de toute compromission utilitaire » contre « une géographie pratique mise au service de la mainmise des appareils militaires, politiques, économiques, sur le territoire » (George et alii, 1964, p. 7). D?autres défendent une géographie appliquée, davantage tournée vers l'expertise et, comme Michel Phlipponneau, chef de file de ce mouvement (1960), n?hésitent pas à exercer tout autant des fonctions d?universitaire spécialisé en planification régionale et urbaine et d?élu local ou régional.

38 La préoccupation aménagiste prolonge une tendance déjà en place avant-guerre, qui éloigne l'étude de l'habitat urbain d?une approche morphologique, au profit d?une réflexion sur son rôle dans le développement urbain. Le mouvement est visible dès l'après-guerre. Ainsi, Jean Tricart (1954) gomme rapidement les aspects morphologiques de la « maison urbaine » pour centrer son enseignement sur le cadre de vie urbain (chapitre II) et les structures urbaines (chapitre III). Dans cette perspective ? et comme chez Demangeon ou Brunhes ? l'habitat urbain n?est pas le logement, mais plutôt une fonction urbaine, en ce qu?il détermine des quartiers et des zones urbaines. Cette logique est également présente dans le Traité de géographie urbaine de Beaujeu-Garnier et Chabot (1963). Une fois évoqués les aspects morphologiques de l'habitat, les auteurs proposent dans le chapitre consacré à l'espace résidentiel, « de tenter d?esquisser, à l'intérieur d?une ville, une certaine zonation des quartiers de résidence » (p. 300). Comme avant-guerre, le changement d?échelle porté par le passage du rural à l'urbain est patent. Il perdurera, Jacqueline Beaujeu-Garnier ne changeant pas une ligne de cette partie lors des réactualisations de l'ouvrage en 1980 et 1995.

39 Si certaines approches classiques d?avant-guerre pouvaient encore reposer sur une vision de la « maison-atelier », la ville d?après-guerre a définitivement perdu cette unité par une dissociation entre lieux de travail et d?habitation. Dès lors, la question du logement et de l'habitat est de fait associée à la ville, en tant que facteur d?étalement urbain et de ségrégation sociale, par des localisations résidentielles de plus en plus éloignées des centres pour les ménages les plus modestes, mais aussi parce qu?elle devient très liée à la mobilité quotidienne des citadins. Ce que résume très bien Pierre George dans son Précis de géographie urbaine (1969) « Le choix des types de construction, la recherche des matériaux et des procédés les moins coûteux ont une place importante, mais l'insertion de nouvelles unités résidentielles dans un système urbain appelle avant tout la considération des dispositifs de circulation » (p. 125). L?approche géographique consacre l'habitat comme un élément fonctionnel d?un large système urbain.

L?EXEMPLE DES GRANDS ENSEMBLES AU DÉBUT DES ANNÉES 1960


Les débats indirects ayant porté sur « l'autonomie des grands ensembles » lors des premières phases de construction illustrent cette évolution. En 1963, deux articles paraissent sur la question, l'un de Pierre George dans les Cahiers Internationaux de Sociologie, l'autre d?Yves Lacoste dans les Annales de Géographie. Un an plus tard, la thèse de Jean Bastié sur la croissance de la banlieue parisienne y est en partie consacrée.
Pour Pierre George, « Le grand ensemble constitue un milieu résidentiel nouveau et original, qui se caractérise d?abord par ses rapports géographiques avec la ville antérieurement existante » (p. 27). Il ne peut être autonome qu?à la condition que ses résidents y disposent d?un équipement commercial et scolaire, ce qui n?est pas le cas. Il n?y a pas non plus de marché local de l'emploi. Ses habitants doivent donc se diriger vers les autres parties de la ville pour travailler et effectuer leurs achats. Il reste donc très dépendant du « monde extérieur » représenté « par le reste de l'agglomération, la ville, ses banlieues plus ou moins spécialisées fonctionnellement » (p. 37). En conséquence, le grand ensemble ne peut accéder au « premier degré d?autonomie », il reste « strictement résidentiel » et « ne peut donc prétendre au rang de ville à part entière ».
Les mêmes arguments sont repris par Jean Bastié pour qui « Le grand ensemble ne constitue pas un milieu urbain global et n?a aucune autonomie. Pour tous les achats autres que ceux de la vie journalière ses habitants s?adressent à un centre plus ancien (?) ou se rendent à Paris et même une fraction de la population procède au-dehors à ses achats alimentaires. Pour le travail elle effectue de longs trajets avec plusieurs transbordements car le grand ensemble est rarement relié directement à Paris. (?). C?est peut-être pour les loisirs que le sous-équipement du grand ensemble est le plus manifeste surtout par comparaison avec les quartiers parisiens » (p. 428).
Pour Yves Lacoste enfin, « le grand ensemble repose, pour une grande part, sur un critère quantitatif, mais aussi sur un critère d?autonomie (relative), les deux étant aujourd?hui assez étroitement liés » (p. 500). Si les habitants se déclarent satisfaits de leur logement, ils critiquent néanmoins l'organisation des transports et l'équipement commercial « car la présence d?écoles, de commerces, de services collectifs n?était pas encore considérée comme un complément indispensable aux logements ». Mais, « aujourd?hui, cette conception étriquée de l'habitat, héritée de la construction individualiste du petit immeuble ou du pavillon, a cédé la place à une conception beaucoup plus large qui associe obligatoirement au-dessus d?un certain seuil la construction des logements et la réalisation des équipements indispensables » (p. 500).

