CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Les artistes créent des œuvres. Les caractéristiques particulières de ces œuvres font l’objet d’évaluations multiples. La réputation d’un artiste est constituée par l’accumulation des crédits (reconnaissance par les pairs, estime critique, pouvoir de marché, influence esthétique, visibilité sociale) qui expriment la valeur attribuée à ses œuvres. Pour durer et franchir l’épreuve du temps, les œuvres doivent satisfaire à deux conditions : la consolidation de leur identité esthétique distinctive et la plasticité de leur signification. La première est obtenue par l’accumulation des preuves de leur originalité et de leur valeur, au fil des sélections qui conduisent à les maintenir ou à les écarter, dans les différents contextes évaluatifs où elles font carrière. La seconde est révélée par les interprétations nouvelles et concurrentes qu’elles reçoivent. Les œuvres ne durent et ne brillent que si elles sont en mesure de délivrer un flux indéfini de gratifications esthétiques, culturelles et financières.

2 Durer, pour une œuvre, c’est donc pouvoir devenir plus qu’un bien final de consommation et de délectation, c’est devenir un bien intermédiaire durable. Les gratifications esthétiques qu’elle procure et les services culturels et économiques qu’elle rend supposent une transformation indéfinie de l’œuvre en objet de connaissance, et son ajustement perpétuel à ses contextes changeants d’utilisation. Le processus est simple à esquisser. L’imputation de signification et de valeur opère par comparaison, par mise en relation, et par localisation de l’œuvre dans des classes de comparaison et dans des groupes de référence  [1]. Cet incessant processus de comparaison augmente la quantité d’informations et de connaissances dont l’œuvre est le foyer. La demande de savoir érudit et d’expertise sur l’identité complète de l’œuvre et sur le travail de son auteur s’accroît. Elle conduit à établir le catalogue exact de la production d’un artiste, à en explorer les parties moins visibles et, quand la notoriété le justifie, à éditer ses œuvres mineures puis ses créations demeurées inachevées. L’étude des mécanismes et des contextes de l’invention créatrice d’un grand artiste stimule la recherche de documents et conduit à restituer les multiples matériaux textuels (brouillons, esquisses, variantes, versions) sur lesquels doit s’appuyer l’identification savante de l’œuvre. L’espoir d’accéder aux ressorts secrets de l’invention créatrice met la fascination au service d’une connaissance génétique de la création artistique  [2]. Et l’analyse contextuelle des œuvres s’étoffe : le réseau de leurs relations avec des œuvres antérieures et contemporaines d’autres artistes est exploré et documenté, ce qui augmente leur intelligibilité et favorise les mécanismes de redécouverte et de réévaluation en halo pour des œuvres et des artistes directement reliés au noyau des créateurs les plus estimés.

3 Quant à l’identité matérielle des œuvres, elle paraît établie sur une ontologie simple : un objet définitif est créé et manufacturé en quantité unique ou à la manière d’une matrice génératrice de l’édition d’exemplaires multiples, mais essentiellement identiques, ou encore, dans le cas des arts du spectacle vivant, comme l’origine d’un flux de représentations. Pourtant, l’œuvre reçoit une mise en forme éditoriale lorsqu’elle doit être produite en de multiples exemplaires ou lorsqu’elle est représentée sur scène. La mise en circulation et la transmission des œuvres provoquent des modifications voulues ou non voulues. Les œuvres sont copiées, éditées, rééditées, restaurées, reformatées. Les interventions sur leurs caractéristiques matérielles se multiplient et s’accumulent dans l’enchevêtrement des décisions et des aléas qui constituent l’histoire de leur transmission [3]. Parmi ces interventions, bon nombre sont traitées comme des accidents et des surcharges qui voilent l’éclat originel des œuvres. L’activité critique et philologique s’emploie à nettoyer les textes pour leur restituer, selon la formule de Jean Starobinski, « la lumière de beauté et de vérité qui leur avait valu d’être choisis et investis d’autorité  [4] » : elle procède ainsi à la rectification (emendatio) des erreurs des copistes, des compositeurs et typographes et à la mise à l’écart des manipulations douteuses et illégitimes de l’œuvre. Mais où tracer la frontière entre le noyau d’intégrité inviolable de l’œuvre détentrice de valeur et d’autorité et la greffe indésirable de ses modifications illégitimes ? Comment procéder quand l’ajustement à des contextes changeants d’utilisation devient une condition de possibilité de sa carrière ? Et l’activité philologique et critique n’est-elle pas irrésistiblement portée à incorporer l’analyse des contextes de la création et de l’exploitation de l’œuvre quand elle enquête sur les intentions du créateur et qu’elle doit motiver ses opérations de toilettage ?

4 La mise en intrigue de ces intentions est patente dans les cas de révision d’une œuvre et de multiplication des versions autorisées par le créateur. Elle devient une composante habituelle de l’opération critique quand l’étude des matériaux du cheminement créateur se systématise. Dans ce cas, l’œuvre est augmentée des possibles qu’elle n’a pas actualisés : ils sont contenus dans les esquisses, les brouillons, les corrections sur épreuves, les annotations des textes imprimés, les versions postérieures à la première publication. L’accès à ces matériaux nous met bien sur la voie d’une réflexion ou d’une enquête sur les conduites intentionnelles de l’artiste puisque nous avons affaire aux traces des rectifications, additions, soustractions, bifurcations du travail. Mais il nous oblige surtout à requalifier la conception de l’activité intentionnelle, puisque le travail créateur ne connaîtrait pas un cours aussi incertain s’il obéissait à une direction bien déterminée, s’il visait une fin bien spécifiée conformément au sens premier de l’intention. Le schématisme d’une progression linéaire devient intenable face à la contamination de la composition de l’œuvre par les mouvements de l’imagination et face à la variabilité des décisions que suscitent ses suggestions. La requalification de l’intention passe par le renoncement au modèle téléologique familier de l’action.

5 L’intentionnalité doit être redéfinie contre la conception simple d’une visée finale. Dans l’argumentation de Jaakko Hintikka, « un concept est intentionnel si, et seulement si, il est nécessaire de considérer plusieurs situations ou scénarios possibles dans leurs relations mutuelles pour analyser la sémantique du dit concept. [...] Cette thèse, pour l’expliquer en des termes plus proches de l’intuition, affirme que le sceau de l’intentionnalité, c’est-à-dire de la vie mentale consciente et conceptualisable, est d’être jouée avec, en toile de fond, un ensemble de possibilités non actualisées  [5] ». Ce qui, appliqué à l’acte artistique, conduit à cette proposition :

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Les descriptions mêmes qui mettent en valeur la spontanéité des gestes créateurs comprennent des concepts qui sont intentionnels au sens que je donne à ce terme. Les descriptions peut-être les plus caractéristiques comprennent la notion de surprise dont l’analyse comprend nettement une comparaison entre plusieurs « mondes possibles » vivement contrastés – ceux auxquels la personne s’attendait et celui qui s’est en fait matérialisé, en le surprenant. Les concepts intentionnels de cette espèce ne sont pas non plus sans relation avec nos évaluations esthétiques, car lesdites évaluations comprennent des comparaisons tacites ou même explicites entre les détails d’une œuvre d’art et ce que son créateur aurait pu exécuter à leur place [6].

7 L’artiste gagne en relief dans ce déploiement du cours incertain de son activité intentionnelle. Son action acquiert les propriétés dynamiques d’un déplacement dans un espace de choix et de contraintes, de décisions et de révisions. Le détail de ce cheminement est irreprésentable stricto sensu, mais ses contours sont visibles et attestent d’un mécanisme permanent d’action et d’intervention du sujet créateur sur lui-même, sur la matière de son travail et la matière de son imagination créatrice. C’est par là que se dessine la figure d’un travailleur-créateur : ruminant, endurant, et soucieux de se dégager de voies infécondes par l’exercice du jugement. Ainsi apparaissent les deux forces dont la composition est habituellement décrite comme le couple moteur de la créativité : la faculté d’invention, pour ses propriétés d’arrachement au socle des réalités connues et déjà produites, et le contrôle patient et permanent du cours de l’invention pour ses propriétés de sélection et d’optimisation à partir d’un schéma d’évaluation et de correction  [7] dont les propriétés sont considérablement moins contraignantes dans les arts que dans d’autres activités centrées sur l’invention, telle la recherche scientifique.

8 L’œuvre devient le résultat d’un processus de travail, mais, à mesure que l’attention portée à ce processus grandit, l’un des risques que court l’étude documentée de l’invention créatrice est d’immerger l’œuvre dans l’infinité de ses possibles réalisations  [8], et de faire de l’artiste le siège d’un monde intérieur infini d’idées, de ressources imaginaires et de personnalités virtuelles dont l’œuvre n’actualise qu’une fraction. Or l’analyse du processus de travail a pour vertu majeure de mettre en évidence l’action de ceux qui sont intervenus dans la conception, la fabrication et la transmission de l’œuvre, et qui laissent leurs empreintes sur l’œuvre. Mais cette analyse ne progresserait pas non plus si elle se contentait d’allonger le générique des contributions au travail de l’artiste, sans montrer comment s’organise le travail de réalisation de l’œuvre, avec ses négociations, ses mécanismes de contrôle, ses principes hiérarchiques, ses ajustements flexibles, ses défauts éventuels de supervision, ses conflits.

9 Pour y parvenir, j’examinerai le cas de l’art lyrique. Son intérêt pour mon propos est triple. D’une part, c’est un art de collaboration et un art d’ajustement des œuvres écrites aux contextes indéfiniment changeants de leur représentation scénique. C’est, d’autre part, un art dominé par la constitution d’un répertoire étroit d’œuvres célèbres ou canoniques. Cette concentration progressive de la notoriété et du goût a renforcé la rigidité des conventions stylistiques et esthétiques du genre, et maintenu la viabilité d’un système de production dont les coûts considérables et structurellement déséquilibrés ont toujours valu à ce genre musical d’incarner au plus haut point les conflits d’objectifs inhérents à l’économie subventionnée de l’art. Enfin, les œuvres qui composent ce répertoire ne durent qu’en étant « sans cesse rafraîchies et rendues à nouveau problématiques  [9] ». Tout un monde de professionnels, dont certains ont été progressivement dotés du statut et des prérogatives juridiques des auteurs (metteurs en scène, dramaturges, concepteurs de costumes, concepteurs des éclairages, concepteurs des décors, etc.), ont élevé progressivement l’activité d’interprétation au rang d’un travail re-créateur et ont augmenté le nombre de paramètres qui font de la partition à mettre en scène un bien intermédiaire indéfiniment transformé par sa représentation. La plasticité des chefs-d’œuvre peut être comprise comme le produit de la compétition par l’originalité qui établit la réputation et la carrière des professionnels de la production scénique. Elle s’autorise de l’évolution du travail éditorial et critique sur les textes, qui déplace les frontières de l’interprétabilité.

10 Dans les études de cas auxquelles je procéderai, je montrerai d’abord comment le pouvoir de contrôle du compositeur augmente à la faveur d’innovations éditoriales et esthétiques, dans l’Italie du XIXe siècle. L’intérêt des enquêtes historiques et musicologiques qui ont été menées et sur lesquelles je m’appuierai est de mettre en évidence les facteurs organisationnels et économiques de l’instabilité textuelle des œuvres.

11 Puis je mettrai en évidence la contribution propre du créateur à la démultiplication de son œuvre. Quand une œuvre consacrée n’existe qu’en une version unique, le résultat paraît incarner un optimum et confère au processus créateur son caractère d’inévitabilité. Mais quand nous sommes en présence de versions multiples et d’importants travaux de remaniement, les choix compositionnels retrouvent le caractère de décisions opérées en contexte, soit pour remédier à l’échec initial de l’œuvre, soit encore pour réagir à des pressions externes (censure, contraintes économique et organisationnelle), soit pour permettre au compositeur d’expérimenter d’autres solutions qu’il juge supérieures en un point différent de sa carrière créatrice. J’examinerai deux cas célèbres de révisions entreprises pour corriger un échec : le Don Carlos de Giuseppe Verdi, et le Boris Godounov de Modeste Moussorgsky, qui furent précisément produits dans le contexte de la consolidation de l’identité de l’œuvre et de la stabilisation des procédures « éditoriales ». Parmi les opéras qui ont connu la genèse et les développements les plus complexes après leur composition initiale, ces deux œuvres occupent une position de choix : elles ont connu des versions successives dont les mérites respectifs ont été évalués et réévalués et ont déclenché des solutions changeantes d’hybridation ou de retour à l’intégrité du texte.

12 Enfin, j’examinerai ce qu’il advient d’une œuvre après la disparition de son auteur, quand elle demeure inachevée mais suffisamment avancée pour que le vouloir-dire et le vouloir-faire du créateur appartiennent légitimement à l’intrigue que construisent les tentatives d’achèvement. J’étudierai deux cas d’œuvres inachevées, Lulu d’Alban Berg et Turandot de Giacomo Puccini, et les opérations d’achèvement qu’elles ont suscitées. Les cas d’inachèvement sont propices au déclenchement de la réflexion et de l’enquête sur le cheminement de l’invention créatrice  [10], notamment lorsque l’auteur a laissé suffisamment de matériaux de travail (esquisses, plans, brouillons) pour encourager des tentatives d’achèvement conformes à la trajectoire interrompue de l’invention créatrice. Ces matériaux ne nous enseignent-ils pas que pour parvenir à l’état clos et stable d’une œuvre distinctement identifiable, l’activité créatrice a le profil d’un cheminement incertain et tâtonnant ? L’œuvre peut être démultipliée en une série de transformations progressives et de scénarios possibles de réalisation, dont certains auraient pu être actualisés non seulement si le créateur avait eu le temps d’achever son travail (cas apparemment le plus simple), mais encore si les choix opérés par le créateur avaient été différents et avaient facilité l’achèvement. Le créateur originel est ici suppléé par ceux qui examinent l’archive génétique et déploient le raisonnement contrefactuel sur ce qu’aurait pu être un autre cours des choses. Les musicologues, responsables d’éditions critiques, et les compositeurs qui interviennent dans les opérations d’achèvement s’immiscent dans l’acte créateur et deviennent, même si ce n’est que très partiellement, co-créateurs. Dans les deux cas d’achèvement que j’examinerai, l’autorité du compositeur doit être simultanément affirmée et affaiblie, à la faveur de la délégation d’autorité que constitue le travail supplétif réalisé par autrui. L’une des ressources pour légitimer cette délégation d’autorité est la mise en intrigue de l’inachèvement : loin d’être le simple produit de circonstances fortuites (le décès du compositeur avant la fin de son travail), l’impossibilité d’achever peut porter l’empreinte de causes plus profondes d’inaboutissement. L’un des principaux effets de cette mise en intrigue est d’offrir de l’œuvre une identité contradictoire : en attente de clôture et indéfiniment ouverte.

L’œuvre lyrique et son instabilité

13 Pendant toute la première partie de l’âge d’or de l’opéra, au XIXe siècle, c’est l’instabilité de l’œuvre qui a été la règle et c’est la stabilisation croissante de l’identité de l’œuvre qui doit être expliquée. C’est du moins la situation qui a prévalu en Italie. Mais la situation de la production lyrique italienne est-elle aussi particulière que l’a soutenu Carl Dahlhaus dans un essai influent sur la musique du XIXe siècle  [11] ? Le musicologue allemand y présentait l’opéra italien comme l’exact opposé de l’évolution qui prévalait dans la musique instrumentale et orchestrale germanique à partir de la fin du XVIIIe siècle. Cette dernière, qui trouve en Ludwig van Beethoven son héros grandiose et intimidant, confère à l’œuvre les propriétés d’une totalité parfaitement close, dépositaire d’un sens élevé qui est accessible à qui tient l’œuvre pour un objet de connaissance autant que de délectation. L’art musical est savant parce qu’il produit le sens à partir de l’organisation de la matière sonore, et que c’est par la complexité de sa structure formelle qu’il peut servir les idéaux de grandeur, de progrès et de spiritualité, qui garantissent tout ensemble son universalité et son expressivité. La musicologie de tradition germanique a tiré de cette conception ses principes d’analyse et d’édition : si chaque note d’une œuvre entretient avec toutes les autres des relations fonctionnelles d’interdépendance prescrites par son appartenance à une totalité organique, l’idéal éditorial ne peut être que celui de la stabilité inviolable du texte et de la subordination complète de l’interprète aux intentions puissamment signifiantes de l’auteur. Car l’interprète se grandit par sa fidélité à la lettre de la partition, qui garantit l’accès au sens de l’œuvre et permet de communiquer ce sens à un public.

14 À l’inverse, les œuvres lyriques composées en Italie par Gioacchino Rossini et ses successeurs, mais aussi la production instrumentale virtuose des compositeurs interprètes tels que Niccolo Paganini et Franz Liszt, qui ont considérablement exploité le style et les airs à succès de la création lyrique de leur temps, sont réputées répondre à une demande de divertissement. Et leur texte, dit C. Dahlhaus, est malléable : il équivaut à un ensemble de consignes librement interprétées lors des représentations, sans qu’il y ait déperdition de signification, puisque celle-ci est après tout bien mince et dûment limitée par les conventions du genre et les attentes du public. Mais cette opposition doit être corrigée. La composition de la musique instrumentale allemande elle-même n’a rien d’un processus de création organique tel que le concevait la philosophie idéaliste et romantique. Comme l’a fait remarquer Philip Gossett, elle connaît des textes instables, des variantes, des ébauches, des révisions, des ajustements aux conditions locales d’exécution et d’édition [12]. Et l’opéra, en Italie comme ailleurs, a connu des conditions d’élaboration qui valaient pour le genre lyrique dans son ensemble. Plus qu’aucun autre genre musical, la composition d’un nouvel opéra requiert un processus de mise au point à l’épreuve de la représentation scénique. Les répétitions sont généralement conçues comme un temps d’expérimentation dans lequel le compositeur teste la partition, négocie l’ajustement à des demandes posées par les interprètes et par les responsables du théâtre, et autrefois par la censure, et opère les modifications jugées nécessaires. Puis les premières représentations permettent de tirer les enseignements des réactions de la critique, des confrères et du public, et provoquent souvent un travail de révision.

15 Si l’identité de l’œuvre était clairement établie au terme de ce processus, sa carrière ne devrait entraîner que des ajustements marginaux, contingents aux caractéristiques variables des équipes et des théâtres où elle est représentée, la version source demeurant la référence à laquelle remonter. Or la situation italienne a bien quelque chose de spécifique : la forte instabilité textuelle propre à l’opéra italien dans la première partie du XIXe siècle et l’évolution qui a conduit à un contrôle croissant sur l’identité de l’œuvre s’expliquent notamment par l’organisation du système de production lyrique et ses transformations, que je vais examiner à présent.

