CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La centuriation est l’outil des arpenteurs romains pour réaliser une assignation de lots à des colons. Mais parce que ces trames quadrillées sont créées sur la terre conquise au cours du gigantesque processus d’expansion de Rome, parce qu’une majeure partie de cette terre est requalifiée en terre publique du peuple romain, qu’elle est souvent en surplus par rapport aux besoins de l’assignation, la question de son appropriation privée est historiquement devenue une affaire aussi importante que celle de l’assignation coloniale. Chacun a reconnu là le « moteur » bien connu de la question agraire, fétiche légitime, s’il en est, des historiens de la République romaine, déjà sous l’Antiquité.

2Fondé sur d’importants travaux qui ont été publiés depuis une trentaine d’années environ, cet article dresse un bilan en profondeur des transformations que les connaissances nouvelles ont apportées à cet objet. La centuriation a beaucoup changé : aussi bien dans les textes que dans les planimétries, elle est devenue l’objet d’une archéogéographie.

3Traditionnellement, on pense que le corpus des textes de l’arpentage romain est un assemblage de documents hétéroclites, plus ou moins bien datés, de chronologie très ouverte, avec des fragments républicains, des textes du Haut-Empire et une grande majorité de textes de date tardive. Cet assemblage rendrait compte, de façon quasi aléatoire, de l’activité des arpenteurs du IIe siècle av. J.-C. aux Ve - VIe siècles, date des premières compilations connues. On croit que le but principal de ces arpenteurs était d’expliquer comment tracer une limitation, c’est-à-dire un quadrillage d’axes à partir desquels on organisait le lotissement. On relève la part importante des textes consacrés au bornage. On pense que le but des arpenteurs était de définir le plus beau système de division du sol et on soutient encore quelquefois que ce système, la centuriation, date des origines de Rome.

4Or une meilleure connaissance de ces textes invite à modifier profondément ce point de vue et à découvrir que le cœur du corpus, soit près de la moitié des textes, correspond à ce qu’il faut bien appeler une opération d’archéologie de la centuriation et de la fiscalité, les arpenteurs flaviens et antonins des Ier et IIe siècles de notre ère s’étant investis dans une vaste restitution de la fiscalité vectigalienne, c’est-à-dire de la fiscalité sur les terres et biens publics du peuple romain, et des bornages, qui les a conduits à chercher à comprendre ce que leurs lointains devanciers avaient fait.

5Ironie de l’histoire, même les grands plans cadastraux d’Orange, ces archives cadastrales comme aucune autre cité antique n’en possède, ne sont pas un document racontant l’assignation d’origine, mais une illustration de cette politique flavienne de restauration des finances locales et de la possession des lieux publics.

6Les choses vont-elles mieux du côté des formes et de l’archéologie proprement dite ? Jusqu’à présent, de nombreux auteurs admettent que le dessin des centuriations italiennes (Padoue et l’Émilie-Romagne) est « bien conservé », alors qu’ailleurs (en France par exemple) il serait très « dégradé ». On imagine donc, implicitement ou même explicitement, que la forme a dû commencer par être parfaite et que son histoire se résout à être celle d’un maintien. Dans l’expression de cet aphorisme rapide, on ne pense pas à ce qui a pu se passer pendant les deux mille ans qui ont suivi l’arpentage romain.

7Or, que voit-on sur une carte de ces centuriations bien conservées ? On voit des chemins, des limites et des habitats contemporains de la date de la carte et jamais, bien évidemment, de la période antique. Nous ne sommes pas dans le cas de centuriations fossiles, mais dans un paysage qui a été le lieu d’une histoire agraire et d’une occupation permanente. C’est donc par une approximation rhétorique que l’on dit, en regardant la carte de Noale, de Lugo ou celle de Cesena, qu’il s’agit d’une « centuriation très bien préservée ». S’il en était ainsi, nous verrions des ruines de fermes et de villae, des chemins et des fossés romains, et non pas des routes, chemins, fossés et habitats actuels. La centuriation que nous voyons n’est pas romaine. C’est, au mieux, l’habillage contemporain qu’a pu prendre, avec le temps, une lointaine centuriation romaine. D’où la nouvelle question : la transmission s’est-elle faite en respectant la forme à l’identique, en se contentant d’en changer l’apparence ? La réponse, on va le voir, est complexe.

8La centuriation est donc en train de changer sous nos yeux, en ce sens que l’objet lui-même s’éloigne, devient plus complexe, rendant l’espoir de la reconstitution directe du paysage romain d’origine plus difficile, alors que s’installe, avec une force qu’on ne soupçonnait pas, l’objet transmis, que ce soit le corpus de textes, le plan cadastral épigraphique, ou encore le monument paysager. Dans chacun d’eux, une espèce d’archéologie du document, que nous nommons archéogéographie lorsqu’il s’agit de documents sur l’espace ou le territoire historiques, nous invite à poser la question : dans le fond, de quoi les documents dont nous disposons sont-ils la source ?

La centuriation entre recherche et doxa

9Les connaissances sur cet objet majeur de l’histoire agraire romaine a mis presque deux siècles à se fixer, bien que des prémisses fort intéressantes aient été proposées dès la première moitié du XIXe siècle, lorsque Barthold Georg Niebuhr signalait à Goethe, dans un échange de correspondance [1], l’intérêt des textes gromatiques [2]. Ce délai s’explique par deux raisons. La première est liée à la connaissance du corpus, dont on sait qu’il est resté longtemps le seul corpus de textes antiques à n’être traduit dans aucune langue moderne, alors que tous les autres l’étaient, souvent même plusieurs fois. Ce « retard » semble être dû à la réputation assez épouvantable qu’on lui a faite, à commencer par des sommités comme Theodor Mommsen, lequel, tout en reconnaissant son importance, ne manquait pas de flétrir l’état déplorable de la transmission des textes et leur caractère souvent incompréhensible. Entre la première édition moderne, en 1848, et la traduction des textes en anglais, castillan, français, roumain, italien, il se sera passé plus de 130 ans [3]. Cette situation s’inverse actuellement avec la floraison d’une série d’études philologiques et techniques particulièrement bienvenues [4].

10La seconde raison est la progression de la cartographie aux XIXe et XXe siècles. La centuriation est une découverte de la cartographie moderne, puisque ses traits sont apparus à mesure que les éditions de cartes topographiques en étalaient les régularités surprenantes. En Italie, des chercheurs comme Pietro Kandler (en 1855), Elia Lombardini (en 1840 et 1870) ou Ernesto Nestore Legnazzi (en 1885-1886) ont fait connaître les premiers relevés de ces vastes grilles de Vénétie, Émilie-Romagne, Istrie, Campanie, etc. Depuis, la recherche s’est étendue à d’autres pays ayant été romains, et a abouti à une invasion bibliographique vraiment étonnante, où l’on sait désormais que se côtoient le meilleur et le pire. Comme la voie romaine, la centuriation exerce en effet une séduction par sa forme et sa technique. En outre, elle assure aux territoires qui ont été touchés par sa grille une origine autrement plus fameuse que l’anonymat décourageant de bien d’autres lieux. La connaissance de la centuriation dépend donc de la documentation. Devinée par le danois Christian Tuxen Falbe dès les années 1830 à Carthage, la centuriation de Tunisie n’a cependant été découverte dans son immensité qu’à la suite de l’exploration de ce pays par la première mission aérienne de l’IGN et son exploitation par André Caillemer et Raymond Chevallier, c’est-à-dire 120 ans après C. Falbe [5].