40 L?avènement de la société urbaine, la production de masse et la construction des grands ensembles entérinent une évolution, dans laquelle le logement se confond dorénavant avec le quartier et la ville et devient une composante urbanistique. Il ne se conçoit plus sans une certaine capacité d?autonomie fournit par ses équipements et ses services de proximité, par les transports susceptibles de le rendre accessible au reste de la ville. Faute de quoi, l'habitat est strictement résidentiel. Habitat et logement sont dorénavant des facteurs de peuplement, de formation de quartier résidentiel et de zone urbaine, de ségrégation, d?étalement urbain, de mobilité quotidienne et d?accessibilité. Ils sont un instrument de planification, mais aussi un outil de connaissance de la ville ; un dénominateur commun des aménageurs et des géographes urbains, mais un dénominateur non dénué d?ambiguïtés dès lors que les géographes incorporent progressivement l'urbanisme dans leur vision de l'habitat et de l'espace urbain (Bastié, Dezert, 1980).

2.4 La prise en compte de l'individu-habitant

41 Ces facteurs ont participé à l'effacement de la spécificité d?une géographie de l'habitat au sein de la géographie française d?après-guerre. Pourtant on observe à la fin des années 1990 un timide retour vers des recherches effectuées à l'échelon de la maison. Pour le comprendre, il nous faut revenir au début des années 1950 et tenir compte du fait que les géographes n?ont pas été les seuls à développer des travaux sur la ville et la planification urbaine. Leur production s?inscrit en effet dans un champ intellectuel plus vaste qui mobilise tout à la fois des sociologues, des économistes, des ingénieurs et des architectes (Robic, 2006).

42 Loin d?entériner des clivages, cette concurrence permettra d?ouvrir la géographie aux autres disciplines. Les géographes liront les travaux de Chombart de Lauwe sur la région Parisienne, ceux de Raymond Ledrut ou d?Henri Lefebvre. Ils s?engagent aux côtés des sociologues dans des actions d?envergure comme l'ATP « Observation du changement social » dans les années 1970, fondée sur des études localisées. Des ouvrages paraissent sur les rapports entre sociologie et géographie (George, 1966). Bien plus, ils appellent au développement de ces échanges dès les années 1960 « toute une sociologie du logement est née d?études récentes (?). Elle attire notre attention sur l'importance de la qualité du logement et de son environnement » (Bastié, 1964, p. 548) entérinant ainsi le rapprochement avec les sociologues, et en reconnaissant de fait le logement et l'habitat comme un objet commun aux différentes disciplines des sciences sociales.

43 Les bases sont posées. L?affirmation d?une dimension sociale des processus sera réincorporée dans le prolongement d?une spécialisation des thématiques géographiques et de leur intégration dans une approche urbaine globale déjà en place. Au début des années 1990, nombre de géographes urbains s?impliqueront, au côté des économistes, des sociologues, des juristes et autres chercheurs en sciences humaines et sociales, dans la création du réseau socio-économie de l'habitat, encore actif aujourd?hui, qui structurera le milieu de la recherche sur le logement avec le soutien du Ministère de l'Équipement  [4].