L’organisation de la production lyrique italienne et l’instabilité de l’œuvre

16 L’opéra était au centre de la culture italienne dans la première moitié du XIXe siècle. Chaque grande ville avait plusieurs théâtres et la demande d’opéras nouveaux comptait pour au moins un quart de la production de spectacles de chaque saison. Comment était-elle satisfaite ? Les principaux financeurs des théâtres lyriques (des aristocrates et de riches bourgeois prêts à investir leur argent et aptes à mobiliser des fonds publics) contractaient avec des impresarios pour organiser leurs saisons d’opéra et gérer le fonctionnement des théâtres  [13]. Pour chaque projet, l’impresario combinait ses facteurs de production en faisant appel à des ressources artistiques locales (les musiciens d’orchestre, le chœur, les auteurs du décor et des costumes, et, souvent, le librettiste lui-même) et en s’adressant au marché artistique national pour passer contrat avec des chanteurs (et leurs agents), le compositeur, le chorégraphe et les danseurs.

17 Les recherches des historiens et musicologues de l’opéra italien  [14] montrent comment s’organisait le travail créateur. Le compositeur faisait face à une triple contrainte. D’une part, le compositeur et son librettiste devaient ajuster leur travail de création aux caractéristiques de l’équipe artistique réunie par l’impresario et mettre en valeur les voix dans un cadre dramaturgique efficace. D’autre part, le travail de composition était lié aux échanges et aux négociations avec le librettiste qui faisait parvenir les éléments successifs de son texte, en fonction des ajustements suscités par la collaboration. Enfin, la commande d’une œuvre nouvelle était souvent passée dans des délais qui imposaient une livraison rapide [15], et la préparation de la représentation commençait fréquemment avant qu’ait été achevée l’œuvre et souvent avant que son dernier acte ait même été esquissé. Le travail de répétition impliquait progressivement les différentes forces musicales : d’abord les chanteurs, puis, quelques jours avant la première représentation, l’orchestre, ce qui explique pourquoi l’orchestration de l’œuvre n’était le plus souvent fixée qu’au cours des répétitions. Ce processus de travail maintenait le texte de l’œuvre en état d’instabilité. Les ajustements en temps réel, au fil du travail préparatoire dans le théâtre et au contact des interprètes, étaient motivés par le contexte de la représentation : les compositeurs ajustaient la partition aux aptitudes des chanteurs et pouvaient préparer des versions alternatives le cas échéant. Mais ils effectuaient aussi des modifications jusqu’au dernier moment pour des motifs artistiques, et révisaient et polissaient leurs partitions durant les répétitions. Les risques d’erreur et d’incohérence dans le travail des copistes chargés de préparer les parties vocales et le matériel d’orchestre étaient élevés et les compositeurs ne disposaient pas d’assez de temps pour vérifier les parties instrumentales et écarter les erreurs de notation. La première représentation de l’œuvre pouvait donner lieu à des repentirs et à des révisions amélioratrices, et conduire à des changements provoqués par les aléas de la représentation (un chanteur défaillant pour la suite, un air ou un ensemble qui déplaisait fortement ou qui était jugé aisément perfectible, etc.), ou par des faits d’actualité et leur influence sur la réception critique de l’œuvre  [16]. À travers la multiplication des états manuscrits de l’œuvre produits avant la première représentation, le risque de confusion sur l’identité exacte de la version finale s’accroissait. Il était fréquent qu’une partie seulement des révisions que les compositeurs introduisaient dans leur partition fût reportée par les copistes et que des versions différentes de l’œuvre (de son matériel d’orchestre, de ses parties vocales) fussent disponibles après les premières représentations dans le théâtre où avait lieu la création de l’œuvre.

18 Quel était le sort d’un opéra après ses premières représentations ? Le contrat stipulait généralement que le compositeur devait rester présent pour les trois premières, afin de procéder aux ajustements et réagir aux aléas évoqués. Quand l’œuvre était reprise avec d’autres chanteurs, dans le même théâtre ou dans d’autres théâtres, pour une nouvelle série de représentations, des révisions et des adaptations étaient apportées par le compositeur, s’il était engagé pour la diriger. Et en son absence, des changements étaient introduits par d’autres, avec ou sans son autorisation. Des versions différentes d’une œuvre étaient donc utilisées dans les théâtres qui la représentaient. Et ces versions étaient mises en circulation hors du contrôle auctorial du compositeur. La partition de l’œuvre créée était vendue à l’impresario ou aux responsables du théâtre, qui pouvaient en user à leur gré. Par ailleurs, comme l’indique P. Gossett, chaque grand théâtre lyrique italien travaillait en étroite coopération avec un ensemble de copistes qui établissaient les partitions entières, les parties d’orchestre et les particelles pour les chanteurs, et qui, à titre de rémunération complémentaire, se voyaient souvent autorisés à reproduire les œuvres, à en distribuer le matériel aux théâtres demandeurs, et à produire des extraits et des réductions. Du fait de la mise en circulation de versions différentes issues des multiples révisions et transformations opérées au gré des représentations, le succès d’une œuvre favorisait la démultiplication de son identité, au plus loin de la conception esthétique et juridique de l’œuvre comme totalité achevée et inviolable, telle qu’elle est issue de la tradition beethovenienne. Comme l’écrit Alessandro Roccatagliati, « la musique était avant tout un moyen requis pour le ‘fait artistique’ de la représentation et non une fin en soi ; le compositeur n’était que l’un des nombreux contributeurs essentiels, tout comme le poète et le scénographe, et son importance était bien moindre que celle des chanteurs solistes (comme le révèle le montant respectif de leurs cachets)  [17] ».

19 La sociologie historique des arts nous a appris que les innovations artistiques qui réussissent sont celles qui apparient la carrière de créateurs majeurs à des innovations entrepreneuriales, et que les transformations qui sont amorcées opèrent de manière beaucoup plus progressive que le voudrait un schéma qui synchroniserait les innovations esthétiques, avec leur radicalité émergente, et les innovations organisationnelles. La reconfiguration des jeux d’acteurs associée à une révolution esthétique a, par exemple, été analysée dans le travail pionnier de Harrison et Cynthia White sur l’émergence du triangle peintre-marchand-critique, au moment de la révolution impressionniste [18]. Mais dans le cas de la peinture, l’intégrité matérielle de l’œuvre restait une donnée stable et c’était l’esthétique de la production et la carrière des peintres qui étaient affectées par la reconfiguration des relations entre les acteurs. Dans le cas de la création lyrique, les effets d’un changement d’organisation de la production artistique peuvent se mesurer directement à la consolidation de l’identité matérielle de l’œuvre. Comme l’indique P. Gossett, « du système de circulation et d’exploitation des œuvres qui conduisait à des interventions sans règles ni principes, les opéras de Rossini ont beaucoup plus souffert que ceux de Bellini et de Donizetti. Et ceux-ci furent eux-mêmes plus malmenés que ceux de Verdi  [19] ».

20 Dans leurs relations avec les compositeurs, certains théâtres se distinguèrent en se préoccupant de l’intégrité de l’œuvre, et enclenchèrent le mouvement de reconnaissance progressive du droit patrimonial et moral des compositeurs. Ce changement n’était pas simplement dû à une lente transformation des pratiques et des mentalités, ou à un cercle vertueux de bonnes pratiques qui auraient fini par redistribuer les cartes de l’autorité sur l’œuvre en faveur de leur créateur direct. Les possibilités d’intervention des différents acteurs sur l’œuvre furent en effet réaménagées sous l’effet des innovations entrepreneuriales développées dans l’édition et l’exploitation des œuvres par Francesco Lucca et surtout par Giovanni Ricordi  [20]. Ces innovations devenaient viables parce que les intérêts matériels et artistiques du compositeur et ceux de l’éditeur entrepreneur pouvaient être superposés :

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À un nombre croissant de compositeurs, Ricordi fit valoir qu’ils auraient tout intérêt non seulement à lui confier la publication de leurs partitions, mais aussi à les représenter dans leurs négociations avec les théâtres. Il fut ainsi en mesure d’accroître la rémunération de leur travail artistique à l’occasion de la création d’une nouvelle œuvre, via les cachets versés par les théâtres et via la cession des droits de publication à la maison Ricordi, puis pendant un certain temps après la première représentation, grâce aux royalties sur les ventes des partitions et aux droits de location payés par les théâtres pour exécuter les œuvres. En un mot, les intérêts du compositeur et ceux de l’éditeur devinrent identiques [21].

Verdi, de l’ancien au nouveau système de production lyrique

22 La carrière de Verdi prend place dans ces transformations de l’organisation de la production lyrique. L’association avec Ricordi a ceci de remarquable que les méthodes de travail du compositeur s’accordèrent avec le système mis en place par l’éditeur pour délimiter plus précisément un amont et un aval de la production de l’œuvre : le travail de l’éditeur devenait d’autant plus profitable que Verdi s’employait à contrôler davantage le déroulement du travail compositionnel jusqu’à la mise au point de la partition autographe qui servait de base au travail des copistes et de l’éditeur  [22]. Le contrôle en amont incarnait la revendication de souveraineté auctoriale du compositeur : il facilitait l’exploitation en aval, à grande échelle, des œuvres éditées. La carrière créatrice de Verdi commence dans l’ancien système et démontre la puissance d’amplification du succès et de la renommée que le nouveau système offre à la maturité créatrice de Verdi. L’évolution des méthodes de travail du compositeur en fournit un bon indice.

23 Il est courant de distinguer quatre périodes dans la carrière créatrice de Verdi  [23]. Luke Jensen en reprend les termes pour son examen des méthodes de travail et de l’évolution du rythme de production de Verdi. Le début de carrière est prolifique, avec quatorze opéras créés dans les dix premières années, entre 1839 (Oberto) et le début de 1849 (La Battaglia di Legnano) : une de ces œuvres correspond à la révision d’une œuvre antérieure et à sa réidentification par un nouveau titre (I Lombardi devient, dans une nouvelle version pour l’Opéra de Paris, Jerusalem). Puis le rythme de création se ralentit : neuf opéras sont produits entre la fin de 1849 (Luisa Miller) et 1859 (Un Ballo in Maschera), dont un cas de révision conduit à la réidentification de l’œuvre, quand Stiffelio devient Aroldo. Trois œuvres entièrement nouvelles sont produites entre 1862 et 1871 : La Forza del Destino et Don Carlos, qui connaissent une histoire compositionnelle mouvementée, et Aida, qui est un succès considérable. Dans cette même période, Verdi remanie son Macbeth pour Paris. Enfin, après dix ans sans création lyrique nouvelle, vient la glorieuse dernière période avec les deux grands opéras ultimes, Otello et Falstaff, à quoi s’ajoutent les révisions de Simon Boccanegra et de Don Carlo (ainsi renommé dans sa version italienne).

24 Le travail de révision paraît donc s’intensifier à mesure que la production d’opéras nouveaux se ralentit. En réalité, à aucun moment de sa carrière, Verdi n’a composé sans remanier ensuite ses compositions. Ses premières œuvres s’inscrivent dans le système d’organisation de la production lyrique décrit plus haut : travail intensif en réponse à des commandes d’autant plus importantes pour Verdi qu’elles viennent du puissant impresario Merello lié aux opéras de Milan et Vienne, avant que ses premiers succès lui vaillent un flux de commandes d’autres grands théâtres italiens ; composition sur des livrets déjà prêts à l’emploi, parfois refusés par d’autres compositeurs et modifiés au besoin ; adaptation des œuvres en fonction de l’identité des interprètes, au fil des reprises dans différents théâtres. Et à mesure que son catalogue d’œuvres créées augmente, Verdi partage son activité frénétique entre la composition d’œuvres nouvelles, l’amélioration de certaines de ses œuvres antérieures, et l’implication dans la représentation des œuvres pour des ajustements tant sur le plan musical (pour les accorder avec les capacités des chanteurs disponibles) qu’en raison des révisions imposées aux livrets par la censure politique et religieuse, notamment avec le tournant autoritaire qui suivit les soulèvements de 1848-1849 dans plusieurs parties du pays. Mais si Verdi n’oublie pas que la production et la carrière des œuvres doivent tolérer cette part de flexibilité auctoriale qu’impose la collaboration avec les impresarios et les chanteurs, sa réputation grandissante lui permet d’augmenter le contrôle sur la composition et d’élever ses ambitions esthétiques pour rester au contact des influences et de la concurrence étrangères dans la production lyrique. Il exerce son pouvoir de négociation avec « une impatience et une intransigeance croissantes », selon l’analyse d’A. Roccatagliati qui rappelle comment Verdi rompt avec Merello et dicte progressivement ses conditions aux impresarios ou négocie directement avec les théâtres  [24]. Son pouvoir de marché est par ailleurs plus aisé à exercer à partir du moment où les éditeurs avec lesquels il contracte disposent d’un cadre légal d’exploitation des droits patrimoniaux (à partir de 1840 dans l’Italie du Nord) et innovent pour organiser la distribution des œuvres et la location des partitions. Attentif au rôle grandissant joué par les éditeurs dans la construction et la gestion du marché des œuvres lyriques, Verdi sut mettre en compétition les deux principaux éditeurs italiens, Lucca et Ricordi, avant de contracter principalement avec le plus novateur des deux, Ricordi, à partir de 1847 [25].

25 Une autre des transformations du marché lyrique contribue à expliquer le profil changeant de la productivité verdienne. La part prise par l’exploitation d’un répertoire d’œuvres à succès dans la programmation des théâtres lyriques augmenta quand, à partir de la fin des années 1860, l’État italien transféra largement aux villes la charge du financement public des théâtres lyriques et que, pour s’assurer des recettes d’exploitation plus certaines, ceux-ci évoluèrent vers une offre moins risquée susceptible d’attirer un public plus large dans des salles de plus grande capacité. L’avantage qu’un compositeur à succès comme Verdi et son éditeur pouvaient retirer de l’exploitation durable et élargie des œuvres entrées dans ce répertoire de succès lyriques était d’autant plus certain que le système de rémunération des auteurs et éditeurs par le droit de propriété littéraire et artistique fut définitivement adopté à l’échelle de la nation italienne en 1865 et renforcé ultérieurement, notamment sous l’impulsion publique et politique de Verdi. Verdi pouvait ainsi distribuer son effort créateur entre de nouveaux projets et la révision d’œuvres peu appréciées lors de leur création, telles que Simon Boccanegra, pour leur assurer une réelle carrière. Les travaux de perfectionnement des œuvres qui avaient été accueillies avec tiédeur ou fraîcheur gagnèrent ainsi en importance quand Verdi, devenu célèbre et fortuné, fut en position de choisir son rythme de production et réagit à l’ouverture croissante des théâtres italiens à la production lyrique internationale.

26 Mais ce comportement doit être relié à l’étude des méthodes de travail de Verdi. Celles-ci commencèrent certes par s’inscrire dans le sillage de celles de ses aînés, et Verdi ne cessa du reste jamais de procéder au travail d’ajustement le plus habituellement requis par les circonstances changeantes dans lesquelles ses œuvres étaient reprises. Pour la plupart des premiers opéras de Verdi, la fluidité de l’œuvre est due à des ajustements pour lesquels David Lawton et David Rosen ont forgé la catégorie de « révisions non définitives » : les ajustements de la ligne vocale et les airs de substitution sont écrits pour des chanteurs particuliers lors des reprises de l’œuvre  [26]. Ces révisions fournissent des variantes utilisables, et constituent le répertoire des matériaux optionnels dont l’emploi bénéficie de l’autorité du compositeur, puisqu’il les a produits et autorisés. Mais ces matériaux, pour la plupart découverts depuis une quarantaine d’années, sont dispersés, plus ou moins bien documentés, et les remaniements de la main d’autres musiciens, copistes et éditeurs que ceux autorisés sont légion, au gré des productions qui furent préparées pour la représentation des œuvres.

27 Mais dès la première partie de sa carrière, à la différence de Rossini, Donizetti ou Bellini, Verdi utilisa des techniques originales de conception préparatoire qui visaient à diminuer l’aléa des décisions à prendre en grand nombre au moment de la mise en répétition de l’opéra, comme c’était pratique courante à ses débuts. Comme l’a révélé l’analyse des manuscrits, le contraste entre les méthodes de travail des années de jeunesse et celles de la maturité est donc moins radical que le veulent les découpages trop scolaires des carrières créatrices en phases nettement séparées [27]. Mais les changements dans le processus de travail qui conduisaient à la planification du travail en amont des représentations étaient cumulatifs, et d’autant plus assurés que les succès se multipliaient. Pour les opéras de sa maturité, Verdi recourut à un usage plus systématique des esquisses, à une conception très développée de la structure de base de l’œuvre, notamment pour encadrer la collaboration avec les librettistes, à une planification de plus longue portée du processus compositionnel par la production d’ébauches de l’ensemble de l’œuvre, et à une pratique plus complexe de l’orchestration, en réservant les raffinements de la mise au point au temps des répétitions  [28].

28 Ces changements affectent aussi la manière dont Verdi réagit aux échecs, dans ses années de maturité, quand sa réputation fut devenue considérable. Il faut distinguer ici le travail sur des opéras majeurs tels que La Forza del Destino, Simon Boccanegra [29] et surtout Don Carlos, que je vais examiner dans la section suivante. Pour chacun de ces opéras, il est commode de distinguer deux versions principales, mais il existe en réalité beaucoup d’étapes de révision, dans la préparation, après les premières représentations, puis à des dates ultérieures. Le compositeur s’emploie à remanier l’œuvre en profondeur pour corriger ce qui a pu provoquer l’échec des premières représentations, puis poursuit le travail sur les remaniements eux-mêmes, et expérimente des solutions nouvelles ou hybrides.