11Or on n’a pas attendu de lire et de comprendre tous les textes gromatiques, ni de disposer de cartes suffisamment explicites de grilles centuriées pour établir une espèce de corps de doctrine sur la centuriation, aujourd’hui très surfait [6]. L’élément fort de cette doxa est la confiance que l’on fait à l’objet. Si on ne connaît pas la morphologie agraire d’une région ayant été romaine, on la présuppose centuriée, alors qu’il ne viendrait pas à l’esprit de présupposer une autre morphologie. On arrive ainsi à des aberrations : dans un récent et excellent manuel d’archéologie du paysage de l’Espagne romaine, toute la matière est organisée autour de cet objet, alors que l’on ne connaît guère, pour la péninsule Ibérique, que quelques cas avérés de centuriation (Elche, Valence, Mérida, Ampurias, Saragosse, par exemple), quelques cas douteux, et que, dans l’ensemble, la surface occupée par ces réseaux certains ou probables n’atteint pas 3 % du territoire. Qu’y avait-il donc sur les 97 % restants [7] ?

12Le second élément tout aussi fort de la doxa est l’idée que la centuriation serait la marque de Rome et de son excellente « raison » [8], dans un processus de conquête et d’apport d’une espèce de rationalité uniformisante aux territoires. Comme la voie (militaire ou administrative, en tout cas droite !) et comme la villa (esclavagiste un temps, moins maintenant...), la centuriation complète la boîte à outils des historiens et prépare le terrain à la citoyenneté romaine. La centuriation joue ainsi un rôle dans la modernisation des réalités antiques, au détriment de la compréhension qu’on leur doit.

La place de la centuriation dans les textes gromatiques

13La centuriation, objet important de l’activité des arpenteurs, est cependant loin de représenter la seule matière du corpus gromatique. En effet, un seul traité complet, celui d’Hygin Gromatique, et deux autres plus elliptiques (Hygin et Frontin), traitent des « limitations », la centuriation étant la forme la plus banale de ces limitations [9]. Les autres textes portent sur les conditions techniques et juridiques des terres, sur le bornage, les mesures et, enfin, sur les controverses agraires, thématique majeure illustrée par plusieurs auteurs.

14Il convient ensuite de bien faire la part entre la figure de l’arpenteur [10], que permettent d’entrevoir des documents assez largement répartis dans l’histoire romaine [11], et le groupe des arpenteurs flaviens, ceux qui sont à l’origine du corpus.

15La vision ancienne de ce corpus, rappelée au début de cet article, est périmée. Aujourd’hui, il est possible de dire que sa composition dessine le grand projet administratif de Vespasien, sur lequel Focke Tannen Hinrichs a été le premier à attirer l’attention avec netteté [12]. Sa motivation principale était juridique et fiscale : mettre de l’ordre dans l’appropriation des terres publiques, dont on avait beaucoup trafiqué pendant la crise de 68-70, et reconstituer les ressources vectigaliennes, aussi bien celles de l’État que celles des collectivités locales. En filigrane, on peut aussi penser à la restauration à Rome même d’archives cadastrales perdues lors de l’incendie du Capitole [13]. L’opération prit alors la forme d’une révision et même d’une restauration des archives cadastrales (ce que le Pseudo-Agennius nomme restitutio formarum, forma étant le nom courant du plan cadastral). Mais, parce que les arpenteurs envoyés dans tout l’Empire rencontraient des situations compliquées et surtout étaient renvoyés à des héritages historiques et juridiques remontant au dernier siècle de la République, et quelquefois même plus haut (les Gracques; les assignations de la fin du IIIe et du début du IIe siècle av. J.-C.; et même, en Italie centrale et méridionale, les assignations des IVe et IIIe siècles av. J.-C.), ils durent faire une espèce d’archéologie des lieux et des archives.

16Il semble que le mouvement ait été dirigé par Frontin, haut magistrat chargé d’impulser l’action restauratrice de Vespasien, et qui sut s’entourer de savants, d’archivistes et d’hommes de terrain envoyés en Italie et dans les provinces, parmi lesquels on peut nommer :

  • le Pseudo-Agennius, celui qui se spécialisa dans l’établissement des types de controverses agraires dans lesquelles les arpenteurs étaient en droit d’agir. On nomme ainsi un auteur anonyme, de l’époque de Domitien, dont on a pensé quelque-fois qu’il s’agissait de Frontin lui-même, et qu’on nomme Pseudo-Agennius car il n’est connu qu’à travers le texte d’un auteur nommé Agennius Urbicus, nettement postérieur [14];
  • Hygin, homme de terrain, qui effectua de nombreuses missions sous les Flaviens et qui ne rédigea son œuvre qu’au tout début du IIe siècle;
  • Balbus, qui rassembla un corpus métrologique varié et rédigea lui aussi sa compilation de toutes les mesures au tout début du IIe siècle, sous Trajan;
  • Hygin Gromatique, écrivant vers 75-80, qui se spécialisa dans l’exposé de tous les types de limitations, c’est-à-dire de tous les types de divisions quadrillées employées par les arpenteurs et qui donnent naissance à un plan cadastral;
  • Iunius Nypsius, de datation flavienne envisageable, qui se chargea de questions de géométrie dans les limitations.

17On est moins assuré quant à la datation de l’œuvre de Siculus Flaccus, mais des indices intéressants suggèrent de l’intégrer à cet ensemble : il paraît trop lié à la politique de restauration des vectigalia, à travers le dossier des subsécives [15], et à la question de l’occupation des terres en Italie pour être étranger à ce grand mouvement juridique et fiscal. François Favory et moi-même suggérons prudemment, dans la préface et les notes que nous avons rédigées pour la prochaine édition avec traduction du texte en roumain [16], qu’il ait pu s’agir d’un auteur exerçant des missions de terrain sous les Flaviens et exposant le fruit de son expérience au début du IIe siècle, comme Hygin et Balbus.

18Le cœur du corpus gromatique date donc des années 75-105 environ. On voit alors l’objectif : mettre de l’ordre et tenter de rendre à l’administration impériale la gestion de terres publiques accaparées; le moyen : restaurer, par une visite sur le terrain, d’anciennes situations perturbées par ces accaparements; enfin le champ d’application : les terres vectigaliennes. Le corpus ainsi constitué n’est donc pas le recueil des textes techniques nécessaires pour établir la centuriation. Un tel recueil modélisateur n’est pas connu, s’il a jamais existé. Nos auteurs écrivent entre un et cinq siècles après les grandes assignations italiennes et provinciales (fig. 1). Certes, on procède encore, à leur époque, à des assignations de terres dans des provinces nouvellement conquises et on envoie toujours des arpenteurs pour diviser des terres par la limitation : mais on n’a pas rédigé et rassemblé le corpus pour cela, puisque les grandes assignations de terre sont plus anciennes. On l’a fait pour doter les arpenteurs envoyés en mission de commentaires sur les anciennes archives et les faits de terrain qu’il leur faudrait apprécier pour restaurer les situations légales.

19Ceci ressort de la lecture du texte d’Hygin Gromatique consacré à la limitation, parce qu’à plusieurs reprises, cet auteur commente des héritages et met en garde les vérificateurs contre les difficultés de lecture et d’appréciation qu’ils rencontreront. Cela ressort encore du texte de Iunius Nypsius, puisque celui-ci explique aux arpenteurs qui devront faire des contrôles dans une région où l’on a installé deux limitations imbriquées comment ils peuvent utiliser l’une pour retrouver les bornes et les axes de la seconde, car les deux quadrillages entretenaient des rapports géométriques. C’est très net également chez Hygin et Siculus Flaccus, qui sont de véritables guides pour la lecture et l’interprétation des plans cadastraux, dont ils citent de précieux extraits.