44 La publication de la thèse de Xavier Piolle en 1979, sur Pau, est probablement l'un des moments marquants de ce tournant. Celui-ci étudie les relations entre le citadin et la ville en mettant au premier plan le rôle de l'individu-habitant et ses pratiques de la ville. Cette notion, encore peu appliquée à l'étude spatiale de l'époque, renvoie aux usages de l'espace dont les différences relèvent certes des « structures spatiales et des contraintes d?utilisation », « des facteurs économiques », bien connus par les géographes, mais aussi, et c?est plus nouveau, « du rôle individuel » (p. 162). Chaque usage s?inscrit dans un espace de vie, qui est pratiqué et perçu par des habitants appréhendés dans leur dimension individuelle et collective.

45 Xavier Piolle n?est cependant pas le seul à s?intéresser à « l'espace vécu ». Michel-Jean Bertrand et Alain Metton publient, dès 1976, un rapport de recherche sur cette question dans le cadre d?un projet CNRS. Michel-Jean Bertrand prolongera ses recherches et rédigera un manuel en 1980 sur Les pratiques de la ville, dans lequel les questions de perception et de représentation des quartiers résidentiels occuperont une grande place. La même année, il parvient à associer les approches classiques de l'habitat à celles des pratiques dans Architecture de l'habitat urbain. La maison, le quartier, la ville. À la manière des géographes du début du siècle, il y présente dans le détail des plans et des façades de types de maisons parisiennes (bourgeoises, seigneuriales, immeubles de rapport?) localisées en divers quartiers de la capitale. Mais la particularité de la démarche est d?associer les pratiques spatiales à une approche typo-morphologique des paysages urbains. Ainsi, on peut y lire au sujet du paysage du grand ensemble : « banal, l'immeuble devient de plus en plus imposant : (?) en gommant la perception des éléments plus petits d?un décor écrasé, devenu insignifiant » (p. 104). Mais le même chapitre présente également des extraits d?entretiens auprès des habitants et une carte de « l'espace vécu par les habitants du grand ensemble » (p. 108). Enfin, Michel-Jean Bertrand intitule la conclusion de son ouvrage : « Vivre la ville ».

46 Les travaux sur l'habitat vont dès lors adopter un nouveau vocabulaire, de nouveaux concepts (comme les cursus résidentiels) et méthodes (par exemple les entretiens individualisés) largement validés par la sociologie. On assiste également à un renouvellement des problématiques, qui donne une dimension plus sociale à des objets étudiés par les géographes depuis les années 1950. En cela, on pourrait dire qu?à partir des années 1980 se produit une éclosion de positions théoriques en germes depuis le tournant paradigmatique engagé trente ans plus tôt. Ce courant va largement traverser le milieu des géographes, et notamment celui des géographes urbains.

47 La prise en compte de l'individu ne s?arrête pas à l'association entre pratiques et formes urbaines. Elle concerne également des processus urbains étudiés de façon récurrente par les géographes. La ségrégation résidentielle par exemple est un chapitre obligé de la plupart des manuels de géographie humaine ou urbaine, de Jean Tricart à Jacqueline Beaujeu Garnier. Elle est généralement abordée en termes de spécialisation fonctionnelle des espaces, le plus souvent à l'échelon du quartier, provoquée par des distributions résidentielles structurées par les valeurs foncières, les nuisances urbaines, la qualité des constructions, les politiques patronales et municipales, etc. La notion géographique de la ségrégation se trouve néanmoins considérablement élargie, dès lors que l'on considère le rôle de l'individu et ses marges de man?uvre dans le processus. C?est tout le sens des travaux qu?ont notamment menés Jacques Brun et Yvan Chauviré au cours des années 1980, dans lesquels « la division de l'espace n?est pas une simple projection spatialisée des structures sociales, (?) et attire l'attention sur la complexité des motivations du choix du logement » (1988, p. 103).

48 La référence aux choix conduit naturellement les géographes à évaluer la capacité, ou les possibilités, qu?ont les individus de mettre en ?uvre leur pratique et leur usage de l'espace. En d?autres termes, à considérer l'espace comme une production sociale qui relève en partie des initiatives individuelles. La définition de l'espace géographique n?est donc plus tant déterminée par les aspects formels, que par la nature des lieux sur lesquels l'action des individus est susceptible d?agir.