L’œuvre multipliée : révisions, éditions, interprétations

29 Une œuvre révisée en profondeur peut connaître plusieurs états successifs. L’auteur en avait fini avec un premier état de l’œuvre, mais il y revient pour la modifier ou pour l’améliorer, en fonction d’un critère d’optimalité qui n’est pas nécessairement spécifié. Thomas Tanselle a proposé de distinguer deux types de révision, l’une « horizontale » qui revient à modifier l’œuvre par degrés, en l’améliorant et la raffinant, mais en la maintenant dans le même plan de conception qu’à l’origine, l’autre « verticale » qui provoque un changement de nature, en modifiant radicalement l’orientation ou le caractère de l’œuvre  [30]. Dans le premier cas, la révision signifie que l’état premier de l’œuvre est, après décision, tenu pour inachevé ou imparfait et perfectible. Les versions successives de l’œuvre qui constituent le dossier de sa révision définissent la trajectoire de réalisation d’une œuvre unique, dont le dernier état sera jugé le plus satisfaisant. Mais la possibilité d’une fausse amélioration ou d’un acharnement destructeur de certaines qualités inhérentes aux versions antérieures n’est pas exclue : en ce cas, la décision éditoriale longtemps pratiquée, qui fait du texte plus tardif la meilleure expression de l’intention finale de l’auteur, perd son privilège, et c’est la variabilité des jugements portés sur les mérites des versions successives qui fissure le schéma du contrôle auctorial et la subordination de la pratique éditoriale à l’intention de l’auteur. Le second cas, celui de la révision de magnitude supérieure, met en concurrence plusieurs versions, qui se distinguent assez fortement pour exiger d’être considérées et jugées séparément. Dans ce cas, chaque version devrait être tenue pour une œuvre pleinement constituée et singulière, qu’il faudrait se garder de situer dans une série hiérarchisée d’essais et d’erreurs révisables. Mais là aussi surgit la question de savoir qui est juge de la valeur des versions successivement produites. Faut-il s’en remettre entièrement au créateur, qui fournira sa propre évaluation des versions existantes, ou faut-il briser le contrat de souveraineté qui attribue l’entière responsabilité de la décision d’évaluation au créateur, et considérer que le créateur est immergé dans un contexte évolutif de choix sous contrainte, ou de choix sous influence, et que ses décisions incorporent des données changeantes ? Et si l’auteur autorise la mise en circulation de plusieurs versions de son œuvre, n’est-il pas lui-même le fossoyeur très pragmatique de l’argument de l’intention finale  [31] ?

Don Carlos de Verdi

30 Don Carlos est l’un des deux opéras que Verdi écrivit directement pour Paris. Il s’était déjà attaché, pour les Vêpres siciliennes, à incorporer dans son vocabulaire des éléments stylistiques du grand opéra français de Giacomo Meyerbeer, Jacques Fromental Halévy et Daniel-François-Esprit Auber et avait choisi de recourir, pour le livret, à Eugène Scribe, qui avait travaillé avec Meyerbeer. Mais le projet du Don Carlos dépassait ce cadre du grand opéra français : le défi artistique se situait à présent dans le contexte d’une véritable internationalisation de la production lyrique et des carrières, et la concurrence était plus forte entre les compositeurs qui avaient bâti leur réputation d’abord dans leur espace national  [32]. Aucun autre opéra de Verdi n’est aussi long et n’a connu une carrière compositionnelle aussi complexe. Son succès fut modeste au moment de sa création française, et l’œuvre ne parvint pas à trouver sa place dans le répertoire des théâtres lyriques italiens dans ses versions remaniées ultérieures. Il est habituel de dater de la deuxième moitié du XXe siècle la spectaculaire réappréciation de l’œuvre et son succès grandissant, au point que Don Carlos est souvent désigné aujourd’hui comme le sommet de la production verdienne. C’est oublier la carrière brillante que mena l’œuvre en Allemagne et dans les pays germanophones dès les années 1910 et surtout dans l’entre-deux-guerres, mais au prix de considérables interventions des metteurs en scènes, chefs et directeurs des maisons d’opéra allemandes sur la partition, le livret (outre sa traduction) et les indications scéniques  [33].

31 De toutes les œuvres de Verdi, c’est certainement celle dont l’instabilité textuelle exprime le mieux les aléas de sa longue carrière : les difficultés liées à son contexte initial de production (Paris et sa tradition du grand opéra historique, dont Verdi voulait relever le défi), les tentatives de Verdi pour corriger son échec et assurer à l’œuvre une carrière internationale en la révisant abondamment, et la mise en concurrence ouverte des différentes versions italiennes et de la version initiale française, quand vint l’heure de la redécouverte  [34]. Les matériaux qui permettent de documenter les étapes de la composition et les remaniements opérés à diverses reprises sont donc très abondants : correspondances, brouillons des livrets, épreuves successives des livrets, manuscrits autographes, correspondance détaillée sur les révisions des livrets, brouillons de la partition, chronologie des répétitions, manuscrits autographes de la partition, variantes, matériel d’orchestre annoté de la main de Verdi  [35]. La publication et la mise à disposition de ces matériaux augmentent paradoxalement la liberté d’intervention des professionnels. Comme le souligne ironiquement Roger Parker,

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de nouvelles marchandisations de l’objet opératique sont apparues, avec leurs nouvelles prétentions typiques à l’authenticité et leurs nouvelles exigences artistiques et financières. De vieux opéras sont lancés dans de nouvelles éditions, avec la promesse que, pour la première fois, on aura accès à la voix du compositeur, ou bien dans des « versions originales » qui ont peut-être la prétention de nous restituer l’œuvre dans sa pureté originelle, avant que sa réception par le monde entier agisse sur elle et en fasse un banal objet de désir. Ouvrez la porte d’une maison d’opéra aujourd’hui et vous serez peut-être accueilli par une version du Don Carlos de Verdi qui sera si complète qu’elle comportera des éléments qui furent supprimés aux répétitions avant la première représentation de l’œuvre, et qui ne furent jamais joués du vivant du compositeur [36].

33 Verdi avait, en 1850, été invité par le directeur de l’opéra de Paris à composer un nouvel opéra d’après le Don Carlos de Friedrich von Schiller  [37]. Le projet resta d’abord sans suite, puis refit surface, parmi d’autres envisagés pour la scène parisienne, en 1865. Fondé sur un livret de Joseph Méry et Camille Du Locle, il fit l’objet de négociations entre le directeur de l’opéra, Émile Perrin, l’éditeur français de Verdi, Léon Escudier, et le compositeur, afin que l’ouvrage fût monté pour le printemps 1867, date de l’ouverture de l’Exposition universelle de Paris. Verdi apporta avec lui à Paris les quatre premiers actes de son opéra, sous forme d’une partition « squelette » autographe, i.e. un manuscrit qui en était à son premier stade de notation et contenait les parties vocales, la ligne de basse et d’importants solos instrumentaux. Il acheva le cinquième acte lors d’un séjour dans les Pyrénées et fournit l’ensemble aux copistes à la mi-septembre 1866. En orchestrant l’œuvre, Verdi procéda à de substantielles modifications, tout à la fois pour tenir compte des aptitudes vocales des chanteurs réunis pour la distribution et pour des motifs plus directement liés à sa conception d’ensemble de l’œuvre. Les premières répétitions et la générale le conduisirent par ailleurs à une série de suppressions : huit passages de la version parisienne initiale de Don Carlos qui avaient été coupés avant la première furent retrouvés dans les fonds de la Bibliothèque nationale. Après la création parisienne, Verdi révisa plusieurs fois l’œuvre, jusqu’en 1886, date de la représentation à Modène de la dernière version, en cinq actes, qui fut présentée par l’éditeur Ricordi comme approuvée par Verdi et qui opérait une synthèse composite entre les premières versions parisiennes en cinq actes et les versions italiennes réduites à quatre actes.

34 Il est commode de distinguer, comme le fait Harold Powers  [38], deux incarnations de base de l’œuvre, dotées chacune de plusieurs variantes, mais une présentation qui récuse cette distinction en arborescence pour placer sur un même plan les incarnations successives de l’œuvre, même séparées par des différences, a conduit certains musicologues à distinguer au total sept versions. La première forme de l’œuvre est celle de sa création originale pour l’opéra de Paris : pendant la période de préparation et de répétition de l’œuvre, Verdi procéda, comme il était courant, à des modifications, mais dut aussi raccourcir l’œuvre pour des motifs qui étaient moins courants  [39]. Entre la création et la deuxième représentation, Verdi supprima le finale de l’acte IV. Puis Verdi modifia quelques passages de l’œuvre pour sa création à Naples en 1872, en langue italienne. La seconde incarnation de l’œuvre fut préparée en 1882-1883, pour la production en langue italienne à la Scala de Milan en 1884. La révision fut entreprise à partir du texte français du livret, et fut importante, puisque le premier des cinq actes de la version parisienne fut supprimé, tout comme le ballet du troisième acte (le ballet était exigé à l’opéra de Paris) et d’autres remaniements importants furent pratiqués [40]. Une nouvelle mouture de l’œuvre fut préparée en 1886. L’œuvre retrouva alors ses cinq actes : il s’agissait essentiellement de la version milanaise de 1884, augmentée de l’acte dit de Fontainebleau. Cette version en cinq actes et en italien fut donnée à Modène en décembre 1886 et fut publiée par Ricordi en 1887, « avec l’autorisation et l’approbation de l’illustre auteur », précisa l’éditeur.

35 L’ensemble de ces changements a suscité de multiples questions chez les musicologues, les éditeurs et les responsables des productions scéniques et des enregistrements discographiques, après que l’œuvre avait commencé à connaître une spectaculaire réévaluation à la fin des années 1950. Parmi les remaniements opérés, lesquels représentent une révision amélioratrice pleinement voulue par le compositeur, lesquels représentent des tentatives inabouties et non orchestrées, mais dont l’intérêt musical serait à examiner et à réévaluer, lesquels sont imposés par les exigences des autres protagonistes, ou, au contraire, peuvent être considérés comme des compromis acceptables, lesquels conduisent à des solutions hybrides, à des collages stylistiquement désaccordés, à des pertes de cohérence de l’œuvre, etc.  [41] ?

36 La question devient donc celle de l’examen des motivations du compositeur dans les opérations de révision. Mais que sait-on des motifs et des opinions de Verdi quant à cette succession de remaniements ? Comme l’indique Ursula Günther, les jugements qu’il porta ont eux-mêmes fluctué. À la fin de 1882, préparant une nouvelle version pour l’opéra de Vienne qui conduit à la réduction de l’œuvre à quatre actes, Verdi s’irrite des motifs de cette demande de réduction, motivée selon lui par l’habitude qu’ont les Viennois d’aller boire de la bière et manger des gâteaux après la représentation, et qui impose que la représentation s’achève raisonnablement tôt pour permettre l’accès aux restaurants  [42]. Mais de ce labeur fastidieux, Verdi ne se plaint plus quelques mois plus tard, quand il écrit en mars 1883 à son ami le comte Arrivabene que l’œuvre, ainsi devenue « plus concise et plus nerveuse », a gagné en qualité artistique. Mais la représentation à la Scala, basée sur la même solution de l’opéra en quatre actes, lui procure des remords  [43]. Le rétablissement de l’acte de Fontainebleau pour les représentations de Modène en 1886 aurait-il donc fini par manifester la véritable intention du compositeur, au-delà des ajustements et pressions circonstancielles qui s’attachent à la « socialisation » d’une œuvre lyrique, en fonction des exigences des responsables des théâtres, des moyens mobilisés pour les représentations et des caractéristiques des interprètes ?

37 Les hésitations du compositeur ont été partagées par les musicologues qui se divisent sur les mérites respectifs des versions en quatre et en cinq actes. Dans sa vaste étude des opéras de Verdi, Julian Budden  [44] signale que les mérites respectifs de ces versions sont suffisamment différents pour que le jugement demeure constamment ambivalent. Ainsi, la version en quatre actes lui apparaît plus compacte et plus dynamique, les passages modifiés supérieurs musicalement, et la symétrie de l’œuvre mieux établie par la structure en miroir du début et de la fin de l’œuvre. La version en cinq actes de 1886 rétablit la force du thème de l’amour entre Don Carlos et Elisabeth, mais renforce la disparité stylistique. C’est au vu de ces problèmes que des solutions hybrides avaient vu le jour au XXe siècle, quand l’œuvre de Verdi fut l’objet d’un nouvel engouement dans les années 1930. J. Budden signale, par exemple, que la branche allemande de Ricordi produisit en 1932 une version en langue allemande : le metteur en scène Lothar Wallerstein fit pratiquer de multiples modifications – coupes, suppressions d’airs, transpositions, déplacements de passages entre les actes, ajouts et soulignements d’effets par répétition ou augmentation – qui altérèrent sensiblement la lettre et l’esprit de l’œuvre  [45]. Une production londonienne de 1951 réduisit l’opéra à trois actes. Mais sept ans plus tard, toujours à Londres, la collaboration de Carlo-Maria Giulini, pour la direction musicale, et de Luchino Visconti, pour la mise en scène, se fondait sur la version en cinq actes de 1886.

38 Les décisions ont tellement varié et les archives progressivement découvertes pour documenter la genèse de l’œuvre ont à ce point affaibli la position éditoriale traditionnelle que s’est imposée la solution de la multiplicité : éditer et mettre à disposition l’ensemble de ce que Verdi a composé, remanié, sacrifié, transformé, adapté, révisé, et donc la totalité de ce qui est connu des versions successives de l’œuvre. C’est le choix fait pour l’édition critique de l’œuvre parue chez Ricordi en 1980 [46]. La responsabilité du choix est ainsi déléguée aux directeurs d’opéra, aux chefs d’orchestre et aux metteurs en scène, en fonction de leurs propres motivations et contraintes artistiques et matérielles et consacre l’abolition de l’idéal d’une « version définitive ». Mais la place est aussi considérablement augmentée pour le débat critique et musicologique sur les mérites respectifs des différentes versions ainsi mises en circulation. L’accumulation des matériaux issus de la transformation de l’œuvre augmente tout à la fois la connaissance de celle-ci, les possibilités de combinaison modulaire et l’impératif de justification des choix opérés, en les immergeant dans une gamme élargie de possibles rendus disponibles par le travail éditorial critique accompli. Comme l’écrit R. Parker, « le simple fait de choisir le texte à interpréter devient inévitablement un geste interprétatif  [47] ».

39 Ainsi, dans une évaluation critique du travail d’U. Günther, James Grier critique l’importance excessive accordée aux premières versions  [48] – quatre des sept « versions » distinguées et éditées comme telles par U. Günther proviennent de la séquence originelle de création pour l’opéra de Paris de 1866-1867. Par ailleurs, les informations concernant les autres versions ultérieures de Naples (1872), Milan (1883) et Modène (1886) sont moins détaillées, et l’image de l’activité de révision est plus monolithique, puisque les répétitions et exécutions ne jouent plus aucun rôle pour ajuster la partition aux circonstances de présentation, une fois les révisions opérées en amont, dans les trois cas. La préséance accordée à la version parisienne dans le traitement éditorial du versioning fait dès lors question : pourquoi Verdi a-t-il si peu repris à la version parisienne initiale dans sa version finale en cinq actes de 1886, si cette première version était la matrice la plus exacte de sa conception ? La contrainte imposée par les négociations avec la direction de l’opéra de Paris pourrait n’avoir pas été le motif le plus déterminant des révisions. J. Grier fait du reste remarquer à bon droit que les interventions sur le cours de l’œuvre, à partir de sa rédaction initiale, ne nous sont connues, dans l’étude d’U. Günther, qu’à partir du point de vue du compositeur et du récit de ses tribulations créatrices, sans que les motivations des autres protagonistes nous soient accessibles autrement que par le témoignage du compositeur. Le déplacement du débat musicologique vers la mise en intrigue des choix du compositeur et de ses repentirs symbolise le chemin parcouru : Verdi, bien davantage que ses prédécesseurs italiens les plus fameux, a progressivement exercé sur la production et la mise en circulation de l’œuvre un contrôle croissant, en association avec son éditeur. Dans les quelques cas où plusieurs versions de ses œuvres furent successivement représentées, cette multiplicité n’enregistrait plus simplement la variabilité des contextes de représentation et d’exploitation, mais mettait en lumière l’énigme posée par l’activité créatrice du compositeur, par ses négociations et par ses décisions.

Deux œuvres différentes ? Le cas de la révision de Boris Godounov

40 La révision par Moussorgsky de son opéra Boris Godounov après son rejet par le comité du théâtre impérial Mariinski de Saint-Pétersbourg a suscité de multiples et très contradictoires analyses. Rappelons brièvement les éléments principaux de l’affaire. Moussorgsky composa la version originale de son opéra entre octobre 1868 et décembre 1869. L’opéra comporte alors sept scènes réparties en quatre actes. La version révisée, réalisée entre février 1871 et juin-juillet 1872 comprend neuf scènes – six scènes tirées de la version originale et plus ou moins fortement remaniées – et trois scènes nouvellement composées, le nouvel ensemble formant un opéra en quatre actes précédé d’un prologue. C’est cette version qui fut créée sur scène. Mais l’œuvre fut représentée ensuite dans une version révisée et réorchestrée par Nikolaï Rimsky-Korsakov, qui est elle-même connue sous deux formes : c’est la seconde des « versions Rimsky-Korsakov » de l’opéra de Moussorgsky qui assura la première carrière internationale de l’œuvre. Cette version fit elle-même l’objet de divers réaménagements ultérieurs. D’autres versions de l’œuvre furent réalisées par la suite, et notamment celle qu’orchestra Dmitri Chostakovitch, avant que les partitions originales de Moussorgsky fissent l’objet de soigneuses éditions critiques et s’imposent progressivement sur les scènes lyriques internationales.

41 Le cas de Boris Godounov de Moussorgsky et de ses révisions et versions successives offre un intéressant contraste avec celui des versions successives de Don Carlos de Verdi. Non pas tant quant à la méticulosité du travail éditorial qui dut être réalisé pour ordonner la quantité importante de fragments et matériaux de composition qui constituaient des alternatives ou des solutions adoptées puis rejetées à différents moments de la genèse et de la transformation de l’œuvre : Richard Taruskin, dans son étude des versions de Boris Godounov [49], rappelle que Pavel Lamm avait produit une édition magistrale de l’œuvre dès 1928, qui avait beaucoup fait pour clarifier le dossier de la chronologie et de la documentation philologique et bibliographique de l’œuvre. Si l’on suit l’analyse de R. Taruskin, avec Boris Godounov, il ne s’agit plus de faire l’histoire des transformations d’une œuvre en fonction de ses productions successives et des ajustements opérés par le compositeur au gré de celles-ci, en fonction d’exigences principalement pratiques, comme dans le cas des opéras de Verdi. Il s’agit d’examiner la transformation radicale opérée par Moussorgsky d’une version à l’autre de son œuvre et d’en comprendre les motifs et les conditions. Le travail éditorial ne pouvait pas poser la question des motifs de la révision tant que les deux versions étaient considérées indépendamment l’une de l’autre et que la seule question débattue était de savoir quelle version était supérieure à l’autre, et/ou plus proche des intentions du compositeur. En s’interdisant d’examiner le cheminement causal exact de la transformation d’une version 1 en une version 2, les musicologues, les éditeurs, les responsables des théâtres et les chefs impliqués dans la production de nouvelles représentations de l’œuvre ont été principalement conduits à amalgamer les deux versions en prélevant dans chacune ce qui paraissait pouvoir s’additionner pour réaliser un optimum, au point que les versions différentes de l’œuvre qui ont été représentées ont proliféré, sur la base de ces combinaisons changeantes de matériaux empruntés aux deux versions initiales de base.