20Sur ce point, l’exemple d’Orange est un don du sol pour l’historien. Grâce à plus de 400 fragments de marbre, nous avons sous les yeux le résultat de l’une de ces opérations de restitutio formarum décidées par Vespasien et qu’un arpenteur (ici inconnu) est venu vérifier [17]. Et en 77, le gouverneur de la province fait afficher au nom de l’empereur le résultat de l’opération (fig. 2) : la restitution des biens publics, jadis concédés à la collectivité des citoyens de la IIe légion (les fameux Secundani), et que s’étaient injustement appropriés des personnes privées, comme le dit explicitement le texte de l’inscription sommitale. Il s’agit donc de régulariser la possession des biens publics, remis par contrat à des possessores qui en assurent la gestion par fermage et s’engagent à verser le vectigal. Et les trois plans affichés, se fondant sur les divisions qui avaient été celles mises en œuvre pour les assignations coloniales 112 ans plus tôt, enregistrent, centurie par centurie, qui possède quoi. Ils le font de façon inégale : sommaire pour les terres non concernées par la révision (les terres assignées aux mains des descendants des colons; les terres rendues à la population locale : pour ces deux catégories, une simple mention de la surface concernée, sans autre détail) mais, au contraire, de façon détaillée pour les terres publiques (nature de la terre, tarif par jugère, nom du possesseur contractant et somme qu’il doit acquitter).

Figure 1

Décimation successive de l’information concernant l’arpentage romain

Figure 1
Figure 1 – Décimation successive de l’information concernant l’arpentage romain Du IVe au Ier s. av. J.-C. À partir des Flaviens XIXe et XXe s. émergence représentation spéculaire de la réalité républicaine nouvelle représentation époque de création époque de rédaction des spéculaire de l'information des trames quadrillées commentaires gromatiquesdécimation de l'information dans l'Antiquité On ignore complètement La centuriation les archives produites Conditions des terres à cette époque Controverses agraires Archives administratives Mesures et plans Technique de la centuriation Les écrits gromatiques ont été Géométrie présentés comme étant les textes modélisateurs de la centuriation, Castramétation alors qu'ils sont commentateurs Les textes gromatiques sont postérieurs de 1 à 5 siècles réduction de la richesse des aux faits qu'ils commentent commentaires à la seule technique de la centuriation et inversion du sens décimation de l'information à l'époque moderne G. Chouquer 2008

Décimation successive de l’information concernant l’arpentage romain

G. Chouquer 2008

21Voilà donc ce qu’est le cœur du corpus gromatique. C’est le matériau intellectuel rassemblé à cette époque pour faciliter cette grande entreprise administrative. C’est ce qu’on appellerait aujourd’hui, en termes techniques, des instructions : comment réviser, comment enregistrer, comment lire un plan, comment retrouver une borne sur le terrain, etc. Le corpus y ajoutait des copies d’archives diverses dont on pouvait avoir besoin, comme les lois coloniales, les édits des empereurs, les recueils de jurisprudence, des listes de bornes, des mémentos divers sur les cités, etc.

Figure 2

Extrait significatif d’un des trois plans cadastraux affichés à Orange

Figure 2
Figure 2 – Extrait significatif d’un des trois plans cadastraux affichés à Orange Nord bande sans inscription correpondant au kardo maximus de la centuriation et de largeur exagérée À droite du decumanus À droite du decumanus À droite du decumanus À droite du decumanus 20-en deçà 17- en deçà du kardo 1 18 - en deçà du kardo 1 19 - en deçà du kardo 1 en deçà du kardo 1du kardo 1 Extraits du sol Extraits du sol tributaire Extraits du sol tributaire Extraits du sol tributaire 125 ; tributaire 200 178 1/4 ; rendus aux 175 ; à la colonie, incul- à la colonie 60 ; (prix) 5 as ; 18 200 Tricastins, cultivés 14 tes 25 ; (prix) 4 as ; Ju- deniers 12 as ; rendues aux 1/4 ; laissés à la colonie lius Florus a payé 6 de- Tricastins, incultes, 15. 7. (prix) 16 as. Julius Flo- niers et 4 as Julius Florus a payé rus a p ayé 7 deniersvoie d'Orange à Valence,Vienne et Lyon À droite du decumanus À droite du decumanus À droite du decumanus À droite du decumanus 20 - en deçà 17 - en deçà du kardo 2 18 - en deçà du kardo 2 19 - en deçà du kardo 2 en deçà du kardo 2 du kardo 2 Extraits du sol tributaire Extraits du sol tributaire Extraits du sol tributaire Extraits du sol tributaire 116 ; vendus 163 ; rendus aux Tricas- 112 ; rendus aux Tricas- 118 ; rendus aux Tricas- rendus aux Tricastins, incul- 4 as 15 tins, cultivés, 25, et in- tins, cultivés 25, et incul- tins, incultes 82. tes 84 deniers Cours de la Berre37 cultes 12. tes 53. Iulius Florus en deçà À droite du decumanus À droite du decumanus À droite du decumanus À droite du decumanus 20 - du kardo 17 - en deçà du kardo 3 18 - en deçà du kardo 3 19 - en deçà du kardo 3 en deçà du kardo 3 3 Extraits du sol tributaire 85 Extraits du sol tributaire = en jugères, terres assignées individuellement aux colons et qui ne doivent pas le tribut - Laissés à la colonie = terres publiques concédées à la colonie, et qu'elle afferme à des preneurs du droit vectigalien (en jugères) - Julius Florus a payé tant = le nom du preneur et le montant du vectigal - Rendues aux Tricastins = terres dont on n'a pas eu besoin et qu'on restitue à la population indigène.

Extrait significatif d’un des trois plans cadastraux affichés à Orange

22Ce plan, gravé sur marbre, est dit « plan B » et sa traduction est donnée d’après André Piganiol. L’extrait présenté est situé dans la vallée du Rhône, au sud de Donzère, au débouché de la Berre dans la plaine.

La place des questions juridiques

23La place des questions juridiques dans ce corpus est majeure et donne sa tonalité à de très nombreux passages. Quelques exemples permettront de dire pourquoi. Mais auparavant, il importe de rappeler une évidence bien connue. Le « droit » antique est particulièrement normatif, en ce sens qu’il prête aux situations d’origine une fixité qui va à l’encontre de la réalité des évolutions. Ainsi, lorsqu’un fleuve est public et que, de ce fait, il fait limite, s’il change de cours, sa qualité publique se transporte avec lui et c’est le nouveau cours qui devient la limite, malgré l’évidence du tort fait à certains riverains. De même, lorsqu’une terre a été qualifiée par le plan cadastral, elle conserve ce statut dans la durée. On ne saurait être plus fixiste et formaliste. Cependant, les arpenteurs nous donnent des exemples où la réalité et la règle ne font pas bon ménage.

24J’en choisis un chez Hygin. Cet arpenteur, envoyé en mission dans des cités du Samnium, constate que les vétérans auxquels Vespasien avait attribué des terres possèdent déjà celles-ci, quelques années après, de façon différente de ce qu’il lit sur le plan cadastral. En effet, à la suite de ventes et d’achats, ils ne possèdent plus exactement leur lot d’origine, mais une terre différemment composée, pour laquelle l’acheteur et le vendeur sont convenus des limites à partir d’éléments tels qu’un cours d’eau, une voie, ou toute autre sorte de confins, et pour laquelle ils n’ont pas indiqué de mesure de surface. Pour l’arpenteur, la lecture du plan cadastral pose alors problème : celui-ci devrait faire foi, puisque la terre a d’abord été assignée et que c’est son statut; mais comme la mutation a eu lieu avec un accord juridiquement valable (doit-on penser à un acte enregistrant la vente [18] ?), comment s’y opposer ?

25Un tel exemple a de quoi faire réfléchir, car la distinction de base des arpenteurs est précisément celle qui oppose les terres divisées, pour lesquelles la forma dit le droit, et les terres arcifinales [19] sans plan, dans lesquelles les confins sont donnés par des éléments naturels ou institués. Or les arpenteurs sont assez régulièrement confrontés à une forme de fluctuation entre le régime de l’assignation et le régime arcifinal. Ce passage d’un statut à l’autre les trouble, et ils ne manquent pas de le signaler à plusieurs reprises. Le même Hygin [20], parlant de la concession des subsécives en Italie par Domitien et de la légalisation de leur occupation par les possesseurs voisins, dit qu’on leur attribua alors la permission ou le statut (licentia) des terres arcifinales ou occupatoires. Autrement dit, on transforma ces terres publiques vectigaliennes, en principe inaliénables et qui donc auraient dû rester à la collectivité, en terres susceptibles d’être occupées et accaparées de façon définitive par des voisins. À Minturnes, Hygin Gromatique rapporte qu’en deçà du Liris, on avait jadis assigné d’après les déclarations des anciens possesseurs et laissé les colons posséder selon la coutume arcifinale (mos arcifinius).