49 Logiquement, en appréhendant l'individu comme un agent spatial à part entière, la définition de ce qui est ou n?est pas un espace résidentiel change et l'espace domestique peut, à nouveau et comme avant-guerre, être considéré comme un espace géographique à part entière. Les travaux géographiques peuvent alors rejoindre les approches anthropologiques et sociologiques sur les pratiques de l'espace habité largement développés dans les années 1960 (Raymond, Haumont, Dezès, 1966, 2001). Comme le montrent notamment les travaux précurseurs de Jacques Pezeu-Massabau (1983), l'approche géographique introduit cependant cette particularité de mettre en relation les normes et les pratiques sociales avec les formes et les cadres spatiaux de l'habitat, pour défendre une approche dans laquelle la maison insère « étroitement chaque individu, chaque famille, dans une collectivité donnée dont elle lui rappelle par ses formes et son décor les valeurs et les principes » (p. 7). Ces travaux feront école chez les géographes et, en 2001, les Annales de Géographie éditeront un numéro consacré à cette question  [5] coordonné par Jean-François Staszak, qui présente une vision théorisée de l'espace domestique. Pour lui, l'introduction de l'espace domestique dans la pensée géographique sur l'habitat ne conduit pas à gommer les échelons marquants ? la ville, le quartier ? des travaux antérieurs. Elle les complète. La géographie de l'espace domestique prend le parti de considérer l'individu « en tant qu?acteur pertinent et en tant qu?objet d?étude », en le considérant comme un acteur géographique : « l'habitant-aménageur fait directement appel à des valeurs, des savoirs et des comportements qui ont trait à l'espace, qui sont géographiques. Il en va de même du citadin dans sa ville et son quartier, mais la grande différence tient à ce qu?il n?est pas, généralement, un acteur conscient, responsable : il ne maîtrise pas son espace. Dans l'espace domestique au contraire, l'acteur géographique est à l'air libre (?) conscient et responsable » (p. 353). Ce point de vue permet certes de considérer l'espace de l'habitat comme « le produit d?une société dont il porte les normes », mais également comme celui « du corps et de l'individu » (p. 339).

50 D?une certaine manière la géographie de l'espace domestique se rapproche ainsi des travaux encore plus récents sur « l'habiter ». Ces derniers, initiés par Augustin Berque (2000) et prolongés depuis (Stock, 2004 ; Lazzarotti, 2006), dépassent l'échelon de la maison ou de l'individu pour s?inscrire dans une démarche ontologique (l'étude l'être), en ouvrant ainsi des perspectives épistémologiques, conceptuelles et méthodologiques dont il est sans doute trop tôt pour évaluer la réelle portée sur la géographie de l'habitat.

51 On voit bien alors le chemin parcouru. Après une longue diversion vers la ville, la prise en compte de l'individu-habitant conduit à nouveau le géographe urbain vers la maison. Mais cette fois-ci, dans une recherche de particularités sociales et d?historicité individuelle, dans une approche plus sociale que localisée. Ce qui, à l'heure du retour en force de la dimension environnementale des questions sociales, et notamment urbaines, donne une nouvelle actualité à une géographie de l'habitat en construction permanente. Sans être certain pour autant que cela suffise à stabiliser la définition d?un objet complexe et multiforme.