42 La thèse proposée par R. Taruskin est simple : les deux versions de Boris Godounov sont si différentes entre elles et même si franchement opposées, musicalement, dramatiquement et idéologiquement, qu’il est judicieux de les considérer comme des entités indépendantes, obtenues après un processus de révision radicale de la première mouture de l’œuvre, et qu’il convient de considérer que cette révision n’a rien d’un simple ajustement aux exigences de la direction du théâtre impérial de Saint-Pétersbourg qui refusa de monter la première version en 1871. Le processus de révision était énigmatique. Une insuffisante connaissance des documents disponibles poussa d’abord à choisir l’explication par défaut, et à surestimer le rôle joué par la direction du théâtre impérial. La demande de révision de l’œuvre fut ainsi assimilée à un acte de censure. Cette thèse fut ensuite abandonnée, mais le travail de révision demeurait compris comme une injonction faite à Moussorgsky par le comité de sélection du théâtre et à laquelle il se serait soumis en trahissant son intention originelle. Dans ce scénario, l’évolution de l’œuvre est donc expliquée par une contrainte externe qui fait dévier l’œuvre de la trajectoire de réalisation voulue par son auteur. En réalité, la seule objection sérieuse émise par le comité de sélection contre l’œuvre composée initialement concernait l’absence d’un rôle féminin majeur. Cette lacune résultait de l’opération de condensation radicale de la pièce d’Alexandre Pouchkine à laquelle s’était livré Moussorgsky : pour donner tout son relief au personnage principal, le tsar Boris, le compositeur avait sacrifié l’acte polonais et la seule figure féminine d’importance de la pièce de Pouchkine, Marina.

43 R. Taruskin retrace le détail de ce qu’a été le processus de révision et des interprétations qui en ont été données. Bien que fondé sur une analyse insuffisante des sources qui renseignaient sur le travail entrepris par Moussorgsky pour modifier l’œuvre après son rejet, l’argument d’un gain obtenu grâce à la réélaboration de l’opéra, qui s’opposait à la thèse d’une simple révision sous contrainte, s’est dégagé très tôt, dès 1882. Pour étayer l’interprétation qui s’accorde avec cet argument, R. Taruskin soumet le travail de révision entrepris par Moussorgsky à une analyse contrefactuelle. S’il avait simplement voulu satisfaire les demandes du comité directeur du théâtre impérial, Moussorgsky aurait pu se contenter de réintroduire la scène d’amour entre Marina et le Prétendant (Grigory ou le faux Dimitri), comme il en avait, selon le témoignage de son ami Vladimir Stasov, fait le projet et esquissé la matière musicale. Mais les changements opérés furent beaucoup plus vastes et c’est cette différence qui conduit R. Taruskin à y voir une véritable décision esthétique du compositeur et non pas le simple ajustement à une exigence dramaturgique émise par souci des conventions opératiques. D’où la thèse formulée par R. Taruskin :

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En révisant son opéra, Moussorgsky procéda à rien moins qu’à une refonte totale de la conception de l’œuvre, et s’écarta très largement de Pouchkine, ce qui impliquait non seulement une lecture entièrement différente de l’histoire russe, mais aussi une vision entièrement différente de la nature du drame musical. La révision de Boris Godounov fut motivée par des considérations d’idéologie historiographique, de ton dramatique, et de cohérence dans le déploiement des leitmotivs [50].

45 Pour expliquer l’ensemble des changements que déclencha l’introduction de l’acte polonais, R. Taruskin suggère que c’est avant même d’avoir achevé la version initiale de l’œuvre (et donc d’être confronté au rejet de son œuvre par le comité de sélection) que Moussorgsky avait envisagé de renoncer au traitement trop ouvertement naturaliste de certaines scènes qui pouvait tirer l’œuvre vers la comédie. L’argument de R. Taruskin se précise alors : Moussorgsky aurait entrevu assez tôt une autre voie possible, en supposant à l’œuvre deux réactions possibles, l’une qui la tirait vers la comédie et l’opéra-bouffe, l’autre vers la tragédie. Et c’est donc en revenant vers cet embranchement de son travail, à l’occasion de la révision de l’œuvre, qu’il aurait résolu les problèmes posés par l’introduction d’un nouvel acte, et qu’il aurait accentué la dimension tragique de l’œuvre, en prenant notamment modèle sur le Don Carlos de Verdi.

L’œuvre lyrique inachevée : la mise en intrigue du travail créateur

46 La mise en intrigue du travail créateur suscite une fascination plus grande encore lorsque nous sommes en présence d’œuvres inachevées, et que sont émises les demandes et les propositions d’achèvement. Les arts diffèrent ici par ce qu’on peut appeler, avec Robert Winter  [51], l’inégale pression à l’achèvement (completion). La littérature ou les arts visuels (peinture, sculpture) admettent les œuvres inachevées ou fragmentaires comme des œuvres autonomes, et ont, depuis des siècles, débattu des mérites comparés de l’œuvre pleinement achevée et de celle dont le caractère esquissé ou fragmentaire peut, dans certains cas, offrir un supplément de valeur à la toile ou à la sculpture, en ce qu’il paraît préserver l’état d’immédiat jaillissement de l’inspiration de l’artiste. La musique est dans une situation fort différente. Suppléer par l’imagination la partie manquante ou le caractère esquissé d’une partie d’une œuvre musicale est une opération infiniment plus complexe que dans le cas d’une toile ou d’une sculpture. Les propriétés du medium musical – son architecture temporelle, les propriétés complexes de l’écriture compositionnelle – exigent la complétude de l’œuvre, du moins tant que la forme musicale a des caractéristiques syntaxiques et sémantiques qui confèrent à l’unité d’une œuvre ses propriétés immédiatement reconnaissables de clôture  [52]. Comme le souligne R. Winter, la demande d’achèvement de l’œuvre par l’intervention d’autrui, sur la base de matériaux laissés par le créateur, est non seulement plus forte en musique, mais aussi plus aisée à satisfaire que dans le cas de la littérature, du théâtre ou de la peinture. Comme le théâtre, la musique est un art de performance, essentiellement collectif et ouvert aux arrangements contingents, ce qui le qualifie plus directement à l’intervention d’autrui sur l’œuvre, à la différence de la peinture, qui valorise essentiellement la matérialité du geste personnel de l’artiste. Mais au sein des arts de performance, le caractère abstrait du langage musical écarte une bonne partie des obstacles liés aux décisions que prendrait un auteur soucieux d’achever une œuvre théâtrale, parce que celles-ci impliquent des choix dans la production d’un sens explicite, perceptible immédiatement et sans ambiguïté par le spectateur. Logiquement, l’opéra occupe une position intermédiaire dans cette différenciation : sa matière musicale a la plasticité nécessaire, mais sa substance dramatique impose ses contraintes propres aux initiatives d’achèvement.

47 Les opéras demeurés inachevés par d’illustres compositeurs ont depuis longtemps attiré l’attention, tels L’Africaine de Giacomo Meyerbeer, La chute de la Maison Usher et Rodrigue et Chimène de Claude Debussy, Salammbô, La foire de Sorotchinski, et La Khovantchina de Modeste Moussorgsky. Et certains figurent parmi les œuvres les plus célèbres du répertoire lyrique, tels Moïse et Aron d’Arnold Schoenberg, Les contes d’Hoffmann de Jacques Offenbach, et les deux opéras que je vais examiner, Lulu d’Alban Berg, et Turandot de Giacomo Puccini. Si, comme R. Winter, on cherche à graduer les interventions d’achèvement musical selon leur niveau de difficulté et d’arbitraire, au vu de la quantité et de la disposition des matériaux laissés par le créateur, Lulu figure dans la catégorie la plus simple, celle des œuvres dont l’état d’avancement était tel que leur achèvement paraît requérir essentiellement un travail d’orchestration. Mais les jugements portés sur la construction de l’œuvre ont pourtant mis en question cette évidence. Dans le cas de Turandot, les esquisses disponibles pour les parties manquantes sont, certes, en quantité importante, mais le défaut d’achèvement a son origine dans une difficulté inhérente à la progression dramatique de l’œuvre.

48 Mon propos est d’examiner, à travers ces deux exemples, ce qu’il advient de l’autorité de l’auteur dans les opérations d’achèvement. Dans les deux cas, l’œuvre, qui était proche d’être close, est spectaculairement réouverte à l’intervention d’une multiplicité d’acteurs qui font valoir concurremment la légitimité de leur collaboration, pour suppléer le créateur. Les travaux d’achèvement qui s’ensuivent ne peuvent pas, par définition, obtenir la qualité d’interventions optimales qui mettraient un terme au processus créateur interrompu par la mort du compositeur. Ils sont par essence contestables, mais à des degrés et pour des motifs différents. Dans les deux cas, la légitimité de l’achèvement passe par la mise en intrigue de l’inachèvement. Celui-ci doit être rendu énigmatique pour que la disparition du créateur ne soit plus un simple fait malheureux, mais devienne un symptôme. C’est à ce prix que sont déclenchés les raisonnements contrefactuels et les décisions pratiques qui peuvent localiser l’œuvre inachevée dans la variété ouverte de ses possibles significations et de ses possibles achèvements.

Pourquoi n’avoir pas complété plus tôt l’œuvre inachevée ? Le cas de Lulu de Berg

49 Le second opéra de Berg, Lulu, demeure inachevé quand le compositeur, frappé par un empoisonnement du sang, meurt le 23 décembre 1935. Berg avait commencé à y travailler en 1928, après avoir envisagé plusieurs projets de livret au lendemain de la création de Wozzeck en 1925. Le travail de composition s’étend sur plusieurs périodes : entre 1928 et 1931 pour le premier acte, puis en 1933 pour le deuxième acte, et en 1934 pour le troisième acte. Berg interrompt deux fois le travail sur l’œuvre : en 1929, pour écrire l’air de concert Der Wein, et au milieu de 1935, quand il compose le Concerto à la mémoire d’un ange. La composition de l’œuvre est achevée dans sa forme non instrumentée : la particelle, qui comprend l’ensemble des parties de chant, une partie de piano et des indications d’instrumentation, est achevée en mai 1934. Berg se met à orchestrer l’œuvre en commençant par les sections dont il souhaitait faire une suite de concert, les Cinq fragments symphoniques de Lulu, grâce à laquelle il pourrait promouvoir les représentations de l’opéra à l’étranger. Puis il s’attelle au prologue et à l’opéra dans l’ordre des actes. À la mort du compositeur, l’orchestration des deux premiers actes est intégralement réalisée, ainsi que les 268 premières mesures de la première scène de l’acte III, et les deux sections suivantes de l’acte, qui comprennent l’interlude orchestral en forme de variations et les 70 dernières mesures de l’ouvrage qui figurent dans les Cinq fragments symphoniques de Lulu. Au total, sur les 1326 mesures du dernier acte, 390 ont été orchestrées par Berg avant sa mort.

50 Immédiatement après la mort du compositeur, sa veuve est, comme tous les acteurs les mieux informés du monde musical de l’époque, convaincue que l’achèvement peut être aisément réalisé pour la création de l’œuvre sur scène, prévue pour novembre 1936 à Zürich, puisque la quasi-totalité du dernier acte a été composée et ne demande qu’à être orchestrée. L’opéra n’a après tout rien d’une de ces œuvres inachevées célèbres (Requiem de Wolfgang Amadeus Mozart, Dixième symphonie de Gustav Mahler, etc.) qu’il faut compléter à partir de matériaux très fragmentaires, et donc au prix d’un véritable travail original de composition. Pourtant, il faudra attendre février 1979 pour assister à la création mondiale de l’opéra complet, en 3 actes. Pourquoi l’œuvre quasi achevée d’un compositeur qui fut reconnu comme l’un des grands novateurs de l’art lyrique au XXe siècle, après la création de son Wozzeck, est-elle demeurée figée dans son état d’incomplétude pendant plus de quarante ans ?

51 Erwin Stein, le biographe et éditeur de Berg, indiqua bien, en 1936, dans la préface de l’édition de la partition de chant des actes I et II de l’œuvre, que la composition de Lulu avait été achevée par le compositeur peu avant sa mort et que la publication de l’acte III interviendrait ultérieurement. De fait, la partie vocale de l’acte III fut complétée par Stein à partir de la particelle de Berg et préparée pour sa publication, mais ne fut pas publiée. Qui donc pouvait s’atteler à la tâche de l’orchestration ? Schoenberg, sollicité par Helene, déclina la proposition, tout comme Anton Webern et Alexander von Zemlinsky.

52 La création mondiale de l’œuvre sans le troisième acte eut finalement lieu à Zürich en 1937. Les deux premiers actes furent représentés, et les deux fragments orchestrés provenant de la suite orchestrale furent joués après l’acte deux, pour accompagner la représentation mimée de la dernière scène de l’opéra, celle du meurtre de Lulu et de la comtesse Geschwitz par Jack L’Éventreur. Selon le musicologue Douglas Jarman  [53], c’est le succès considérable de l’œuvre malgré son inachèvement qui provoqua un changement d’attitude d’Helene Berg : pourquoi ne pas publier simplement le matériel du troisième acte laissé par Berg dans son état d’inachèvement, sans aller plus loin ? Est-ce un revirement ou une prise de conscience ? La guerre figea la situation. Mais après-guerre, l’œuvre poursuivit sa carrière dans sa version incomplète, ce qui est un cas à peu près unique dans l’histoire de l’opéra, tant l’incomplétude béante d’une œuvre lyrique devrait la condamner beaucoup plus rapidement qu’une symphonie ou une œuvre instrumentale. Ici un acte sur trois manque, alors qu’il s’agit d’un opéra dont l’architecture a été savamment pensée comme une totalité puissamment structurée  [54]. Et des solutions sont trouvées pour donner un aperçu de la fin de l’œuvre voulue par Berg, telle l’exécution des extraits composés de la Lulu Suite, avec ou sans accompagnement du texte du livret. Mais l’œuvre faisait carrière, fascinait et rendait la question de son achèvement toujours plus pressante. Or l’attitude d’Helene Berg suivit un cours opposé : elle écarta les solutions d’orchestration du troisième acte, au point d’accréditer l’argument de l’inachevabilité de l’œuvre, en raison de son caractère trop lacunaire, qu’auraient confirmé les refus de s’y atteler émis par les compositeurs les plus proches de Berg. Et l’ensemble de l’appareil éditorial d’Universal se raidit, sous l’influence d’Helene, contre les demandes d’information des théâtres et les demandes d’accès aux sources manuscrites faites par les musicologues. Comment expliquer une telle attitude ? Comme une forme suprême de Werktreue ?

53 Helene Berg fit valoir que l’achèvement de l’œuvre était hors de question, et son testament reprend les explications données à maintes reprises pour justifier son refus de voir achever l’acte III de Lulu :

54

Personne n’est autorisé à examiner le manuscrit du troisième acte de Lulu. Et personne ne peut examiner la photocopie de celui-ci chez Universal Edition. La raison pour laquelle je ne pourrai jamais me résoudre à permettre à un autre compositeur d’orchestrer ou de compléter les sections inachevées du troisième Acte est la suivante : après qu’Arnold Schoenberg, Anton Webern et Alexander Zemlinsky eurent expliqué, à l’examen du manuscrit, qu’ils ne pourraient se charger de sa préparation, l’opinion de ces trois amis très intimes d’Alban fut décisive dans ma résolution de ne pas mettre à disposition le manuscrit. De plus, j’éprouve les plus sérieux scrupules à violer les principes d’Alban – surtout lorsqu’il s’agit de la conclusion de ses œuvres, qu’il écrivit toujours avec le sens le plus profond de sa responsabilité – en livrant quelque chose qu’il voulait soumettre à une révision fondamentale (comme me l’assura son ami Webern) avant d’être en mesure de le présenter au public en toute conscience [55].

55 Mais le compositeur autrichien Friedrich Cerha, qui fut secrètement chargé de travailler à l’orchestration du troisième acte par l’éditeur Universal à l’insu d’Helene Berg, a contesté l’argumentation de celle-ci :

56

La création à Zürich ayant remporté un grand succès, Helene en conclut que la version tronquée était elle aussi (ce que personne n’avait d’abord envisagé) scéniquement viable et qu’il n’était par conséquent plus nécessaire de réaliser une version jouable du troisième acte. Elle se déclara cependant en faveur de la publication de la réduction pour piano du troisième acte. Ce fut seulement à partir du début des années cinquante, lorsque les questions concernant le troisième acte se firent de plus en plus nombreuses, qu’elle s’opposa à ce qu’on eût accès au matériel existant et finalement elle spécifia dans son testament que nul n’avait le droit de prendre connaissance du troisième acte. Elle justifia sa décision en prétextant que Schoenberg, Webern et Zemlinsky avaient refusé le travail d’achèvement de cet acte. On supposa tacitement que des raisons concrètes d’ordre artistique avaient été à la source de ces refus. Mais on peut apporter la preuve que ce ne fut pas le cas pour Schoenberg et Webern. Tous ceux qui eurent l’occasion de prendre connaissance du matériel original ont tenu l’achèvement de l’œuvre pour possible, ou l’ont même qualifié d’impérieuse nécessité, qu’il s’agisse de Krenek, de Reich, de Redlich, d’Adorno, d’Apostel, de Zillig ou de Perle [56].

57 L’opposition d’Helene Berg est-elle alors une forme supérieure de Werkverrat ? C’est la conclusion d’une seconde interprétation, qui nous fait basculer dans la biographie de Berg. Le musicologue américain George Perle a, dans son étude sur Lulu[57], cherché à résoudre de cette manière l’énigme d’un achèvement aisé à motiver et à réaliser, mais si longtemps différé. Aucun document n’attestait la position de refus des trois compositeurs cités par la veuve de Berg, mis à part le propre témoignage de celle-ci. C’est en réalité, selon G. Perle, une légende inventée par Helene Berg et cautionnée par l’éditeur. Schoenberg, selon la biographie due à Hanz Heinz Stuckenschmidt, aurait accepté, dans une lettre de condoléances écrite à Helene Berg en 1936, d’orchestrer le troisième acte de l’opéra que Berg lui avait dédié, et l’éditeur annonça que Schoenberg était disposé à effectuer l’orchestration pour la première mondiale de l’œuvre à Zürich en novembre 1937. La position de Schoenberg évolua ensuite, mais sans jamais apparaître comme un refus de principe motivé, comme le prétendait Helene Berg, par l’impossibilité d’achever une telle œuvre  [58]. Schoenberg, qui était le dédicataire de l’œuvre, invoqua deux arguments pour renoncer au travail : les délais très courts imposés par la création de l’œuvre en novembre 1937 et la présence de certains passages auxquels il attribuait une portée antisémite, et qui, dans le contexte de l’Allemagne hitlérienne des années 1930, suscitaient de très vives réticences de sa part  [59].