26Qu’est-ce qui intéresse les arpenteurs dans tous ces cas ? De professer une théorie de la division, de la ratio et du système, ou bien de comprendre les situations compliquées auxquelles ils sont confrontés et qui posent de délicats problèmes juridiques ? En effet, selon que l’on penchera pour l’un ou l’autre régime, le recours, en cas de conflit, sera différent : on appellera l’arpenteur s’il s’agit de terres divisées, mais on préférera le juge ordinaire si c’est le mode arcifinal, car on peut alors réduire la controverse à une banale dispute sur la limite entre citoyens, ce qui est le pain quotidien des praticiens du droit civil romain !

27Un autre exemple est celui du rapport entre la division (stable) et les cours d’eau (instables). Lorsque des terres ont été assignées à des colons, les arpenteurs ont pu réserver la surface des cours d’eau publics, en notant cette mesure sur la forma, alors que dans d’autres cas, ils ne l’ont pas fait (ils disent alors que l’eau « tombe dans l’assignation »). Dans le premier cas, le colon ne reçoit que de la terre; dans le second, il est obligé d’accepter qu’une part de son lot soit éventuellement constituée par le lit d’un cours d’eau !

28Le Pseudo-Agennius expose le problème avec précision. Voici le cas de cours d’eau, y compris de cours d’eau importants, qui sont tombés dans l’assignation. Ce qui guide l’attribution des lots, c’est donc la mesure et non la nature du sol ou la limite marquée par la rive du fleuve. Les motifs pour procéder ainsi peuvent être divers, dit-il : le manque de terre peut conduire l’auteur de la division à ne pas soustraire les cours d’eau de l’assignation; il peut y avoir avantage pour un colon à bénéficier de la présence de l’eau; enfin, argument d’autorité, la pratique du tirage au sort impose aux colons de supporter d’une âme égale l’éventuelle assignation d’un lot qui comprendrait une partie d’un fleuve.

29Mais, normalement, les terres riveraines des cours d’eau ont été exceptées de l’assignation, notamment dans les vastes territoires où la terre ne fait pas défaut. C’est ici qu’intervient l’exposé sur Emerita en Lusitanie, qui devient un cas d’école. Dans cette cité, on avait octroyé les subsécives aux possessores, apparemment sans avoir fixé de surface pour le fleuve. Aussi, lorsque l’administration flavienne décida la régularisation des contrats de location des terres publiques, les possesseurs n’admirent pas de devoir racheter le cours d’eau public, pas plus que les terres stériles qu’il baignait. Ils exigèrent et obtinrent du gouverneur qu’une largeur soit donnée au fleuve, qui serait déduite de la surface des terres et du calcul du vectigal. Une jurisprudence identique fut admise dans la cité de Pisaurum, en Italie. À Orange, on adopta une solution identique puisque, sur les plans cadastraux, on lit la surface occupée par le Rhône.

30Des travaux de Lauretta Maganzani sur le ius alluvionis se dégage un fait très intéressant [21]. Elle note qu’au premier siècle, lorsqu’un débat existe dans les écoles juridiques et que Cassius Longinus fixe ce qui allait devenir la règle, il y avait accord entre les juristes et les arpenteurs. C’est-à-dire qu’on acceptait alors la diversité des situations et des statuts dans le monde romain, et que les classifications des arpenteurs, spécialistes de la chose publique, s’imposaient de façon assez évidente. On distinguait alors la terre divisée de la terre arcifinale, la terre publique de la terre concédée, et on ne remettait guère en cause le statut public de la voie, du cours d’eau, de l’île, de l’alluvion. Mais cette conception évolue. Par exemple, à partir d’une constitution d’Antonin le Pieux, rapportée par Florentinus et reprise dans le Digeste[22], on ne considère plus comme publique l’île qui s’est formée dans un fleuve public.

Le statut du sol, l’impôt et la controverse

31Des travaux récents, on voit donc se dégager une vision nouvelle [23]. Le corpus gromatique est une affaire essentiellement fiscale et juridique, dont l’objectif est différent de ce que l’on croyait. La façon dont Rome colonise, assigne, fiscalise et, enfin, territorialise a créé des intersections nombreuses avec des organisations locales elles-mêmes variées, provoquant l’éclatement des situations.

32On n’entre pas aisément dans ces lectures si l’on n’accepte pas, ou si l’on ne se souvient pas, de quelques bases importantes. Est « public » ce qui appartient à la collectivité des citoyens de droit romain, ce dont eux seuls ont le bénéfice. L’assignation provoque des situations juridiques inégales. Peuvent se côtoyer, quelquefois dans la même centurie, un colon qui possède le sol selon le droit de Quirites (le dominium), et un ancien possesseur, originaire du lieu, qui possède le sol selon le ius gentium[24] : l’un et l’autre n’auront pas les mêmes magistrats ni le même lieu de juridiction. La colonisation, enfin, crée des situations fiscales différentes. Aux inégalités de la répartition du tribut s’ajoutent les situations des terres vectigaliennes, des terres immunes. En outre, sous l’Empire, les citoyens entendent de plus en plus échapper aux obligations fiscales qui sont les leurs, notamment lorsqu’ils louent des subsécives ou occupent des terres arcifinales.

33Le corpus gromatique est l’exposé de ce que les administrateurs et les arpenteurs ont cru comprendre au moment où ils avaient le soutien du pouvoir impérial flavien pour engager une importante révision. Ils en ont profité pour faire valoir leur compréhension des statuts du sol (les « conditions » ou les « qualités » des terres, pour reprendre leurs termes) et des controverses, c’est-à-dire des sujets de litiges, qui leur étaient rattachées. Parce qu’ils avaient une mission à la fois fiscale, territoriale et judiciaire, ils ont fixé le résultat de leurs expertises, largement fondées sur leur pratique du terrain et sur la connaissance des archives. Ce qui ressort, alors, est le poids relatif de la limitation – puisque les exposés qu’ils consacrent à la terre non divisée sont, eux aussi, très développés; son inconfort – puisque, lorsqu’elle « vieillit », la centuriation pose un évident problème d’enregistrement des mutations; enfin la compétition marquée entre le droit civil et le droit agraire, le juge ordinaire et l’arpenteur. On peut même se demander si la place qu’ils consacrent à la limitation n’est pas volontairement surévaluée, par rapport aux évolutions du terrain dans les anciennes provinces : plus ils la mettent en avant, plus on a recours à leur savoir; plus ils la restaurent, plus ils se placent en situation d’intermédiaires obligés. En tout cas, les arpenteurs n’évoquent que rarement la centuriation comme un fait nouveau : à Timgad, qu’Hygin Gromatique cite en exemple; en Pannonie, où on assigne des terres à l’époque de Trajan. Mais, dans les régions d’ancienne colonisation, la centuriation est un monument à restaurer, une archive à rafraîchir, un paysage à entretenir, une technique à rappeler, un droit à redéfinir et à préserver.

34Résumons les contours de l’entreprise initiée à l’époque flavienne.