Notes

  • [1]
    Les 42 thèses d?État de géographies soutenues entre 1890 et 1945 mentionnent pour huit d?entre elles le terme de région dans leur titre. Deux seulement évoquent la ville ou une ville (thèse de Gaston Roupnel, Les populations de la ville et de la campagne lyonnaise au XVIIe siècle, 1922 ; Gaston Rambert, sur Marseille, La formation d?une cité moderne, étude de géographie urbaine, 1934). L?habitat rural fait l'objet de deux thèses (Omer Tulippe, L?habitat rural en Seine et Oise, Essai de géographie du peuplement 1934 ; Jean Robert, La maison permanente dans les Alpes françaises, 1939) et l'habitat urbain une seule (Raymond Quenedey, L?habitation rouennaise, étude d?histoire, de géographie et d?archéologie urbaine, 1926).
  • [2]
    C?est encore le cas des études récentes, notamment celles visant à actualiser la question des relations entre les types d?habitat et les caractéristiques des occupants qui s?appuient aujourd?hui sur des traitements secondaires des recensements ou des enquêtes logements réalisées environs tous les quatre ans par l'INSEE. (Berger, Rhein, 1998 ; Lévy, 2003).
  • [3]
    Un dépouillement exhaustif des 457 thèses d?État en géographie soutenues entre 1950 et 2002 et portant sur l'Europe, l'Amérique du Nord ou sur des espaces comparés (présentés en annexe de l'ouvrage coordonné par Marie-Claire Robic en 2006), montre que seules trois d?entre elles comportent dans leur intitulé le mot habitat ou maison (aucune les termes résidentiel ou logement). Deux portent sur la géographie rurale, et la troisième s?intitule Topoclimatologie et habitat (Carrega, 1962). En comparaison, on en relève au moins 47 en géographie urbaine susceptibles d?aborder les questions d?habitat et de logement : par exemple celles de Jean Bastié sur l'agglomération Parisienne (1964), Jean-Bernard Racine sur Montréal (1973), Guy Burgel sur Athènes (1974), Jean-Claude Boyer sur les Pays-Bas (1976), Xavier Piolle sur Pau (1977), Rose-Marie Dion sur Nancy (1980), Marc Bonneville sur Villeurbanne (1981), Jean-Paul Lévy sur le Sud-Ouest de la France (1985), Jean-Philippe Damais sur le Havre (1988), etc.
  • [4]
    Jacques Brun (professeur de géographie à l'Université de Paris I) prendra d?ailleurs la succession de Catherine Bonvalet (démographe à l'INED) à la direction de ce réseau au début des années 2000.
  • [5]
    Numéro qui sera d?ailleurs prolongé par un colloque labellisé par la section 39 (Espace, Territoire, Société) du CNRS, puis par un ouvrage collectif publié en 2003 (Collignon, Staszak) et présenté au Festival de Géographie de Saint Dié en 2004.
Français

L?objet de cet article est de cerner les logiques par lesquelles les thématiques, les notions et les concepts mobilisés depuis 1900 par les géographes pour aborder les questions relatives à l'habitat et au logement dans les villes françaises ont évolué. La transformation est loin d?être linéaire, et calque en grande partie l'histoire de la discipline. Elle suit également les aléas d?un contexte social et politique pour le moins mouvant. Durant la première moitié du siècle, trois façons d?étudier les approches sur l'habitat urbain sont présentées : inscription dans les cadres tracés par une géographie ruraliste et régionaliste, une approche urbaine héritée de l'habitat rural, une démarche d?inspiration leplaysienne et une démarche hygiéniste. La Seconde Guerre mondiale marque un tournant dans la discipline, l'urbanisation rapide et massive accompagne un effacement de la géographie de l'habitat. L?article présente les causes de ce retrait : une standardisation de l'habitat urbain, des études formatées par les grandes enquêtes nationales, et une intégration de l'habitat dans la géographie urbaine. Durant cette moitié de siècle, un rapprochement de la discipline avec la sociologie a ouvert la géographie vers la prise en compte de « l'individu-habitant », ce qui permet à l'aube des années deux milles un timide retour vers des recherches opérées à l'échelon de « la maison ».

Mots-clés

  • Logement
  • habitat
  • géographie urbaine
  • France
  • épistémologie
  • géographie historique

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Yankel Fijalkow
Maître de Conférences HDR, département de géographie, Université Paris VII Denis Diderot, CRH-LOUEST UMR MCC/CNRS 7145 et École Nationale Supérieure d?Architecture de Paris-Val de Seine
École Nationale Supérieure d?Architecture de Paris-Val de Seine 3-15, quai Panhard et Levassor 75013 Paris
Yankel.fijalkow@paris-valdeseine.archi.fr
Jean-Pierre Lévy
Directeur de recherche, Centre National de la Recherche Scientifique, CRH-LOUEST UMR MCC/CNRS 7145 et École Nationale Supérieure d?Architecture de Paris-Val de Seine
École Nationale Supérieure d?Architecture de Paris-Val de Seine 3-15, quai Panhard et Levassor 75013 Paris
jean-pierre.levy@paris-valdeseine.archi.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/ag.662.0020
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