Une mise en intrigue de l’inachèvement

58 D’où viennent les obstacles mis par la veuve du compositeur ? L’enquête réalisée par G. Perle fait d’abord voler en éclat le mythe de l’harmonie conjugale qui aurait inspiré à Helene un respect quasi religieux de l’intégrité de l’œuvre de son époux. Le musicologue américain dénonce l’abus d’autorité qu’Helene, dans sa posture de veuve éplorée, aurait exercé sur l’œuvre pour de troubles raisons intimes de jalousie à l’égard d’une rivale. Le destin de l’opéra de Berg devient en quelque sorte lui-même une manière d’opéra, où entre en jeu la passion amoureuse qui habita Alban avant et pendant la composition de Lulu, et qui était dirigée non pas vers sa femme Helene mais vers Hanna Fuchs-Robettin, sœur du compositeur viennois Franz Werfel  [60]. Cette seconde trame biographique offre tous les ressorts d’une mise en intrigue de l’inachèvement de Lulu. Il ne s’agit plus de se contenter du simple récit du foudroiement, par la maladie impitoyable, du génie créateur tout entier à son travail attaché, pas plus que de celui de l’inévitable trahison de toute intervention posthume sur un manuscrit inachevé, mais de rechercher tout ensemble à la composition même de Lulu par Alban, et aux obstacles mis par Helene à son achèvement posthume, des motifs et des ressorts secrets, ceux d’une confession autobiographique cryptée dans maints plis et replis de l’œuvre, et dont la veuve de Berg n’ignorait rien  [61]. Après tout, Berg ne s’est-il pas représenté lui-même dans son opéra à travers le personnage du compositeur Alwa, le protecteur et amant de Lulu, et lui-même fils du Docteur Schön, qui a été le premier amant de Lulu ? Et la scène d’étreinte amoureuse entre Alwa et Lulu, dans la maison du Dr Schön, à la fin de l’acte II, n’est-elle pas la dernière partie de l’opéra que Berg ait réussi à réellement achever ?

59 Lulu serait-il alors une autobiographie inavouable dont les intrigues autour de son inachèvement ont seules permis de révéler les diverses couches de sens et la trame intentionnelle dans le travail compositionnel ? Dans ce cas, le musicologue qui se fait historien et enquêteur peut se présenter comme celui qui résout une ténébreuse affaire et rendra illégitime toute obstruction à l’achèvement de l’œuvre. Et, comme l’écrit Esteban Buch, la musicologie anglo-saxonne peut faire la démonstration de sa supériorité. Du côté allemand et autrichien, les musicologues, compositeurs, philosophes et éditeurs impliqués dans l’affaire (Willi Reich, Hans Redlich, Erwin Stein, Theodor Adorno, les responsables de la maison d’édition Universal) agissent comme s’ils étaient mal informés des manœuvres d’Helene pour rendre impossible l’accès aux manuscrits, mais tous paraissent se soumettre à son contrôle et à ses interdits. Le soupçon est qu’ils dissimulent ce qu’ils savent, s’arrêtent dans leurs investigations, réécrivent leurs préfaces des éditions de l’œuvre, ou alors que, comme dans le cas d’Adorno, si proche de Berg et du couple qu’il savait rigoureusement tout, ils soutiennent discrètement les initiatives de ceux qui veulent briser la conspiration du silence, mais sans se rallier officiellement à leur camp. C’est donc du côté anglo-saxon (G. Perle, D. Jarman) que viendra la lumière de la vérité sur cette œuvre, et même sur les dernières grandes œuvres de Berg – sa Suite Lyrique, son Concerto pour violon, Lulu – qui, toutes, sont fondées sur un programme secret. Mais E. Buch lui-même veut jouer son rôle dans cette compétition, en disqualifiant le style énergiquement empirique et tenace de l’investigation anglo-saxonne. « Enquête policière », « rage herméneutique », ce sont les qualifications ironiques que E. Buch donne aux entreprises héroïques de la « new Bergian musicology » qui « perdent Lulu [Perle, qui est aussi compositeur, était candidat au travail d’achèvement du troisième acte  [62]], mais gagnent le droit d’écrire l’histoire »  [63]. Traitant principalement du cas de la Suite lyrique, E. Buch entend délégitimer la dérive biographiste de l’examen des œuvres de Berg par G. Perle et D. Jarman, et pour réaffirmer la nécessité de la « compréhension de la musique elle-même » afin de laisser la musique « faire un pari sur son propre avenir »  [64]. Ce pari, dit-il, est ruiné si l’œuvre est déchiffrée comme porteuse d’une signification explicite, et que celle-ci est rendue d’autant plus excitante qu’elle était secrète  [65]. Pourtant, sans l’acharnement de G. Perle, l’histoire de l’achèvement de Lulu aurait suivi un autre cours, peut-être celui d’un enlisement sans fin. Ne faut-il pas voir dans l’entreprise des intrépides musicologues-enquêteurs anglosaxons une sorte de ruse de l’histoire ? Leur penchant biographiste ne servirait-il pas une bonne cause, celle du desserrement de l’étau qui, sous le contrôle de la veuve de Berg, figeait le destin de l’œuvre, et qui, même pour des motifs troubles de scandale biographique enfin révélé (l’adultère, foyer de l’inspiration et de l’énergie créatrice), finit par démultiplier l’intérêt profane pour l’œuvre et réussit à faire de son achèvement un événement considérable  [66] ?

60 G. Perle a donné le récit de sa propre implication dans l’enquête sur la séquestration de la partition de l’acte III, et relaté ses échanges de correspondance avec l’éditeur. Il obtint en 1963 de consulter la réduction chant/piano de l’acte III préparée par Stein en 1936 et les photostats de la propre particelle de Berg et acquit la conviction que la composition de l’œuvre avait en effet été bel et bien achevée par Berg et que la réalisation instrumentale de la partition par une autre main que celle de Berg était parfaitement possible. En réalité, il n’était pas le premier à obtenir l’autorisation de transgresser l’interdit émis par Helene Berg. Il découvrit plus tard qu’Universal Edition, la grande maison viennoise qui fut l’éditeur exclusif de Berg, avait déjà donné l’autorisation de consultation des matériaux relatifs au troisième acte à Cerha en 1962, après que celui-ci eut assisté à une représentation de l’œuvre à Vienne, sous la direction de Karl Böhm, et eut cherché à en savoir davantage sur le troisième acte en s’adressant à l’éditeur. Une autre histoire de l’ (in) achèvement de l’œuvre s’enclencha alors.

61 Les responsables d’Universal Edition ne pouvaient pas ignorer que l’œuvre tomberait inévitablement dans le domaine public au terme de la période de sa protection légale  [67]. Figer la situation dans l’état d’immobilisme total imposé par l’interdit d’Helene Berg parut, au début des années 1960, d’autant plus néfaste que l’opposition de celle-ci n’avait aucune valeur légale. L’intérêt manifesté par Cerha se mua en collaboration secrète avec Universal, dès que les responsables de la maison d’édition eurent acquis la conviction que ce compositeur avait tout à la fois les compétences artistiques requises et les qualités de discrétion, de patience et de loyauté indispensables à la mise en chantier d’un projet d’achèvement que l’éditeur souhaitait contrôler étroitement. Une commande secrète fut ainsi passée par le patron d’Universal Edition, le Dr Schlee, à Cerha, dont l’existence ne devait être rendue publique qu’après la disparition d’Helene Berg. Au total, Cerha travailla à l’achèvement du troisième acte, et à la révision de l’édition des deux premiers actes due à Hans Erich Apostel, entre 1962 et 1973, puis révisa son travail d’achèvement en 1976-1977, après la mort d’Helene Berg (en 1976), et publia encore en 1983 une liste d’errata à l’édition de la partition complétée qui était parue en 1980.

62 La Fondation Alban Berg, créée par Helene Berg en 1968 pour assurer la perpétuation de l’action entreprise en faveur de l’œuvre du compositeur, voulut tout d’abord empêcher la représentation de l’œuvre avec son troisième acte, puis se résolut à un curieux compromis qui signa la fin de l’interdit : l’exécution de l’œuvre complétée serait autorisée à condition qu’elle ne soit pas jouée trop fréquemment et que la version en deux actes continue d’être disponible et représentée. Le confinement de la partition en son état inachevé venait ainsi d’être officiellement levé, dans l’ambiguïté d’un compromis dépourvu de toute portée pratique : qui donc pourrait déterminer et imposer un seuil de fréquence raisonnable pour la représentation de la version en trois actes ?

De l’inachèvement factuel de l’œuvre à l’inachèvement perpétuel de sa production scénique

63 L’histoire de l’achèvement de cette œuvre majeure si peu inachevée paraît se clore sur les très chaleureux éloges adressés à Cerha par le monde musical et par les musicologues après la création de la version complète en 1979 et sa publication. Mais le destin d’une œuvre inachevée est de laisser les scénarios contrefactuels indéfiniment ouverts à la discussion ou à la controverse. L’exercice de l’analyse et de l’appréciation critiques peut s’y alimenter aisément. Rappelant que le test le plus décisif pour une œuvre lyrique ou dramatique est sa production sur scène, Mosco Carner, musicologue et critique à qui l’on doit notamment des ouvrages sur Puccini et Berg, se demanda, après avoir découvert l’œuvre dans sa version complétée, ce qu’aurait fait au juste Berg s’il avait vécu plus longtemps. Car le propre des créations lyriques est d’inspirer fréquemment à leurs auteurs des modifications et des ajustements au vu des premières réalisations scéniques. Et M. Carner d’énumérer toute une série de points sur lesquels le travail de révision aurait été profitable ou, à tout le moins, imaginable. Berg lui-même, après avoir achevé le prologue le 6 mai 1934, n’avait-il pas écrit le même jour à Webern :

64

Le fait que j’aie mené à son terme la composition de Lulu ne m’a pas rendu aussi absolument heureux que je l’aurais cru. Dans l’avant-dernière partie, il demeure quelques choses qui ne sont que brièvement esquissées et qui sont à retravailler plus tard. Maintenant j’ai aussi à mettre en révision (comme on dit des automobiles) la composition tout entière depuis le début. La composition de l’œuvre s’est étirée sur plusieurs années et on n’a pas une vision complète de la manière dont la musique se déroule. Je suis forcé de revenir en arrière, ce qui conduira à faire des retouches. Tout ceci exigera encore deux ou trois semaines, de sorte que je ne serai en mesure de commencer l’instrumentation qu’au mois de juin [68].

65 L’achèvement de la partition de Lulu, dans l’état où Berg l’a laissée, ne fournit donc, selon M. Carner, qu’une partie des réponses, et ne corrige qu’une partie des regrets suscités par la mort du compositeur [69]. On retrouve ce même argument dans la présentation d’un enregistrement pris sur le vif, à l’opéra de Vienne, de la version en deux actes de Lulu, en 1968, à l’époque où la version complétée n’existait pas. La publication de cet enregistrement date de 2004 : dans un essai sur l’œuvre contenu dans la publication, le metteur en scène et dramaturge Richard Bletschacher, longtemps attaché à l’opéra de Vienne, défend la solution de la représentation de l’œuvre inachevée en deux actes et l’ajout final habituel. Il récuse, d’une part, l’argument d’une organisation puissamment symétrique de l’œuvre autour de l’épisode pivot qu’est l’interlude orchestral de la musique pour un film imaginaire, au milieu du deuxième acte, et il fait valoir, d’autre part, les faiblesses dramatiques et musicales du tableau parisien du troisième acte, en faisant l’hypothèse que Berg lui-même, s’il avait eu le temps d’achever l’œuvre, aurait certainement procédé à une révision complète et à des corrections et coupures. Il conclut de l’examen de la « question vivement controversée » de l’achèvement de l’œuvre que « l’expérience montre que l’œuvre est mieux servie si l’on ne donne, comme auparavant, que les deux premiers actes orchestrés par Berg, avec l’interlude tiré de la suite d’orchestre et illustré par une pantomime, et l’intervention finale de la comtesse Geschwitz. Cette solution de ‘fortune’ souvent expérimentée présente du moins l’avantage d’une concision dramatique saisissante »  [70].

66 Il aura assurément manqué à Berg tout à la fois le temps nécessaire pour orchestrer l’œuvre, le temps pour la réviser et en rectifier tel ou tel élément de détail ou de grande ampleur, et le temps de la mise à l’épreuve de l’œuvre lors de ses premières représentations.

67 En l’absence de l’intervention directe du compositeur dans l’histoire encore chaude de son œuvre en devenir, les interventions qu’opèrent sur l’œuvre et sur ses significations tous ceux qui la font vivre par leur travail supplétif et interprétatif sont plus visibles et plus disputées. L’activité des interprètes, des metteurs en scène et des entrepreneurs lyriques qui se sont emparés de Lulu dans sa version complétée bénéficie-t-elle d’un surcroît de liberté parce que l’œuvre n’aura jamais qu’une identité incertaine, malgré la fidèle minutie de la réalisation du dernier acte ? C’est le jugement porté par G. Perle à la fin de son étude sur Lulu, pour clore provisoirement l’histoire paradoxale de l’achèvement longtemps différé d’une œuvre quasi complète. G. Perle s’en prend ouvertement à la production scénique réalisée par Patrice Chéreau et Richard Peduzzi, pour la création mondiale de la version en trois actes, dirigée par Pierre Boulez à l’opéra de Paris en février 1979, mais aussi à la mise en scène ultérieure de Götz Friedrich, qui se place dans le sillage de la liberté interprétative revendiquée par P. Chéreau [71]. Accusé par G. Perle d’irrespect et d’incompréhension à l’égard de l’œuvre de Berg et de son livret basé sur la pièce de Frank Wedekind, P. Chéreau répliqua que Berg lui-même ne s’était pas senti tenu de respecter l’œuvre de Wedekind. Ainsi se redistribueraient les cartes de la responsabilité auctoriale : le metteur en scène réagit au soupçon de s’approprier plus que la position d’interprète et de s’ériger en co-créateur, en arguant d’une simple homologie de légitimation – agir à l’égard de Berg comme Berg a procédé à l’égard de Wedekind.

68 Le bilan de l’enquête sur le cas Lulu est remarquable. L’histoire de l’achèvement de l’œuvre incomplète peut s’écrire comme un emboîtement de scénarios contrefactuels : sans doute Berg aurait-il non seulement orchestré, mais révisé plus exactement son œuvre après avoir été impliqué dans sa production sur scène pour le début de carrière effective de son opéra. Sans doute Schoenberg aurait-il accepté d’orchestrer l’œuvre si le contexte historique de l’Allemagne hitlérienne et antisémite ne l’avait pas éloigné d’Europe et n’avait pas provoqué chez lui des soupçons d’antisémitisme à l’égard du livret de l’œuvre et des choix de Berg, soupçons récusés par des voix aussi autorisées que celle d’un Karl Kraus. Sans doute Helene Berg n’aurait-elle pas pu maintenir l’acte manquant au secret si l’éditeur avait choisi une autre voie que celle de la soumission au diktat de l’épouse, et s’il avait déclenché plus tôt, et au grand jour, ce qui demeura longtemps une opération clandestine d’achèvement confié à un compositeur aussi compétent que discret sur son travail. Sans doute Lulu n’aurait-elle pas bénéficié d’une nouvelle naissance aussi spectaculaire, une fois le troisième acte orchestré et complété, si les responsabilités respectivement attribuées au compositeur, au dramaturge dont l’œuvre était adaptée et remaniée par le compositeur, au compositeur orchestrateur de l’acte manquant et aux responsables des productions scéniques de la version complète n’avaient pas symbolisé aussi directement l’entrelacs de liberté créatrice, de fidélité scrupuleuse et de coup de force esthétique dont chacun espérait prendre sa part.

Turandot, l’énigme de la fin inachevable

69 Puccini mourut avant d’avoir achevé son dernier opéra, Turandot [72]. Celui-ci entre dans cette catégorie d’œuvres dont l’incomplétude fascine parce que la courbe incertaine du travail créateur s’identifie exactement avec l’arc de vie de l’artiste, et que leur rupture est simultanée : nulle trace d’impuissance, tout au contraire, l’artiste meurt au travail ou presque, tout entier habité par l’urgence vitale de donner à l’art ses dernières forces. C’est alors sous la forme du pur regret que la demande et l’attente publiques d’un achèvement peuvent être exprimées. La finitude de l’existence n’est-elle pas cette forme supérieure et ultime d’imperfection qu’il serait heureux d’abolir, s’agissant d’œuvres et de chefs-d’œuvre appelés à franchir le temps humain et à dépasser les frontières d’une vie ? Nulle part, il n’est plus aisé de voir surgir un raisonnement contrefactuel de sens commun, et la demande de résolution du problème qu’il suscite : qu’aurait donc été l’œuvre si le compositeur avait vécu un peu plus longtemps ? Mais, comme le fait remarquer R. Parker  [73], l’inachèvement scellé par la mort du créateur déclenche, dans bien des cas, et notamment ici, une mise en intrigue qui ne veut plus se satisfaire simplement de l’évidence d’une simultanéité – l’artiste est proche de la fin de l’œuvre et tout proche de sa propre fin, les deux fins coïncident tristement. Et si l’inachèvement avait une cause plus profonde que la simple exténuation du souffle de vie ? Que contient en effet la fin de l’œuvre ? La princesse Turandot, jusque-là pleine de haine pour les hommes, succombe à l’amour que lui témoigne Calaf, et tous deux célèbrent leur passion devant le peuple. Linda Fairtile suggère que « cette ultime manifestation du pouvoir rédempteur de l’amour ne représente plus simplement le climax d’un seul opéra, mais bien le point culminant de toute la carrière de Puccini, qui, jusque-là, avait essentiellement reposé sur la peinture de l’amour comme une force destructrice  [74] ». L’exégèse psychanalytique peut donc trouve ici un bon point d’appui : « l’échec de Puccini à achever le duo d’amour final ne peut pas être simplement imputé à la survenue de sa tragique maladie ; il semble provenir de quelque chose de profondément établi en lui, d’obstacles dans son inconscient », soutient M. Carner  [75]. L’argument figurait déjà en arrière-fond du dossier de l’achèvement de Lulu, il est explicite ici.