35

  1. Restauration de la possession légale des biens publics de l’État ou des collectivités locales de citoyens romains dans les colonies, sur la base des anciennes lois coloniales.
  2. Dans les zones arcifinales italiennes, sans division quadrillée et sans mesures disent les textes, recensement de la part de l’ager publicus occupée par des citoyens romains, et nommée pour cette raison ager occupatorius. Comme on ne dispose pas de la limitation quadrillée pour désigner et enregistrer la terre, on procède différemment, en utilisant des limites naturelles et artificielles, en localisant la terre par villae, fundi, casae, praedia et en regroupant ces derniers par pagi ou par montes. Le système peut être utilisé pour établir tout autre impôt, comme les tables alimentaires de Veleia et des Ligures Baebiani le prouvent [25].
  3. Dans de nombreuses cités provinciales non coloniales, où il y a le tributum à percevoir, appréciation en bloc de la puissance contributive, par un arpentage global du territoire concerné. On se contente là de demander à l’arpenteur de faire une mesure par l’extrémité ou le pourtour, car seul compte le montant de la contribution, et pas le détail de son assiette. Celui-ci est laissé à l’appréciation des cités.
  4. Enfin, dans les terres publiques (donc vectigaliennes) de province, c’est-à-dire dans cette part de la terre qui a été déclarée ager publicus et qui l’est restée (c’est-à-dire qui n’a été ni vendue, ni assignée individuellement à tel ou tel), les arpenteurs doivent savoir lire le système particulier de mesure qui a été établi et qui se nomme la scamnation et la strigation [26]. Ce quatrième et dernier point est actuellement un nœud de la recherche. On ne sait pas encore très bien apprécier la part de réalité qui se cacherait derrière cette idée.

36Dans tous ces cas, les arpenteurs ont des conflits territoriaux à interpréter et régler, et plus encore des avis d’experts à formuler, pour aider les commissions que Vespasien créa pour résorber l’engorgement des tribunaux, à la suite des désordres des années 68-70.

La centuriation dans l’espace antique, communautaire et multipolaire

La fragmentation du territoire

37Parmi les changements qui affectent la vision classique de la centuriation, on peut aujourd’hui admettre l’idée que, dans des cas bien documentés, la centuriation est un outil de fragmentation du territoire et non d’uniformisation. Les historiens de l’Antiquité insistent, depuis quelques années, sur l’intérêt de la notion de territoire attribué et font valoir de nouvelles idées [27]. La centuriation apporte son lot de réalités à cette révision.

38La notion la plus intéressante est celle d’ager sumptus ex vicino (alieno) territorio, c’est-à-dire la « terre prise à un territoire voisin (ou étranger) ». Elle est l’un de ces enseignements du passé que Siculus Flaccus et Hygin ont eu l’occasion de constater en visitant les cités et qu’ils expliquent à leurs lecteurs. La pratique consistait à compléter ou même à débuter une assignation sur des terres prises à un territoire voisin, étranger à la cité coloniale, voire lointain et sans frontière commune, créant ainsi une interférence juridique lourde. Dans le cas de Mérida, on sait qu’on commença l’assignation par des territoires éloignés du centre. On n’attendit même pas d’avoir épuisé le territoire de la colonie avant d’aller réquisitionner des terres chez un peuple voisin ou étranger : dans les premières assignations, on commença par des préfectures étrangères [28].

39Les centuriations d’Orange ne disent pas autre chose. Puisque nous avons la chance de disposer des fragments de trois plans cadastraux, la réflexion est fortement stimulée par cette documentation. Elle constitue une source pour comprendre la fragmentation que l’assignation apporte aux réalités territoriales antiques.

40Évidemment, la qualité de l’interprétation dépend de la localisation des trois trames cadastrales [29]. Dès l’édition d’André Piganiol, on avait une vue convenable de la localisation du cadastre B, au nord d’Orange, à partir du massif d’Uchaux jusqu’aux abords de la Valdaine. Mais il a fallu une vingtaine d’années pour localiser les deux autres plans. Le plan C est localisé sur le territoire même d’Orange, et j’ai apporté des éléments topographiques, morphologiques et épigraphiques précis pour justifier le rapport entre ce que dit le plan antique et ce qu’enseignent la géographie et l’archéologie de ces territoires. Quant au plan A, c’est une découverte de la fin des années 1970, et la surprise a été de constater qu’il concerne des territoires très méridionaux, complètement déconnectés du territoire de la ville d’Orange (Arausio) et même en partie situés sur le territoire d’Arles. Or les éléments topographiques et archéologiques sont imparables : la mention d’Ernaginum, (petite localité antique située à 10 km d’Arles, mais à 42 km d’Orange !), celle de Caenica (à 53 km d’Orange), le cours de la Duransole et l’île dessinée sur le plan, enfin le kardo maximus, tous nettement repérables [30].

41L’opération d’assignation de la IIe légion Gallica a répondu à une logique qui lui est propre et qui n’a rien à voir avec la logique de la constitution du territoire de la cité romaine d’Orange (fig. 3). Le schéma peut avoir été le suivant : on a installé des colons sur le territoire autour et proche de la ville (centuriation C) et sur les territoires étrangers ou voisins, comme celui des Tricastins au nord (centuriation B, où ils sont mentionnés) et ceux des peuples méridionaux des cités d’Avignon, Cavaillon, Glanum, Ugernum, Caenica, et même sur des terres où on avait déjà installé dix ans plus tôt des colons d’Arles... (centuriation A). A-t-on commencé par le centre pour aller ensuite distribuer des compléments de terres dans les cités voisines, ou bien a-t-on fait comme à Mérida, où l’on a commencé à assigner aux colons les terres les plus lointaines de la colonie pour ensuite remplir le territoire par une deuxième et une troisième assignation ?

Figure 3

Incommensurabilité entre le territoire de la cité d’Orange et la base territoriale des assignations effectuées pour les vétérans de la IIe légion Gallica

Figure 3
Figure 3 – Incommensurabilité entre le territoire de la cité d’Orange et la base territoriale des assignations effectuées pour les vétérans de la IIe légion Gallica Territoire 0 ValdaineRhône des Cavares 20 km Lez B Berre Aigue TRICASTINS B étendu VAISON 40 km zone approximative C d du territoire ORANGEe la "cité"d'Orange 60 km CARPENTRAS D A VIGNON 80 km Durance CAVAILLON VGERNVM GLANVM 100 km A ERNAGINVM ARLES CAENICA 20 40 60 km

Incommensurabilité entre le territoire de la cité d’Orange et la base territoriale des assignations effectuées pour les vétérans de la IIe légion Gallica

42Une autre pratique est celle de la superposition des centuriations. Le phénomène a été découvert sur les cartes et les photographies aériennes, avant d’être recherché et trouvé dans les textes. Il a beaucoup troublé, au point d’être sérieusement mis en doute. De quoi s’agit-il ? Lorsqu’un même territoire reçoit deux ou plusieurs assignations successives, il paraîtrait logique de réutiliser l’arpentage créé à l’occasion de la première distribution. Ce n’était pas ainsi qu’on voyait les choses dans l’Antiquité. La règle était au contraire d’individualiser chaque opération d’assignation par une grille qui lui était propre, et si un même territoire était concerné, ces grilles interféraient et se recoupaient ou se rencontraient à l’oblique. Qui oblique inter se concurrunt : je n’emploie pas ces mots au hasard. C’est l’expression même de Siculus Flaccus lorsqu’il présente l’exemple de Nola, cité de Campanie, où, dit-il, « la division n’a pas été faite à partir d’un point unique, mais de limites (c’est-à-dire d’axes) différemment orientés et qui se coupent (rencontrent) à l’oblique [31] ». La recherche topo-morphologique y a mis en évidence trois grilles imbriquées. D’autres passages explicites des Gromatici veteres attestent cette pratique. À la fin de son texte [32], le même Siculus Flaccus évoque le cas de superpositions d’assignations, par exemple celles anciennes des Gracques ou de Sylla qui ont été suivies d’autres. Les premières bornes sont restées en place, et on peut confondre avec les nouvelles si l’on se trouve dans une région où l’on a réorganisé les limites sans reprendre les lignes et les bornes de la précédente assignation pour faire la nouvelle.

43Un passage d’Hygin Gromatique dit à peu près la même chose que Siculus Flaccus [33]. Lorsqu’il y a eu nouvelle déduction d’un contingent de colons dans une région qui en avait déjà connu une, « l’actus [comprendre : le limes actuarius, ou axe arpenté avec une mesure en actus] de l’ancienne mesure est interrompu par de nouveaux limites dans une autre direction ». On ne saurait être plus clair.

44La technique de construction de ces trames superposées n’est pas laissée au hasard. Elle repose sur l’exploitation de rapports géométriques. L’arpenteur Iunius Nypsius s’est, en quelque sorte, fait une spécialité d’apprendre aux arpenteurs chargés de réviser d’anciennes centuriations comment on peut retrouver le tracé d’une limitation en partant du bornage d’une autre. Dans un chapitre de son texte intitulé Limitis repositio, on apprend comment l’arpenteur confronté sur le terrain à la superposition en diagonale de deux systèmes – appelée varatio in agris, terme longtemps incompris – peut s’en servir pour retrouver les limites de la centurie dans laquelle il opère, en utilisant les propriétés des triangles rectangles semblables générés par la superposition des grilles. Ce point, assez central, a été brillamment expliqué par Anne Roth-Congès. Elle a montré que les questions que se pose cet arpenteur sont les suivantes : lorsqu’on fait des vérifications sur le terrain, lorsqu’on doit reconnaître des systèmes différents entre eux, comment, connaissant une trame et son bornage, retrouver une autre trame située dans le même lieu; sur quelles bases théoriques s’appuyer pour avancer en la matière et trancher une question du genre : cette borne appartient-elle à cette trame de limites ou à cette autre ? Cet axe appartient-il à cette trame ou à cette autre ? Ainsi, A. Roth-Congès a démontré que la question que n’osaient pas envisager bien des modernes était théoriquement traitée par les arpenteurs, et qu’elle l’était dans le cadre d’enquêtes de terrain intervenant a posteriori par rapport aux périodes d’établissement des trames [34].

Les caractères originaux de l’espace antique

45L’ontologie antique explique de telles situations. L’espace antique est un espace multipolaire, fondé sur une vision analogique du monde et produit par les réalités du communautarisme. Dans l’Antiquité, la diversité, l’inégalité et même l’irréductibilité des êtres sont conçues comme la base de l’ontologie et ces qualités ne posent pas de problème en elles-mêmes. Pour un homme de l’Antiquité, la question immédiate sera de savoir par quels liens il peut relier les existants les plus divers en un enchaînement qui, de proche en proche, rétablisse la continuité. D’où l’obsession des correspondances entre les êtres, et notamment de l’homme et du cosmos [35].

46L’usage des polarités, y compris croisées, qui suscitent un monde à multiples termes, n’effraie donc pas. C’est entre elles qu’il faut définir les liaisons, sans pouvoir définir un mode unique (comme l’est par exemple notre « universelle » et structurante distinction entre nature et culture), puisque les diverses polarités dessinent autant de cartographies qui interfèrent. Ces polarités qui s’entrecroisent autour de l’espace antique, ce sont les statuts, les types de sols, les catégories gromatiques, fiscales, fondiaires. Aucun de ces classements ne peut être subordonné à un autre dans un strict rapport d’autosimilarité, comme ce serait le cas ou au moins la tendance dans le naturalisme méthodologique.

47L’arpentage fait donc partie de ces ensembles de règles et de pratiques qui ont pour but de créer du sens entre des choses éparses, d’ordonner des existants, sans aucun doute pour le plus grand profit des buts politiques poursuivis, mais pas uniquement, car l’explication cosmologique est aussi importante.

48La fonction de clôture apparaît essentielle. Elle a pour but de faire tenir ensemble des éléments singuliers et inconstants. Quand les arpenteurs décrivent le sol qu’ils sont chargés de maîtriser d’un point de vue technique, ils se posent moins la question du centre – préoccupation naturaliste qui vise à mieux exclure les marges – que celle de la clôture. Comment rassembler des singularités et non pas comment diffuser depuis un pôle unique et central des principes uniformes ? Dans un monde où tout est particulier, mais aussi où tout fait sens – la ligne, la borne, l’arbre, le monument, la bande, la surface, la figure gravée, la façon d’édifier le mur ou de tailler la haie, etc. –, on est bien en présence d’un universalisme, mais différent du nôtre.

49Dans l’espace agraire ainsi défini, il faut se déplacer en voyant tout, en déchiffrant chaque chose par son être et son rapport avec d’autres êtres, et non par son essence ou par ce à quoi elle se rapporterait de plus important et de plus signifiant, comme aujourd’hui. C’est la qualité des relations entre les existants qui donne la stabilité, et pas seulement la coercition intellectuelle issue de l’application d’un principe. Pour nous, naturalistes, la limite « de propriété » est une idée, et qu’on mette une borne en forme de X ou une autre en forme de Y a moins d’intérêt, puisque c’est la notion que nous voyons et le principe que nous respectons. Pour un esprit analogique, il en va autrement : les choses matérielles ont du corps, de l’épaisseur, si modestes soient-elles, et si elles sont là, ce n’est pas en représentation d’une idée, mais en tant que signe dans une herméneutique et résultat d’un rituel. D’où ces listes de bornes, de signes, de chiffres, de lettres, de figures, etc., qui nous ennuient un peu par leur aspect idiographique, car nous pensons qu’une fois que nous avons compris l’idée, le détail est fastidieux.

50L’espace antique n’est donc ni unique ni unificateur. Il n’agit pas, comme c’est le cas dans la vision moderne, comme élément de cohérence ou élément qui finit par rendre cohérent [36]. Les régions et les lieux antiques sont disjoints, parce que différents, et c’est une rationalité particulière qui les réunit, dont il appartient aux professionnels d’exprimer les termes. La géométrie, par exemple, distingue et met en rapport. Ainsi, on comprend mieux qu’il soit très rationnel de réaliser des imbrications de trames quadrillées, ce qui nous paraît invraisemblable. Quand il y a deux vagues d’assignation au même endroit, on crée une centuriation pour chacune et on les unit par un rapport géométrique, en faisant de la ligne de l’une la diagonale d’un ensemble de centuries de l’autre. Pour chaque acte institutionnel de même type, on crée une archive spécifique qui ne reprend pas l’archive précédente. Cette pratique dit l’analogisme antique qui articule et ne fusionne pas, alors que notre universel plan parcellaire issu de la mappe sarde ou du cadastre napoléonien pose un principe opposé, celui de la fusion de la diversité dans un unique dessin de référence.

51Voilà pourquoi il n’apparaît pas inconcevable d’assigner des terres à des colons « d’Orange » sur le territoire d’autres communautés civiques, et même de la colonie d’Arles.

Les centuriations que nous voyons sont-elles romaines ?

52La réponse est « non » et elle a de quoi surprendre. La centuriation est une planimétrie, c’est-à-dire un ensemble d’éléments visibles à la surface et formant une trame. Elle n’est que rarement issue d’une découverte de type archéologique. C’est à la recherche des conséquences de ce simple fait que je convie le lecteur pour évoquer un dernier « changement » récent de la centuriation.

De la forme à la fouille

53Pour se trouver en présence d’une centuriation vraiment archéologique, il faut disposer d’une vue aérienne sur laquelle des traces fossiles réapparaîtraient grâce à un jeu d’indices particuliers, comme la coloration des céréales, le microrelief à la surface des cultures, la tache d’humidité sur sols nus, etc. Cela se produit, mais très rarement. On a eu ainsi la bonne fortune d’identifier une grande centuriation dans la Polesine, région du delta du Pô située près de Rovigo, ou encore de faire le même genre de découverte dans les Pouilles [37]. Mais partout ailleurs, même en Italie, l’écrasante majorité des centuriations reconnues vient d’une lecture topographique ou morphologique de la planimétrie actuelle, au moyen de la carte ou de la photographie aérienne.

54La lecture est topographique lorsqu’on se contente de repérer un quadrillage déjà évident sur une carte, en décrivant, les uns à la suite des autres, les axes du quadrillage et en les surlignant sur une carte d’un trait de couleur. C’est la méthode employée en Italie par la grande majorité des chercheurs. Comme le sol italien n’est pas avare de formes orthogonales soigneusement disposées selon le module courant, les découvertes sont possibles et assez nombreuses.