70 Puccini composait ses opéras à un rythme plus lent que la plupart ses contemporains, notamment en raison de ses hésitations dans le choix de ses livrets et des demandes fréquentes de modification adressées à ses librettistes, une fois un projet engagé. Exigeant pour ses textes, Puccini tenait aussi le plus grand compte des réactions et des avis d’autrui (chefs, chanteurs, impresarios, amis, éditeur) après la création d’une nouvelle œuvre, lorsqu’il entreprenait des révisions  [76]. La genèse de Turandot obéit à ce schéma, sauf pour le travail de mise au point lors des répétitions précédant les premières représentations d’une nouvelle œuvre et pour les révisions postérieures à celles-ci. Puccini et ses deux librettistes, Giuseppe Adami et Renato Simoni, travaillèrent pendant quatre ans, et procédèrent à de multiples modifications et réorientations du projet. L’essentiel du travail de composition et d’orchestration progressa cependant dans l’ordre des séquences de l’œuvre. À la fin de mars 1924, presque tout était achevé et déjà envoyé aux graveurs, par son éditeur Ricordi, à l’exception des deux scènes de la fin, que Puccini avait considérées d’emblée comme la clé de l’œuvre. C’est au travail sur ces scènes qu’il consacra les huit derniers mois de sa vie. Leur importance était, à ses yeux, décisive, puisque, dès 1921, il avait écrit à l’un de ses librettistes que le duo de la fin, dans lequel la princesse se métamorphose, devrait être « le clou de l’œuvre, quelque chose de grand, de fort, d’inédit [77] ». Mais les propositions de ses librettistes ne le satisfaisaient pas. Trois brouillons en avaient déjà été rédigés à la fin de 1923, et un quatrième, en février 1924, n’était guère meilleur. Le travail de révision se poursuivit dans les mois suivants. Dans l’été, la maladie de la gorge qui s’était déclarée en mars (un cancer de la gorge dont il ignora le diagnostic qui en fut fait en octobre 1924) paralysa le travail du compositeur. Reprenant son travail en septembre 1924, Puccini réclama encore des modifications à ses librettistes, et finit par se déclarer satisfait de la dernière mouture du duo final. En une dizaine de jours, il écrivit vingt-trois pages d’esquisses musicales, qui couvraient le premier tiers de la scène et divers passages ultérieurs. Mais la maladie progressait et des traitements et une opération furent tentés à Bruxelles en novembre, qui le privèrent de sa voix. Affaibli, Puccini mourut d’un arrêt cardiaque le 29 novembre 1924. Rien de plus n’avait été écrit après les vingt-trois pages d’esquisses.

71 William Ashbrook et Harold Powers ont donné une analyse détaillée de Turandot et des difficultés posées par la scène finale [78]. Le problème principal concerne l’extrême contraste entre le comportement des deux principaux personnages féminins. Liu met sa passion amoureuse au-dessus de sa vie, puisqu’elle sacrifie sa vie en refusant de révéler sous la torture le nom du prince Calaf, ce qui provoquerait la perte de celui-ci. Turandot, dans la scène qui suit la mort de Liu et qui clôt l’œuvre, passe brusquement de l’inflexibilité la plus cruelle à l’éblouissement amoureux. Dans la pièce de Carlo Gozzi dont l’opéra s’inspire, cette transformation de Turandot était préparée à plusieurs reprises et rendait le revirement amoureux plus crédible en raison d’un traitement assez complexe de l’intrigue dans les trois derniers actes de la pièce. Dans l’opéra, tel que l’ont conçu les deux librettistes de Puccini, ces complexités sont abandonnées, et la conversion de Turandot à l’amour est précipitée. Et les moyens musicaux grâce auxquels Puccini veut suggérer que cette conversion est rétrospectivement crédible interviennent trop tardivement. La solution dramatique imaginée par Puccini pour permettre la transformation d’une princesse de glace en princesse de feu – un baiser passionné de Calaf, métaphore de l’acte sexuel – est rendue d’autant plus difficile que l’opéra a accumulé les tensions potentielles avec cette fin inattendue, en soulignant le contraste entre la cruauté vivement soulignée de Turandot et l’humanité généreuse et pathétique de l’autre figure féminine, Liu. L’œuvre laissée par Puccini s’interrompt précisément sur la scène qui accorde à Liu le statut de personnage dramatiquement et psychologiquement central par sa cohérence et par sa puissance expressive.

72 L’étude détaillée de la genèse de l’œuvre révèle combien le dénouement prévu est apparu problématique à Puccini et a freiné la composition de la scène ultime. La correspondance entre Puccini et ses librettistes révèle les demandes répétées de Puccini pour une amélioration du texte du duo, et les manœuvres dilatoires des librettistes. Le travail s’enlisait : pas moins de cinq versions du duo final furent produites. Arturo Toscanini lui-même, qui allait diriger la création de l’œuvre, se déclarait, selon Puccini, insatisfait du duo. Les changements demandés aux librettistes parvenaient à Puccini au moment où la maladie empirait, mais sans le faire renoncer à des demandes d’amélioration supplémentaires. W. Ashbrook et H. Powers concluent ainsi leur étude de la genèse de l’œuvre et de l’impasse du troisième acte :

73

Après avoir suivi le parcours sinueux [de l’élaboration de l’œuvre] jusqu’en ce point, nous avons de nombreuses raisons de penser que Puccini fut incapable d’achever la dernière section de Turandot, parce que ses librettistes usèrent plus que d’habitude de manœuvres dilatoires et s’occupaient de leurs propres carrières. Si Puccini avait reçu le texte quasi définitif en avril 1924 et non en octobre, le mois avant sa mort, il aurait certainement trouvé l’énergie de composer et d’orchestrer ces quinze dernières minutes de musique. Mais il semble que pour Adami et Simoni, il était devenu pratiquement impossible de contenter Puccini ; on peut comprendre comment, en étant ignorants de l’état de santé du compositeur, ils étaient tentés de donner la priorité à d’autres considérations.
En lisant les lettres attentivement, on ne peut s’empêcher par ailleurs de penser que pour l’essentiel, l’impasse dans laquelle était l’œuvre vient du fait que Puccini repoussait sans cesse le moment de s’attaquer à la scène finale, et insistait pour obtenir des révisions de passages déjà révisés plusieurs fois, parce qu’il se sentait de plus en plus incapable de rassembler ses forces pour atteindre ce sentiment de « surexcitation de chaque fibre et chaque atome » dont il avait besoin pour composer.
Un passage de l’une des dernières lettres de Puccini à Adami, datée du 22 octobre 1924, suggère qu’il a pu réaliser [...] qu’une partie du problème posé par la conclusion de l’opéra venait de ce que l’attention s’était concentrée sur Liu dans la scène du suicide et du cortège funèbre qui précédait la scène finale [79].

74 Comme dans le cas de Lulu dix ans plus tard, des témoignages de compositeurs amis de Puccini, rapportés dans la presse, laissèrent entendre qu’au vu des matériaux d’esquisse laissés par le compositeur, il ne restait plus qu’à compléter l’orchestration et que l’opéra serait donc facile à achever rapidement pour la création mondiale. Et comme le fait remarquer L. Fertile, il était aussi dans l’intérêt de l’éditeur de faire croire que l’œuvre était quasiment achevée, « pour préserver le pouvoir mystique et financier de l’œuvre finale d’un compositeur récemment décédé  [80] ». Toscanini, qui devait conduire la première, et qui avait collaboré au travail d’achèvement de Nerone, le dernier opéra d’Arrigo Boito que la mort l’empêcha de finir, fut un temps pressenti pour la mise au point de la fin de Turandot, mais proposa à Ricordi de confier le travail à un jeune compositeur, Franco Alfano, au demeurant sous contrat éditorial avec le même Ricordi et donc aisé à contrôler. L’œuvre fut créée en avril 1926. Toscanini, qui ne dirigea que la création de l’œuvre et ne la conduisit jamais plus ensuite, interrompit la représentation avant la scène finale écrite par Alfano et déclara que « l’opéra s’achevait en ce point puisque c’est ici que le Maître était mort » (selon les mots qu’avait prononcés Puccini avant sa mort pour évoquer la représentation incomplète). Mais la fin écrite par Alfano fut jouée dès la deuxième représentation et régulièrement ensuite. C’est ici qu’intervient la controverse autour de cette fin qui permit à Alfano de transmettre à la postérité son nom autrement que sous son identité de compositeur à part entière.

75 À la demande de Toscanini, soutenu par Ricordi, Alfano fut prié de faire d’importantes coupes dans le finale qu’il avait mis au point et de remplacer des passages de son invention par du matériel thématique de Puccini. Toscanini exigeait en somme qu’il fût tenu le plus grand compte des esquisses et des idées laissées inutilisées par Puccini, alors qu’Alfano justifia ses initiatives par l’état très lacunaire des matériaux d’esquisse dont il avait connaissance.

76 Les indications laissées par Puccini mentionnaient certes que l’œuvre devait s’achever sur un grand chœur reprenant les motifs de l’air célèbre de la première scène du troisième acte, Nessun dorma. Mais les critiques, notamment hors d’Italie, furent très vite réservés ou hostiles à l’égard de cette fin, et soulignèrent que l’orchestration d’Alfano tirait l’œuvre vers un apogée conclusif trop univoque et grandiloquent (des chœurs triomphants, une orchestration lourde), loin de l’écriture nuancée de Puccini, alors même que les thèmes exploités par Alfano étaient directement repris de l’œuvre.

77 La chute imminente de l’œuvre dans le domaine public incita l’éditeur Ricordi à commander à Luciano Berio la composition d’une nouvelle fin dont l’une des vertus est de prolonger la protection de l’œuvre et le flux des droits d’auteur et d’éditeur qui lui sont associés. Familier du travail compositionnel opéré sur des œuvres du passé (de Monteverdi, de Schubert, de Mahler, de Weill, de Verdi, de Bach) selon divers protocoles d’intervention créatrice, Berio eut accès aux archives concernant l’œuvre et aux quelque trente pages d’esquisses existantes. Le résultat proposé par Berio porte toutes les marques directement audibles d’une intervention d’un créateur contemporain sur une partition du passé – mise en valeur de la modernité et des aspects wagnériens de l’œuvre, changements harmoniques, recours aux ambiguïtés tonales et à l’atonalité, dans le prolongement des innovations introduites par Puccini lui-même en différents points de sa partition, utilisation du célesta, du xylophone et du vibraphone, usage de fleeting sound masses. L’œuvre s’achève sur le progressif effacement de la musique dans le pianissimo, ce qui lui confère une mystérieuse ambiguïté sans commune mesure avec la solennité simplement pompeuse de l’intervention triomphale du chœur proposée par Alfano.

78 Berio décrivit ses intentions dans un entretien en 2002, l’année où sa version de Turandot achevée fut créée sur différentes scènes internationales :

79

Je crois que Turandot fut laissée inachevée non pas en raison de la mort de Puccini, mais parce qu’il fut trahi par un livret impossible : ce conte oriental qui se clôt sur un happy end est d’une vulgarité indescriptible, et c’est cela qui fit problème à Puccini. [...] J’ai repensé complètement le finale : plus de happy end, mais une conclusion plus ouverte et plus retenue, une vision orientale des choses, moins déterministe, moins évidente. [...] J’ai simplifié, écarté du livret les choses les plus vulgaires, toujours en accord avec les concepts musicaux que je me suis formés à l’étude des esquisses [81].

80 Marco Uvietta a longuement examiné le travail réalisé par Berio et distingué les divers types d’opérations dans ce processus de recomposition  [82]. D’une part, la dramaturgie est reconsidérée pour gagner en plausibilité. Berio procède à des coupures dans le texte de la scène finale, et supprime notamment l’intervention du chœur dans lequel le peuple célèbre la princesse : comment glorifier une princesse responsable de tant d’atrocités et comment entrer en sympathie avec le sentiment amoureux de Calaf après qu’il a assisté au suicide de Liu qui sacrifie sa vie pour le sauver ? Berio opte pour une fin plus ambiguë, qui dissout l’œuvre et suspend tout jugement moral, sur le mot final amore. D’autre part, Berio prend soin de préparer la scène finale par l’insertion d’un interlude orchestral qui suggère les tourments intérieurs de Turandot, et sa transformation psychologique.

81 Qu’advient-il des trente esquisses laissées par Puccini pour le finale de l’œuvre ? Alfano n’utilisa qu’une très faible partie de ce matériel des esquisses. Berio en exploite la plus grande partie, dans un savant montage dont l’interlude symphonique mentionné à l’instant est le principal bénéficiaire. Et à la différence de la réexploitation chorale de l’air Nessun dorma qui avait valu à Alfano les critiques contre la pompe et l’invraisemblance psychologique de sa solution, Berio reprend la mélodie dans une réminiscence purement instrumentale.

82 La troisième initiative de Berio est de renforcer la cohérence dramaturgique de la fin de l’opéra, conformément à l’une des pratiques compositionnelles de Puccini, la création d’un réseau d’autocitations qui constituent autant de rappels de divers passages antérieurs de l’œuvre. Ces rappels motiviques ont des propriétés expressives et sémantiques propres à installer la fin de l’œuvre dans une relation de continuité renforcée.

83 Où se situent les interventions les plus personnelles de Berio ? Les passages librement composés, notamment les quelque trois minutes d’interlude symphonique, conduisent Berio à introduire des citations brèves d’œuvres de Richard Wagner (Tristan und Isolde), de Schoenberg (Gurre Lieder), de Mahler (Septième symphonie), choisies pour leur ressemblance avec les fragments de la musique existante de Turandot, et qui ont pour effet de relier Puccini à une autre sphère esthétique que celle où il était ancré, celle de la musique austro-allemande postromantique des compositeurs de la modernité la plus audacieuse de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Le résultat est une accentuation délibérée de l’hétérogénéité du style, à laquelle contribuent les partis pris d’orchestration et de couleur instrumentale choisis par Berio. Le paradoxe de la situation est le suivant. Alors qu’il fut constamment reproché à Alfano de n’avoir qu’insuffisamment tenu compte de tout le matériel d’esquisses laissées par Puccini, pour réaliser la fin de l’acte III, en rejetant tout ce qui ne pouvait pas trouver manifestement place dans le contexte de cette scène finale, Berio a proposé une solution qu’il prétendit plus authentique, parce qu’elle serait plus fidèle à l’esprit qu’à la lettre de l’œuvre. Mais son travail de recomposition des scènes finales signale ouvertement que son intervention est une greffe placée sur une œuvre à jamais inachevée. Son intervention est reliée à l’œuvre par l’exploitation de réminiscences, de matériaux thématiques et d’esquisses, mais elle se propose d’orienter l’œuvre vers les choix que le compositeur de la fin du XXe siècle veut faire correspondre aux intentions profondes de Puccini. Le problème à résoudre n’est plus de savoir à quelle distance du matériau lacunaire des esquisses se tenir pour les compléter, mais de dénouer la difficulté posée par la construction du livret, par le renforcement de la cohérence dramatique et psychologique de l’œuvre et le soulignement de l’ambiguïté de son dénouement. Pour nous faire aimer davantage Turandot, Berio, nouveau Calaf, transforme en quelque sorte l’inachèvement en une énigme à résoudre, au lieu d’y lire la simple conséquence du décès du créateur.

84 Une autre voie aurait été possible : connaissant les méthodes de travail de Puccini et sa façon d’exploiter ses matériaux d’esquisse à mesure qu’il progresse dans la composition de ses partitions, un musicologue rompu aux techniques de l’édition critique pourrait prétendre réaliser l’achèvement en suturant les lacunes du manuscrit  [83]. La formule d’achèvement inventée par Berio est plus arbitraire et invite à d’autres tentatives, à mesure que l’environnement de la présentation de l’œuvre change, puisqu’elle tire ouvertement parti de l’évolution du langage musical après Puccini pour projeter l’œuvre vers le présent d’une modernisation pleinement identifiable, et donc vouée à porter toutes les marques du contexte particulier dans lequel elle a été réalisée.

85 J’ai cherché à mettre en évidence quatre facteurs qui impriment au travail créateur ses propriétés de variabilité, dans le cas précis que j’ai examiné, celui de l’opéra.

86 Il faut d’abord cerner les caractéristiques propres de l’art lyrique. La production et l’exploitation de l’œuvre y ont une complexité d’organisation et un coût économique tels que le travail de création est assorti de multiples prestations d’ajustement et de refaçonnage contingents. J’ai montré comment l’élargissement du marché lyrique en Italie, les innovations entrepreneuriales des éditeurs et la mise en œuvre des droits patrimoniaux reconnus à l’artiste et à l’éditeur ont soutenu la demande de contrôle croissant du créateur. La réputation de Verdi et son pouvoir de négociation sur le marché lyrique national puis international ont agi comme des leviers économiques et politiques essentiels pour accélérer cette évolution.

87 Dans tout art, le travail créateur est recueilli dans des œuvres. Lorsque l’impératif d’originalité imprime ses exigences à l’invention et à la compétition artistiques, le coefficient d’incertitude sur l’effectuation du travail s’accroît. Si le créateur était assuré d’atteindre son but, c’est qu’il aurait satisfait aux prescriptions et aux critères de réalisation d’un cahier des charges bien spécifié, mais sa liberté d’invention se serait largement volatilisée. D’où le cheminement tâtonnant du travail, que la réalisation de l’œuvre ne clôt pas nécessairement. L’œuvre peut être révisée si l’artiste rencontre des obstacles et des contraintes qu’il n’a pas su identifier d’emblée et si la première carrière de l’œuvre lui fournit les occasions nécessaires de mise au point, ou si la réception défavorable de l’œuvre le pousse à des réélaborations plus radicales. Mais le cours incertain du travail créateur se mêle ici aux facteurs de variabilité mentionnés plus haut pour corriger l’hypothèse d’une optimisation progressive de l’œuvre, au gré des séquences successives de retravail. Le dossier génétique de l’œuvre, en amont d’un premier achèvement, et l’étude de ses éventuelles transformations, à l’aval de celui-ci, figurent dans toutes les éditions critiques contemporaines. L’hypothèse d’une version unique, ou supérieure, de l’œuvre, idéalement fidèle aux intentions du créateur, et idéalement complète, ne résiste pas à l’accumulation des preuves du caractère contingent du travail et des choix du créateur. La mise à disposition des matériaux de la création, qui est elle-même alimentée régulièrement par de nouvelles découvertes archivistiques et par la prise en compte de nouvelles dimensions de la contingence de la pratique, a considérablement affaibli cette hypothèse. Celle-ci peut tout au plus agir comme un principe régulateur dans la recherche d’efficacité pratique, quand les choix sont nombreux et que les coûts d’assemblage des ingrédients de la production et de coordination des différentes catégories de professionnels impliqués sont élevés.

88 En troisième lieu, la réalisation contingente des œuvres lyriques créées dans une économie de projet met en évidence les négociations et les arrangements caractéristiques de l’organisation de la production d’opéra. Le créateur y est doté d’un pouvoir de contrôle sur son œuvre qui varie certes avec la hauteur de sa réputation, mais qui, au début de la période examinée, s’exerce dans des limites assez étroites. L’histoire de l’opéra peut s’écrire aussi comme celle de la capacité d’intervention des différents acteurs essentiels de la production : compositeurs, librettistes, directeurs d’opéra, impresarios, chanteurs, chefs d’orchestre, metteurs en scène, décorateurs, éditeurs, mécènes publics et privés, groupes influents d’auditeurs, critiques agissant en conseillers, musicologues responsables de l’établissement et de l’édition des textes qui peuvent être impliqués dans les choix de production. Il est impossible de procéder autrement qu’à une analyse stylisée du poids respectif de ces acteurs dans les arrangements de travail. Un arc d’évolution peut être esquissé. Le pouvoir de négociation des chanteurs sur les ingrédients de la représentation est à son maximum dans la première partie du XIXe siècle, notamment en raison du caractère modulaire de l’œuvre composée de numéros. Le couple compositeur-éditeur s’approprie progressivement une part essentielle des prérogatives détenues par les impresarios et par les intermédiaires du marché, au milieu du XIXesiècle. Le metteur en scène, principalement confiné dans une relation de subordination (la gestion efficace des postures et des déplacements scéniques des chanteurs), augmente sa capacité d’intervention à la fin de ce siècle, quand la reconnaissance de son expertise (la légitimité et l’originalité de son rôle dans l’esthétisation de la mise en scène) s’appuie sur les innovations du monde théâtral. La visibilité de son intervention est directement corrélée à la constitution d’un répertoire de chefs-d’œuvre dont la représentation doit être sans cesse renouvelée et actualisée. À partir des années 1970, c’est l’intervention du musicologue qui devient plus visible. En mettant en évidence la part contingente de flexibilité des œuvres de spectacle, la musicologie se laisse elle-même gagner par l’ambition de réallouer les cartes de l’autorité sur l’œuvre : tout un courant de la musicologie contemporaine  [84] met en avant la force propre d’innovation des interprètes et des metteurs en scène, et la contribution propre des publics qui reçoivent et consomment les œuvres. Il s’agit en somme de transformer la science des œuvres en science des œuvres représentées, ou en science des biens artistiques intermédiaires durables, selon mon vocabulaire. Comment ? En projetant l’analyse de l’œuvre et de ses variantes dans une triple dimension, selon l’argument de P. Gossett : celle du jugement esthétique à porter sur la valeur relative des états multiples de l’œuvre, celle de l’enquête historique à mener sur les raisons contingentes de modifier et de réviser l’œuvre, celle de l’étude de la carrière des œuvres et des choix contingents qu’opèrent tous les acteurs des multiples représentations des œuvres du répertoire. Comme le compositeur de ces œuvres n’est plus là pour agir sur les choix d’édition et d’interprétation, c’est entre musicologues, interprètes et metteurs en scène que la « juridiction » professionnelle  [85] sur le diagnostic, les solutions possibles et les décisions viables se négocie.

89 Enfin, l’examen minutieux de deux dossiers célèbres d’opéras laissés inachevés, mais proches d’un achèvement, par la mort de leur compositeur m’a permis de procéder à une forme d’expérience naturelle. Qu’advient-il quand nous supprimons les deux premiers facteurs de variabilité, autrement dit quand le compositeur n’a pas pu accompagner son œuvre dans la phase critique de sa mise au point initiale ni procéder à des révisions ultérieures ? Si la réputation de l’artiste et la qualité de l’œuvre sont grandes, l’achèvement paraît s’imposer. L’autorité et le contrôle qui doivent être exercés sur les opérations à entreprendre sont l’objet de négociations et de conflits qui mettent en pleine lumière le rôle de tous ceux à qui j’ai imputé le troisième facteur de variabilité. Mais la délégation d’autorité apparaît, dans le cas de la création, comme une injonction contradictoire quand il faut suppléer l’auteur. Celui qui prétend achever l’œuvre incomplète doit se montrer inventif et scrupuleux.

90 Certains principes de cette analyse valent d’abord pour l’étude du travail par projet dans les arts de représentation. D’autres peuvent contribuer à une théorie sociologique plus générale du travail créateur. Ainsi en va-t-il de l’un des résultats de mon exploration : si le créateur avance dans son travail sans disposer de principes de choix totalement explicitables et continûment opératoires, c’est qu’il procède par d’incessantes comparaisons, variations, expérimentations, avant de clore un état de l’œuvre. Et s’il reprend l’œuvre pour la modifier, il laisse des traces de plus en plus visibles de ce travail d’expérimentation. Il peut même considérer son travail comme potentiellement interminable lorsqu’il fait de chaque œuvre particulière un élément d’expérimentation qui ne prend sens que dans l’arc complet de sa production. La mise à disposition de ces états multiples permet à d’autres que le créateur de réactiver ce processus de comparaison : ceux qui s’affairent autour de l’œuvre à représenter disposent des moyens de comparer l’œuvre à elle-même en ses différentes réalisations et propositions. Ils ont ainsi prise sur l’œuvre, qui redevient contingente, dans l’aura de sa valeur consacrée.