55La lecture est morphologique lorsque la centuriation est un quadrillage peu évident et qu’il faut un travail d’élaboration de la forme planimétrique pour le découvrir ou en poser l’hypothèse. Dans ce cas, on soumet l’information planimétrique à des tris effectués selon la périodicité ou l’orientation des lignes, et une grille dessinée au module pressenti aide à la mise en cohérence de ces alignements. Alors que la topographie historique des centuriations est le simple report d’évidences parfaitement lisibles à vue, la morphologie historique, c’est un peu la recherche d’aiguilles dans la botte de foin du « paysage agraire », par l’organisation cohérente de traces plus ou moins cachées dans la planimétrie. Tout ceci est connu et ne pose qu’une seule vraie difficulté : comment, lorsque la centuriation n’est pas évidente, ne pas passer la frontière du raisonnable et risquer de proposer une ébauche qui ne correspondrait à rien ? Cette frontière ayant été souvent franchie, on sait que la littérature sur les centuriations comporte nombre d’intrus dont il faut engager la critique, et que, par ailleurs, d’authentiques centuriations restent encore à découvrir [38]. Or ce débat, qui a eu lieu dans les années 1980 et 1990, est aujourd’hui en passe d’être modifié par de nouvelles idées.

56Celles-ci viennent, justement, de l’archéologie. Paradoxalement, c’est le savoir des archéologues, pourtant très critiques sur les méthodes morphologiques, qui a permis ces dernières années de débloquer la situation et d’ouvrir un nouveau chapitre de l’étude des formes. Mais avant d’en venir là, il a fallu passer, si l’on peut dire, de Charybde en Scylla, du gouffre de la morphologie à l’écueil de l’archéologie. Quelques explications sont évidemment nécessaires.

57Longtemps, les archéologues ont dit aux morphologues qu’ils attendaient, avant de se laisser convaincre par leur travail, de voir comment les reconstitutions de centuriations romaines allaient résister à l’épreuve de l’archéologie. Cela, c’est le gouffre de la morphologie. Cette épreuve est venue, en ce qui concerne les centuriations d’Orange, dans les années 1990 avec les importants travaux du TGV Méditerranée. On a fouillé et on a trouvé quelque chose... mais quelque chose de différent de ce que l’on attendait. La surprise, et elle est de taille, c’est que si les centuriations ont bien été au rendez-vous (il fallait beaucoup d’innocence cartographique pour penser que la morphologie risquait d’être déjugée sur cet objectif), elles ne sont pas apparues telles qu’on les imaginait.

58Sur le premier point, les trames élaborées par le travail cartographique ont été confirmées. Surtout celle de la centuriation B, la mieux étudiée. On a retrouvé des decumani en plusieurs endroits. Il s’agissait de chemins ou de fossés. Ce fait étant acquis, on pouvait donc dépasser la question de la validation de l’analyse morphologique par l’archéologie en montrant (c’est là que l’archéologie rencontrait un écueil) que, pour étudier la morphologie d’une centuriation, il fallait une démarche « archéo-géographique » et non une démarche archéologique. Avec les seuls résultats des fouilles, on n’aurait jamais pensé à les organiser par une grille de centuriation !

59Cependant, plusieurs fouilles ont bien montré que la grille de la centuriation ne se traduisait pas partout par des empreintes archéologiques. L’exemple de Bollène, au lieu-dit « les Bartras », est le meilleur : le kardo maximus n’y était pas matérialisé, et, en s’en tenant à l’emprise de la fouille, si l’on n’avait pas su qu’il passait là, on aurait pu douter de son existence et avec lui de toute la centuriation. On s’attendait à une voie d’une certaine ampleur (les textes gromatiques donnent une largeur de 20 pieds pour cet axe principal) : or il n’y avait rien, pas même un simple fossé. Comme la grille générale de la centuriation B est admise, la question se déplaçait : il s’agissait de comprendre la ou les raisons de son absence locale. En quelque sorte, la situation épistémologique s’inversait. On n’était plus en présence d’une morphologie que la fouille allait valider, mais d’une absence archéologique que la planimétrie permettait de comprendre et de relativiser. Pour ce lieu précis, c’était l’analyse morphologique qui validait le vide de la fouille : bien que l’archéologie n’ait rien trouvé, la centuriation existait néanmoins, et la morphologie de la centuriation invitait alors à se demander pourquoi le kardo maximus ici n’était pas matérialisé !

60Ensuite, la plupart des vestiges fouillés correspondant aux axes de la centuriation d’Orange sont apparus insuffisamment datables. Les fouilleurs proposent souvent, parce qu’ils ne peuvent faire mieux, une datation « antique » imprécise. Or c’est à la morphologie qu’on fait le reproche d’être une analyse peu utile à l’historien, car œuvrant sur des éléments planimétriques non datés. En retrouvant l’assiette de la centuriation B, dont on sait par la documentation écrite que c’est une initiative politique triumvirale, on arrive donc à cette autre inversion : la grille, reconstituée dans son ensemble par l’analyse des formes du parcellaire, documentait un projet bien daté, tandis que la fouille archéologique, elle, accrochait des matérialités (ou des absences de matérialités) très troublantes, car souvent plus difficiles à dater ou autrement datées que ce qu’on attendait. Il est en effet malaisé de dater un fossé qui a pu être curé plusieurs fois ou dans lequel peuvent tomber des matériaux plus anciens arrachés aux flancs. En outre, rien n’empêche un paysan du IIIe ou du IVe siècle de créer des fossés parcellaires en les orientant selon le cadre de la centuriation en place depuis trois cents ans ou plus. Dans ce cas, la fouille du parcellaire ne datera pas la centuriation, mais un aménagement agraire précis.

61L’archéologie de la centuriation rencontrait encore d’autres écueils. Un autre fait curieux avait été relevé. Dans la zone de la confluence de l’Aygues avec le Rhône, à l’ouest d’Orange, la puissance sédimentaire est assez considérable et des sondages ont montré des accumulations de 2 à 3 m de sédiments au-dessus de niveaux romains, sans transmission ponctuelle (c’est-à-dire juste au-dessus des niveaux observés) de l’antique dans la planimétrie héritée [39]. Or, en surface, dans la même zone géographique, il y a une bonne transmission des orientations et même de la trame intermédiaire des centuriations C et B d’Orange [40]. La morphologie (analysant une surface) contredisait l’observation géoarchéologique (analysant deux points de sondage, et donc des profondeurs). Les deux disciplines avaient raison, chacune en ce qui la concerne. Cependant l’attention était attirée sur le fait que le résultat des sondages ne pouvait être généralisé à l’espace.

62Bref, l’archéologie venait de découvrir, non pas la loi générale de fonctionnement des formes, mais au contraire la spécificité de chaque lieu. On attendait que l’archéologie prouve la morphologie et on découvrait qu’elle n’en avait pas les moyens, en raison de la relative incompatibilité des échelles, de la différence de nature des informations et plus encore des modalités dynamiques et de l’asynchronie générale qui caractérise les lieux.

63Cette situation a encouragé la réflexion. Comme on va le voir dans le dernier développement de cet article, la dynamique des paysages agraires réserve, en effet, d’autres surprises.

Le deuil de la « bonne conservation » des centuriations

64Les fouilles françaises ont offert des éléments importants pour comprendre comment s’effectuait la transmission d’une information agraire et planimétrique antique jusqu’à nous à travers le temps. Ce n’est pas une affaire de continuité, mais au contraire de discontinuités successives. C’est parce que le paysage a été plusieurs fois transformé que la transmission a eu lieu. Ce qui est transmis, c’est l’orientation et le tracé, pas la matérialité des choses elles-mêmes. La coupe de Pierrelatte, au lieu-dit « les Malalones », en apporte un excellent témoignage [41]. Comme cette stratigraphie appartient à un important corpus d’observations qui vont dans le même sens, on est autorisé à généraliser pour ce secteur des plaines de la moyenne vallée du Rhône.