Notes

  • [*]
    Ce texte a pour origine des recherches menées lors de mon séjour en qualité de fellow au Wissenschaftskolleg de Berlin, en 2006-2007, lorsque j’entrepris d’étudier la question de l’achèvement dans l’art. Je remercie mes collègues fellows pour les échanges que nous avons eus et tout particulièrement Joseph Bergin, Horst Bredekamp, Béatrice Longuenesse et Alain Schnapp. Et je remercie l’organisation du Wissenschaftskolleg et ses responsables pour la merveilleuse qualité de leur appui scientifique. Je veux aussi remercier chaleureusement Philip Gossett et Jann Pasler pour leur lecture critique d’une première version du présent texte et pour leurs remarques très stimulantes.
  • [1]
    - Sur les mécanismes et la dynamique des évaluations et des attributions de signification par le jeu des comparaisons relatives, en l’absence de toute qualification possible de la valeur d’une œuvre en termes absolus, je me permets de renvoyer à Pierre-Michel MENGER, Le travail créateur. S’accomplir dans l’incertain, Paris, Gallimard/Le Seuil, 2009, chap. 6.
  • [2]
    - Pour une présentation d’ensemble de la génétique dans le domaine littéraire, voir Almuth GRÉSILLON, Éléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, PUF, 1994.
  • [3]
    - Faisant notamment référence à la sociologie des textes proposée par Donald McKenzie, Roger CHARTIER, Inscrire et effacer. Culture écrite et littérature (XIe-XVIIIe siècle), Paris, Gallimard/ Le Seuil, 2005, p. 9-10, énonce ainsi le programme d’une approche qui entend dépasser les perspectives de l’approche philologique et bibliographique et les abstractions de l’approche déconstructionniste : « La production, non pas seulement des livres, mais des textes eux-mêmes, est un processus qui implique, au-delà du geste de l’écriture, différents moments, différentes techniques, différentes interventions : celles des copistes, des libraires éditeurs, des maîtres imprimeurs, des compositeurs, des correcteurs. [...] Le processus de publication, quelle que soit sa modalité, est toujours un processus collectif, qui implique des acteurs nombreux et qui ne sépare pas la matérialité du texte de la textualité du livre. Il est donc vain de vouloir distinguer la substance essentielle de l’œuvre, tenue pour toujours semblable à elle-même, et les variations accidentelles du texte, considérées comme sans importance pour sa signification. Pourtant, les variations multiples imposées aux textes par les préférences, les habitudes ou les erreurs de ceux qui les ont copiés, composés ou corrigés, ne détruisent pas l’idée qu’une œuvre conserve une identité perpétuée, immédiatement reconnaissable par leurs lecteurs ou auditeurs. » Voir aussi Donald F. MCKENZIE, Bibliography and the sociology of texts, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.
  • [4]
    - Jean STAROBINSKI, « Approches de la génétique des textes : Introduction pour un débat », in L. HAY (dir.), La naissance du texte, Paris, Corti, 1989, p. 209.
  • [5]
    - Jaakko HINTIKKA, L’intentionnalité et les mondes possibles, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires de Lille, [1975] 1989, p. 183.
  • [6]
    Ibid.
  • [7]
    - Jon ELSTER, Ulysses unbound : Studies in rationality, precommitment, and constraints, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 202 sq., propose de considérer la création comme une maximisation sous contrainte, mais en se référant à un critère de maximisation locale atteinte à travers une succession d’expérimentations par petites variations et par sélection dans l’ensemble des matériaux ainsi engendrés. Voir aussi Donald CAMPBELL, « Blind variation and selective retention in creative thought as in other knowledge processes », Psychological Review, 67-6, 1960, p. 380-400.
  • [8]
    - C’est par exemple ce que souligne Bernard BRUN, « Brouillons vs Manuscrits : de l’art proustien d’écrire », Études françaises, 28-1, 1992, p. 83-90, ici p. 87, en évaluant l’apport de la critique génétique à l’analyse du travail créateur de Proust : « La plus importante conséquence de la critique génétique, c’est de dégager l’idée d’inachèvement. Par définition, le brouillon, le manuscrit sont inachevés puisqu’ils sont destinés à être remplacés par un autre état du projet, du chantier de l’écrivain. Mais si la version imprimée n’était pas non plus la dernière ? On ne parle pas ici spécialement des œuvres posthumes ou inachevées, mais de l’infini qui se trouve à l’intérieur même du texte, et que l’on découvre vite quand on commence à étudier les avant-textes (brouillons, manuscrits, etc.). Chaque version de ce qui n’a pas été retenu par le romancier contient en soi des fils narratifs, des romans qui n’existeront pas. »
  • [9]
    - Roger PARKER, Remaking the song : Operatic visions and revisions from Handel to Berio, Berkeley, University of California Press, 2006, p. 3.
  • [10]
    - J’ai exploré cette question dans P.-M. MENGER, Le travail créateur..., op. cit., chap. 9.
  • [11]
    - Carl DAHLHAUS, Die Musik des 19. Jahrhunderts, Wiesbaden, Athenaion, 1980.
  • [12]
    - Philip GOSSETT, « Éditions critiques des musiques du XIXe siècle », in J.-J. NATTIEZ (dir.), Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, t. 2, Les savoirs musicaux, Le Méjan/ Paris, Actes Sud/Cité de la musique, 2004, p. 1037-1038.
  • [13]
    - Voir sur ce point John ROSSELLI, The opera industry in Italy from Cimarosa to Verdi : The role of the impresario, Cambridge, Cambridge University Press, 1984.
  • [14]
    - Philip GOSSETT, Divas and scholars : Performing Italian opera, Chicago, The University of Chicago Press, 2006 : Alessandro ROCCATAGLIATI, « The Italian theatre of Verdi’s day », in S.L. BALTHAZAR (dir.), The Cambridge companion to Verdi, Cambridge, Cambridge University Press, 2004.
  • [15]
    - Les plaintes contre les délais impossibles à tenir étaient innombrables. Nous nous émerveillons certes que des chefs-d’œuvre tels que Le barbier de Séville et L’Italienne à Alger de Rossini ou La somnambule de Vincenzo Bellini aient pu être produits en moins d’un mois, mais il faut rappeler, avec P. GOSSETT, Divas and scholars..., op. cit., chap. 2, que toutes les œuvres n’étaient pas écrites et montées dans de telles conditions, et il faut écarter aussi toute hypothèse de corrélation positive ou négative entre talent, vitesse de travail créateur et réussite esthétique, en rappelant que très peu d’œuvres furent des chefs-d’œuvre d’un niveau équivalent à celui de ces opéras écrits dans l’urgence.
  • [16]
    - Jann PASLER, « Political anxieties and musical reception : Japonisme and the problem of assimilation », in A. GROOS et V. BERNARDONI (dir.), Madama Butterfly : L’orientalismo di fine secolo, l’approccio pucciniano, la ricezione, Florence, L.S. Olschki, 2008, p. 17-53, s’est ainsi demandé si le déclenchement du conflit russo-japonais, en février 1904, avec ses implications internationales et ses effets sur les alliances européennes, n’avait pas retenti sur la réception de Madame Butterfly de Puccini, basé sur l’histoire d’une jeune geisha japonaise qu’un officier américain épouse, puis délaisse, et qui se suicide après avoir appris le remariage américain de celui dont elle a eu un enfant et dont elle attendait le retour. Lors de sa création, le 17 février 1904, à la Scala de Milan, l’opéra fut un fiasco retentissant et si imprévu qu’on soupçonna un sabotage délibéré de la part de rivaux de Puccini et de son éditeur. Après une série de remaniements, l’opéra connut une réception et une carrière triomphales, trois mois plus tard.
  • [17]
    - A. ROCCATAGLIATI, « The Italian theatre of Verdi’s day », art. cit., p. 18.
  • [18]
    - Harrison C. WHITE et Cynthia A. WHITE, Canvases and careers : Institutional change in the French painting world, New York, J. Wiley, 1965.
  • [19]
    - P. GOSSETT, Divas and scholars..., op. cit., p. 97.
  • [20]
    Ibid., p. 98-99. P. Gossett détaille les innovations introduites par Giovanni Ricordi. Copiste attaché à la Scala de Milan, celui-ci avait acquis le droit d’exploiter à son profit les œuvres qu’il copiait, mais ce droit demeurait limité, et ne valait que pour la diffusion commerciale d’extraits des œuvres. Il élargit progressivement son activité, notamment en inventant une technique d’impression plus rapide pour satisfaire la demande des amateurs, puis obtint des théâtres avec lesquels il travaillait à Milan des concessions plus importantes pour l’exploitation des œuvres. Quand la Scala lui céda ses archives de manuscrits, partitions autographes et matériels d’orchestre, il acheva de transformer son travail de copiste en une véritable entreprise, dont les théâtres eux-mêmes devinrent les clients. Dès le milieu des années 1820, Ricordi réussit à exploiter avec succès la demande croissante d’œuvres lyriques, en prenant soin de louer les partitions complètes, dans un jeu savant et lucratif de négociations bilatérales avec les théâtres, et en se gardant bien d’en réaliser et d’en vendre des éditions imprimées.
  • [21]
    Ibid., p. 100.
  • [22]
    Ibid., p. 50-52.
  • [23]
    - Luke JENSEN, « An introduction to Verdi’s working methods », in S.L. BALTHAZAR (dir.), The Cambridge companion to Verdi, op. cit., p. 257-268.
  • [24]
    - A. ROCCATAGLIATI, « The Italian theatre of Verdi’s day », art. cit., p. 22.
  • [25]
    Ibid., p. 23. Il décrit ainsi le système contractuel mis au point par Verdi et Ricordi : « Le compositeur cédait directement à Ricordi ses partitions avant la création de l’œuvre, mais pas tout d’un bloc : des versements étaient prévus pour la production initiale, pour la vente des partitions imprimées, et pour les droits de distribution à l’étranger, et pour chaque reprise de l’œuvre pendant dix ans. Dans ce dernier cas, Verdi passa d’un versement fixe à la rémunération au pourcentage après 1850 : 30% puis un peu plus tard 40 % du produit des droits de location lui étaient versés. Ainsi, même lorsque Verdi contractait directement avec un théâtre comme pour Rigoletto, il conservait les droits d’exploitation de l’œuvre pour lui-même, et pouvait les négocier avec des éditeurs. »
  • [26]
    - David LAWTON et David ROSEN, « Verdi’s non-definitive revisions », Atti del terzo congresso inernazionale di studi verdiani, Parme, Instituto di studi verdiani, 1974, p. 189- 237. À l’inverse, lorsqu’une œuvre était transformée par Verdi au point d’acquérir une identité suffisamment distincte de l’ancienne version et d’être réidentifiée sous un nouveau nom, les musicologues parlent de « révision défnitive ». Tel est le cas de Aroldo (créé en 1857), que Verdi reprit et remania après l’échec de Stiffelio (1850), en partie dû aux contraintes exercées par la censure religieuse. Lorsque la révision est importante, mais ne se substitue pas à la première incarnation de l’œuvre, les deux versions figurent dans le catalogue du compositeur, sous le même nom (Macbeth, révisé dix-huit ans après sa création, à l’intention de la scène parisienne) ou sous des noms différents (Jérusalem est une version révisée, pour l’opéra de Paris, de I Lombardi).
  • [27]
    - Voir Philip GOSSETT, « Der kompositorische Prozess : Verdi’s Opernskizzen », in M. ENGELHARDT (dir.), Giuseppe Verdi und seine Zeit, Laaber, Laaber Verlag, 2001, p. 169- 190 ; L. JENSEN, « An introduction to Verdi’s working methods », art. cit.
  • [28]
    - Voir L. JENSEN, « An introduction to Verdi’s working methods », art. cit., p. 264, et P. GOSSETT, Divas and scholars..., op. cit., p. 51.
  • [29]
    Simon Boccanegra fut commandé à Verdi par le Teatro La Fenice de Venise, où sa création, en 1857, rencontra un succès modéré. En 1859, l’œuvre fut produite à la Scala et ce fut un fiasco total, ce qui conduisit Verdi à envisager sa révision. Ce n’est pourtant qu’en 1879 que ce travail de révision fut entrepris, en collaboration avec le compositeur et librettiste Arrigo Boito, dont il voulait certainement tester aussi les capacités avant de travailler avec lui à un projet plus important, Otello. Quant à La Forza del Destino, comme P. Gossett l’indique dans le programme du festival de Caramoor qui, en 2008, se proposait de réhabiliter les mérites de la première version de l’opéra, il connut une succession de remaniements. L’œuvre devait être créée à Saint-Pétersbourg en 1861, mais la défection de la cantatrice principale, tombée malade, repoussa la première représentation en 1862. Verdi en profita pour effectuer diverses modifications. Puis l’œuvre fut encore remaniée en 1863 pour des représentations à Madrid. Verdi procéda ultérieurement à une révision plus importante, qui conduisit à la deuxième « version » de l’œuvre, représentée à la Scala de Milan en 1869.
  • [30]
    - Thomas TANSELLE, « The editorial problem of final authorial intention », Studies in Bibliography, 29, 1976, p. 168-212, ici p. 193.
  • [31]
    Ibid., p. 192.
  • [32]
    - Sur l’importance que joua le modèle français du grand opéra pour la carrière internationale de Verdi et de Richard Wagner, voir Carolyn ABBATE et Roger PARKER, « Le grand opéra chez Verdi et Wagner », in J.-J. NATTIEZ (dir), Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, op. cit., p. 1205-1220.
  • [33]
    - Voir Gundula KREUZER, « Voices from beyond : Verdi’s Don Carlos and the modern stage », Cambridge Opera Journal, 18-2, 2006, p. 151-179.
  • [34]
    - Le cheminement précis du travail créateur de Verdi pour chacune de ses œuvres n’a été réellement révélé que depuis la mise en chantier, à la fin des années 1970, de l’édition critique complète des opéras de Verdi sous la direction de P. Gossett. Elle permet tout à la fois de montrer que les œuvres peu ou pas remaniées par Verdi sont l’exception, mais aussi de calibrer exactement l’ampleur du travail de réélaboration.
  • [35]
    - Voir Ursula GÜNTHER, « La genèse de Don Carlos, opéra en cinq actes de Giuseppe Verdi, représenté pour la première fois à Paris le 11 mars 1867 », Revue de Musicologie, 58-1, 1972, p. 16-64, et 60-1/2, 1974, p. 87-158 ; Julian BUDDEN, The operas of Verdi, t. 3, From Don Carlos to Falstaff, Londres, Cassell, 1981.
  • [36]
    - R. PARKER, Remaking the song..., op. cit., p. 4.
  • [37]
    - L’œuvre de Friedrich von Schiller connut elle-même plusieurs remaniements, après son premier achèvement au printemps 1787 : l’œuvre fut produite dans deux versions, en vers et en prose, modifiée dans sa version versifiée, et remaniée pour les éditions qui se succédèrent jusqu’à ce que l’œuvre fût figée par Schiller dans sa dernière version éditée de 1805.
  • [38]
    - Harold POWERS, « Verdi’s Don Carlos : An overview of the operas », in S.L. BALTHAZAR (dir.), The Cambridge companion to Verdi, op. cit., p. 213-214.
  • [39]
    - Avant la répétition générale, Verdi supprima certains passages significatifs dans les actes IV et V. Puis d’autres coupes et allègements furent opérés après la répétition générale, une fois qu’il fut apparu que l’œuvre durait quelque 3 h 47 minutes. À sa grande fureur, Verdi dut céder aux injonctions de la direction du théâtre qui se souciait de la longueur de l’œuvre pour permettre aux spectateurs regagnant la banlieue parisienne de pouvoir prendre le dernier train après minuit. Les modifications réalisées par Verdi représentèrent un gain de 19 minutes, selon les essais effectués aux répétitions. Voir U. GÜNTHER, « La genèse de Don Carlos... », art. cit., 1974, p. 143-146.
  • [40]
    - Du premier acte, dit de Fontainebleau, seule la romance de Don Carlos fut conservée, pour être déplacée et adaptée pour l’acte II ; le duo entre Philippe et Posa fut largement réécrit, la scène d’ouverture et le ballet, à l’acte III, furent remplacés par un prélude instrumental, et différents autres remaniements furent opérés, comme la réinjection d’éléments de la version de 1867, auquel Verdi avait renoncés avant la première parisienne.
  • [41]
    - Verdi, lui-même, cité d’après J. BUDDEN, The operas of Verdi, op. cit., p. 153, avait mis en garde contre les risques que comporte l’écriture d’un opéra, en signalant les méandres possibles du travail de composition dans le temps de la collaboration avec les librettistes : « Pour bien faire, on devrait écrire d’un seul souffle, pour ainsi dire, en remettant à plus tard la question de compléter, de modifier et de polir l’esquisse générale. Sans quoi on risque d’écrire un opéra à la manière d’une mosaïque, qui manque et de style et de caractère. L’exception représentée par Meyerbeer ne s’applique pas : malgré toute la force de son génie, même lui eut à perdre un temps considérable dans la mise en musique de ses livrets, et ne sut éviter le relâchement de style qui est parfois palpable dans ses chefs-d’œuvre, et qui donne à croire qu’il s’agit du travail de deux compositeurs différents. Le constat s’impose : la longueur excessive d’un livret met en péril l’effet d’ensemble d’un opéra, même lorsqu’il est le fruit d’un compositeur de génie. »
  • [42]
    - Selon la lettre qu’il écrit à son ami Giuseppe Piroli le 3 décembre 1882, et que cite U. GÜNTHER, « La genèse de Don Carlos... », art. cit., p. 17.
  • [43]
    - Lettre du 29 janvier 1884 à Arrivabene, ibid.
  • [44]
    - J. BUDDEN, The operas of Verdi, op. cit., p. 153. Pour une vue d’ensemble simple, voir David ROSEN, « Don Carlos as Bildungsoper : Carlos’ last act », Cambridge Opera Journal, 14-1/2, 2002, p. 109-131, ici p. 111.
  • [45]
    - Sur ce point, voir aussi G. KREUZER, « Voices from beyond... », art. cit.
  • [46]
    - Ursula GÜNTHER et Luciano PETAZZONI (dir.), Giuseppe Verdi, Don Carlos. Edizione integrale delle varie versioni in cinque e in quattro atti (comprendente gli inediti verdiani), Milan, G. Ricordi, 1980.
  • [47]
    - Cité par D. ROSEN, « Don Carlos as Bildungsoper... », art. cit., p. 112.
  • [48]
    - J. GRIER, The critical editing of music..., op. cit., p. 206 sq.
  • [49]
    - Richard TARUSKIN, « Musorgsky vs. Musorgsky : The versions of Boris Godunov », 19th-Century Music, 8-2, 1984, p. 91-118, et 8-3, 1985, p. 245-272.
  • [50]
    - Richard TARUSKIN, « Boris Godunov », New Grove Dictionary of Opera, Oxford, Oxford University Press, 2007-2009, cité d’après Grove Music Online, sans pagination.
  • [51]
    - Robert S. WINTER, « On realizations, completions, restorations and reconstructions : From Bach’s The Art of Fugue to Beethoven’s Tenth symphony », Journal of the Royal Musical Association, 116-1, 1991, p. 96-126.
  • [52]
    - Voir sur ce point Leonard B. MEYER, Emotion and meaning in music, Chicago, University of Chicago Press, 1956.
  • [53]
    - Douglas JARMAN, Alban Berg. Lulu, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 43.
  • [54]
    - Comme l’écrit D. JARMAN, ibid., p. 46-47, « durant les quarante premières années de son existence sur scène, Lulu fut condamné à être joué comme un torso incomplet en deux actes, un handicap auquel peu d’opéras pourraient survivre et qui, dans le cas de Lulu, avait un effet dévastateur tant sur l’architecture minutieusement calculée de la musique que sur la signification de l’opéra ».
  • [55]
    - Cité d’après George PERLE, The operas of Alban Berg, t. 2, Lulu, Berkeley, University of California Press, 1985, p. 262-263.
  • [56]
    - Extrait du texte de Friedrich Cerha pour le premier enregistrement de la version en trois actes de Lulu, dirigée par Pierre Boulez (DGG, 463617-2), après les représentations en création mondiale de l’œuvre achevée, à l’opéra de Paris, en 1979, dans la mise en scène de Patrice Chéreau et les décors de Richard Peduzzi. Voir aussi Friedrich CERHA, Arbeitsbericht zur Herstellung des 3. Aktes der Oper Lulu von Alban Berg, Vienne, Universal Edition, 1979.
  • [57]
    - G. PERLE, The operas of Alban Berg, op. cit.
  • [58]
    - On trouve même, sous la plume de certains commentateurs, l’argument selon lequel Arnold Schoenberg était lui-même l’auteur d’un opéra inachevé, son Moïse et Aaron, et que l’état d’inachèvement n’avait donc rien de mutilant. Voir par exemple Lothar KNESSEL, « Lulu, opéra en trois actes, à l’Opéra National de Vienne », livret accompagnant la publication de l’enregistrement de la représentation dirigée par Lorin Maazel le 24 octobre 1983 à Vienne et publié en disque par RCA BMG en 1998.
  • [59]
    -Theodor ADORNO, Alban Berg. Le maître de la transition infime, Paris, Gallimard, [1968] 1989, avait indiqué qu’il était aisé de répondre aux objections de Schoenberg. Dans son Arbeitsbericht sur l’achèvement du troisième acte de l’œuvre, F. Cerha examine ces objections et invoque Karl Kraus pour défendre Berg et justifier l’interprétation qui peut être donnée des passages litigieux.
  • [60]
    - La passion de Berg pour Hanna Fuchs-Robettin est littéralement cryptée dans sa Suite lyrique, à travers l’utilisation des initiales de leurs deux noms comme éléments pivots dans le choix et l’organisation de la matière musicale développée dans l’œuvre. Cette déclaration d’amour cryptée nous est connue par l’exemplaire imprimé de la partition qu’Alban offrit à Hanna et qu’il annota copieusement de sa main pour livrer le programme secret de chacun des mouvements et de l’œuvre entière. G. Perle apprit en 1976 l’existence de cette passion secrète et celle de cet exemplaire annoté de la Suite lyrique par la veuve du compositeur viennois Alexander von Zemlinsky. En 1977, il rendit alors visite à la fille d’Hanna, qui lui montra la partition ainsi qu’un ensemble de lettres de Berg à Hanna. Il révéla la même année l’existence de ce programme secret dans la revue de l’International Alban Berg Society, qu’il avait co-fondée dix ans plus tôt notamment pour contrebattre l’opposition mise par Helene Berg et l’éditeur Universal Music à l’achèvement de Lulu. Voir Esteban BUCH, Histoire d’un secret. À propos de la « Suite lyrique » d’Alban Berg, Arles, Actes Sud, 1994, p. 55 sq.
  • [61]
    - Dans une lettre à Alma Mahler, écrite après la mort de Berg, sa veuve indique que leur vie commune n’avait rien d’idéalement harmonieux et fusionnel et qu’elle avait même connaissance de la « passion poétique » d’Alban pour Hanna, tout en en minimisant la portée, tant elle supposait Alban absorbé principalement par son travail.
  • [62]
    - E. BUCH, Histoire d’un secret..., op. cit., p. 55, mentionne cet extrait d’une correspondance entre G. Perle et Hans Redlich, le deuxième biographe de Berg, dans lequel G. Perle fait part de « son désir soutenu d’être l’homme qui finalement préparera la partition complète du troisième acte ».
  • [63]
    -E. BUCH, Histoire d’un secret..., op. cit., p. 62, et plus largement, pour sa propre enquête sur l’affaire, p. 47-84.
  • [64]
    Ibid., p. 63, souligné par l’auteur.
  • [65]
    Ibid., p. 64. L’argument d’E. Buch, tel que je le comprends, paraît être celui-ci. La signification de l’œuvre doit rester latente (la Suite lyrique a les caractères d’un « opéra latent ») pour que l’œuvre soit dotée de ses chances d’universalité et n’apparaisse pas comme le produit d’une culture sentimentale bourgeoise baignant dans l’hypocrisie (l’amour passionné dans l’adultère maintenu secret, comme ressort de la création). Mais l’histoire de l’interprétation des œuvres ne peut relever en aucun cas d’un point de vue normatif. Et du reste la préférence pour l’opacité contenue dans le point de vue normatif d’E. Buch n’est qu’une position interprétative parmi d’autres.
  • [66]
    - D. JARMAN, Alban Berg..., op. cit., p. 49-50, rappelle que la création mondiale de la version complète de l’opéra fut enveloppée d’un parfum de scandale – celui de l’embargo sur le troisième acte qui fut exercé par une veuve outragée et qui ne put être levé qu’après sa mort – qui attira l’attention de la grande presse et contribua au retentissement de la soirée. Que le monde politique et culturel (le Guardian note la présence de Raymond Barre, Edward Heath, Helmut Schmidt, Wieland Wagner) se soit rassemblé pour connaître l’épilogue de l’affaire Lulu ressemble à un miroir tendu par l’œuvre à la salle, à une mise en abyme spectaculaire de la première scène (située à Paris) de l’acte III.
  • [67]
    - C’est du reste le même constat qui avait conduit Helene Berg à rédiger un codicille secret à ses dernières volontés testamentaires, dont le neveu de Berg fut le dépositaire. Selon G. PERLE, The operas of Alban Berg, op. cit., p. 285, ce codicille précisait qu’à l’expiration du copyright sur l’œuvre, la partition et l’ensemble des manuscrits et des matériels relatifs au troisième acte devaient être mis en lieu sûr pour éviter les tentatives désordonnées et malheureuses d’achèvement de Lulu.
  • [68]
    - Cité d’après G. PERLE, The operas of Alban Berg, op. cit., p. 240.
  • [69]
    - Mosco CARNER, « Berg and the reconsideration of Lulu », The Musical Times, 1686, 1983, p. 477-479.
  • [70]
    - Richard BLETSCHACHER, « Alban Berg et l’opéra littéraire », livret de Lulu, enregistrement de la représentation du 16 décembre 1968 à l’opéra de Vienne sous la direction de Karl Böhm, publié par Andante en 2004, p. 56.
  • [71]
    - D. JARMAN, Alban Berg..., op. cit., p. 50-51, motive ainsi le même type d’argumentation. Après avoir indiqué que « dans l’histoire entière du répertoire lyrique, il n’existe sans doute aucun opéra dont le compositeur ait été plus précis que Berg dans ses exigences quant à la mise en scène de Lulu », il note que ce qui était peut-être excusable dans les mises en scène de la version tronquée ne l’est plus de la version complète en 3 actes : « Les productions qui traitaient cavalièrement les exigences de Berg n’étaient pas inhabituelles dans les années où l’œuvre était représentée dans son aspect tronqué en deux actes. Il était alors possible de tirer prétexte de l’absence de l’acte final et du caractère obscur du plan d’ensemble et de la méthode dramatique employée dans l’œuvre pour justifier les libertés de mise en scène. Mais depuis, et peut-être en raison même de, la production parisienne de l’opéra complet, l’œuvre a connu nombre de mises en scène qui révèlent une ignorance choquante des principes les plus élémentaires de l’organisation musicale et dramatique propres à Berg. »
  • [72]
    - Pour cette analyse du cas de Turandot, nous prenons appui sur les ouvrages de William ASHBROOK et Harold POWERS, Puccini’s Turandot : The end of the great tradition, Princeton, Princeton University Press, 1991, de R. PARKER, Remaking the song..., op. cit., et sur l’étude de Linda FAIRTILE, « Duetto a tre : Franco Alfano’s completion of Turandot », Cambridge Opera Journal, 16-2, 2004, p. 163-185.
  • [73]
    - R. PARKER, Remaking the song..., op. cit., p. 93.
  • [74]
    - L. FAIRTILE, « Duetto a tre... », art. cit., p. 163.
  • [75]
    - Cité d’après R. PARKER, Remaking the song..., op. cit., p. 93.
  • [76]
    - Voir sur ce point, Gabrielle DOTTO, « Opera, four hands : Collaborative alterations in Puccini’s Fanciulla », Journal of the American Musicological Society, 42-3, 1989, p. 604- 624 ; Suzanne SCHERR, « Editing Puccini’s operas : The case of Manon Lescaut », Acta Musicologica, 62-1, 1990, p. 62-81 ; Linda FAIRTILE, Giacomo Puccini : A guide to research, New York, Garland, 1998.
  • [77]
    - Cité par L. FAIRTILE, « Duetto a tre... », art. cit., p. 165.
  • [78]
    - W. ASHBROOK et H. POWERS, Puccini’s Turandot..., op. cit.
  • [79]
    Ibid., p. 87-88.
  • [80]
    - L. FAIRTILE, « Duetto a tre... », art. cit., p. 168. Dans son article, L. Fairtile examine les différents épisodes de l’entreprise d’achèvement confiée à Franco Alfano et le rôle peu coopératif d’Arturo Toscanini. Ce défaut de coopération lui paraît décisif pour expliquer pourquoi l’entreprise d’achèvement fut mal reçue, faute d’être conduite et assumée collectivement par les proches de Puccini plutôt que d’être déléguée à un compositeur enfermé dans l’injonction contradictoire d’être fidèle, mais aussi efficace pour suppléer les lacunes de la fin de l’œuvre.
  • [81]
    - Luciano BERIO, Giornale della musica, février 2002, cité d’après R. PARKER, Remaking the song..., op. cit., p. 100.
  • [82]
    -Marco UVIETTA, « E l’ora della prova’ : Berio’s finale for Puccini’s Turandot », Cambridge Opera Journal, 16-2, 2004, p. 187-238.
  • [83]
    - Dans ses commentaires à une première version de cet article, c’est la suggestion que fait Philip Gossett : « Berio a certes tenté d’exploiter au maximum les pages d’esquisses existantes, mais personne, jusqu’ici, n’a étudié la relation entre les esquisses et les partitions achevées, chez Puccini, pour y chercher un moyen de résoudre le problème des esquisses de la fin de Turandot. »
  • [84]
    - Voir notamment Carolyn ABBATE, In search of opera, Princeton, Princeton University Press, 2001 ; Nicholas COOK, « Between process and product : Music and/as performance », Music Theory Online, 7-2, 2001, http://mto.societymusictheory.org/issues/mto.01.7.2/mto. 01.7.2.cook.html ; Roberta M. MARVIN et Downing A. THOMAS (dir.), Operatic migrations : Transforming works and crossing boundaries, Aldershot/Burlington, Ashgate, 2006 ; R. PARKER, Remaking the song..., op. cit. ; Richard TARUSKIN, « Setting limits », The danger of music and other anti-utopian essays, Berkeley, University of California Press, 2009, p. 447-465.
  • [85]
    - J’emploie ici le vocabulaire d’Andrew ABBOTT, The system of professions, Chicago, The University of Chicago Press, 1988.
Français

Rompue à l’analyse du travail, de l’emploi, des professions et des organisations, la sociologie qui explore les arts convainc beaucoup moins dans l’étude d’œuvres spécifiques. Traiter l’œuvre comme le résultat d’un processus peut permettre d’aller plus loin, grâce à l’examen des facteurs de variabilité qui lui impriment ses caractéristiques. En aval de la production de l’œuvre, la variabilité tient à sa réception, ses mises en forme éditoriales et ses interprétations. Mais elle est aussi logée au cœur du travail : ses multiples produits intermédiaires – esquisses, brouillons, ajustements de circonstance et révisions définitives – font entrevoir le cours incertain de l’invention. Comment relier les deux versants ? Cet article propose un cadre théorique et l’applique à la production lyrique, à partir d’études de cas (opéras de Verdi, Moussorgsky, Puccini, Berg). Il montre que les œuvres du répertoire ne peuvent délivrer un flux indéfini de services esthétiques, de revenus financiers et de connaissances savantes, et se transformer ainsi en biens intermédiaires durables, que si elles demeurent sujettes à d’incessantes interventions.

Pierre-Michel Menger
CNRS-EHESS Centre d’Études Sociologiques et Politiques Raymond Aron
Mis en ligne sur Cairn.info le 28/07/2010
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