65Les fouilles françaises ont cependant apporté autre chose que ce témoignage sur le mode discontinu de transmission. Elles ont aussi prouvé que la transformation pouvait partir d’une situation matérielle inexistante pour aboutir, vingt siècles plus tard, à une matérialité. Autrement dit qu’une forme pouvait, non pas se dégrader avec le temps, mais au contraire se construire avec lui. Sur le site des Bartras, évoqué plus haut, le kardo maximus antique n’était pas matérialisé et les archéologues n’ont observé aucune structure en ce sens [42]. Or, sur le plan cadastral napoléonien, et sur les plans cadastraux suivants, un fossé moderne occupe l’emplacement du kardo maximus, très exactement là où on aurait attendu l’axe antique et sur une longueur de plusieurs centaines de mètres. En schématisant, on peut dire qu’en ce lieu précis, le kardo maximus de la centuriation a attendu l’époque moderne pour être matérialisé, c’est-à-dire imprimé dans le sol. Il existait dans l’Antiquité en tant que ligne d’arpentage, sans base matérielle en cet endroit, et il n’est devenu limite matérielle (un fossé de drainage) qu’à une époque bien ultérieure, sans rapport alors avec la structure antique à laquelle il se réfère. À l’ouest d’Orange, les formes cadastrales antiques sont nettes en surface, là où la fouille montre parfois qu’elles n’existaient pas en profondeur.

66Traduisons cette observation en termes chronologiques : les centuriations romaines se joueraient-elles de nous en étant sur les cartes plus médiévales, modernes et contemporaines que romaines ?

67Nous avons en effet le choix entre deux schémas de lecture. L’un, classique, dit que ce qu’on voit sur une carte actuelle est romain, et que c’est l’inertie qui explique la survivance (notion fixiste de continuité linéaire et de pérennité qui a fait les beaux jours de la géographie et de l’histoire agraires de jadis). Mais peut-on argumenter sur le fait qu’en deux mille ans il n’y aurait eu aucun changement alors que l’occupation était quasiment constante ? Un autre schéma, nouveau, dit que la planimétrie parfaite que l’on voit sur les cartes de Padoue ou de Cesena, est une création de la durée et qu’elle n’a probablement pas existé sous cette forme dans l’Antiquité, qu’elle est autant médiévale, moderne et contemporaine que romaine [43]. Il faut alors remplacer l’idée d’une survivance par celle d’une construction avec le temps. Malgré l’inconfort de cette seconde idée, je la trouve plus satisfaisante, car elle parle de dynamique et non d’inertie. Elle n’escamote pas deux mille ans d’histoire sous la forme de mots qui s’avèrent réducteurs et sans contenu : « bonne conservation » [44].

68Pour défendre le premier schéma, celui d’une inertie, il faut supposer que le Moyen  ge n’a pas été susceptible de transformer valablement les formes, que l’habitat s’est imparfaitement regroupé, que les fondations ont été mineures, par exemple que l’incastellamento a été marginal (sous-entendu à la différence de ces lieux où il a été puissant, et où les formes ont dû changer, dans un sens plus radial ou radio-concentrique). Or c’est autre chose qui se produit : en plein cœur de zones centuriées « très bien conservées », les fondations médiévales sont quelquefois puissantes (par exemple, dans la centuriation de Vénétie : Cittadella, Castelfranco, Villafranca di Verona, etc.), et les créations parcellaires médiévales et modernes d’une grande originalité. La centuriation n’est pas restée forte sur les cartes parce que le Moyen  ge est inexistant. La centuriation est devenue forte sur les cartes parce que le Moyen  ge l’a construite, là où il a lui-même été fort !

69Le second schéma est donc préférable et la question doit être posée : et si c’était en grande partie le temps qui avait régularisé les formes ? L’hypothèse archéogéographique est la suivante. Pour ces exemples de grilles centuriées parfaites, on suppose que l’arpentage antique est intervenu dans des milieux où existait déjà quelque chose, sous la forme d’héritages. Ce quelque chose, ce sera de la compétence de l’archéologie préventive, de la prospection aérienne et des recherches paléo-environnementales de nous l’expliquer. Les fouilles italiennes récentes montrent que plusieurs états de la planimétrie peuvent exister avant que la géométrie cadastrale des arpenteurs n’intervienne : par exemple une phase protohistorique; ou encore une phase géométrique romaine précoce. Dans un article récent, Claire Marchand a repris quelques plans de fouilles italiens pour insister sur ce fait [45]. L’arpentage romain classique, intervenant sur cette planimétrie déjà dessinée, commence par ajouter de la confusion (notamment au niveau des orientations). En outre, cet arpentage doit tenir compte des réalités physiques, et il y a là un autre facteur de diversité.

70Ensuite, avec le temps, l’ordre planimétrique s’installe peu à peu. Dès l’époque romaine, on commence à construire le paysage agraire selon cet arpentage (plus ou moins vite et plus ou moins radicalement) et à générer des lignes qui acquièrent un rôle morphogénétique pour la suite des dynamiques paysagères. Dans l’Antiquité, ce paysage romain devait être souvent composite, déjà réorienté par la centuriation, mais sans doute encore marqué par ces héritages (naturels et sociohistoriques) dont l’effacement a dû prendre du temps. Ce n’est qu’ensuite, avec le temps, que la forme classique s’est imposée comme forme résiliente (par rapport à toutes les autres formes antiques qui auraient pu survivre). Dès lors, la construction du parcellaire médiéval, moderne et contemporain profite de ce cadre, le renforce et même l’achève là où il pouvait ne pas l’être. C’est ainsi qu’on peut comprendre comment un tronçon de kardo maximus peut n’avoir été matérialisé qu’à l’époque médiévale ou moderne.

71Ce qu’on voit sur les documents planimétriques actuels n’est pas autre chose que le résultat de deux mille ans de dynamique paysagère. Cette dynamique ne s’est pas arrêtée après l’époque romaine. L’époque romaine a été, dans cet exemple, la bifurcation déterminante à l’origine d’un long processus d’auto-organisation dans le cadre de la forme héritée [46].

72Pour donner corps à cette idée, il faudra des enquêtes sur des thèmes nouveaux. Par exemple, dans les belles grilles régulières des centuriations d’Italie du Nord, ne trouverait-on pas des parcellaires planifiés médiévaux et modernes, liés à des colonisations autour de villeneuves ou autour des villas vénitiennes de la fin du Moyen  ge et de l’époque moderne, qui auraient renforcé la rigidité de la grille romaine et auraient poursuivi sa construction ? J’ai invité un jeune chercheur à travailler sur cette idée et les résultats qu’il a obtenus en Vénétie occidentale suggèrent que l’hypothèse est valable autour de sites médiévaux comme Cittadella ou Castelfranco Veneto, ou de sites modernes comme Rosà ou Piazzola sul Brenta [47].

73Je conclurai sur le fait que la centuriation change et nous change, épistémologiquement s’entend. On aura remarqué que la centuriation, qui est un fait massif de l’Antiquité, surtout aux deux derniers siècles de la République, ne peut être étudiée qu’à travers des textes nettement décalés et qui adoptent eux-mêmes une espèce de posture archéologique; et à travers des planimétries, elles aussi très décalées puisqu’elles sont ce que la durée de l’occupation a fait d’arpentages antiques. Pour parler des centuriations romaines, en tant que faits historiques, il n’est pas possible d’ouvrir les textes pour y lire directement ce qu’elles ont été : il faut en passer par une compréhension de la logique documentaire et délibérer activement sur la capacité du document à devenir source de la question posée ! Il ne suffit pas, non plus, de poser l’hypothèse topographique, d’ouvrir le sol et de conclure sur le mode binaire : existe/n’existe pas. Il faut en passer par une archéologie du savoir sur la dynamique des formes, comprendre les processus contradictoires qui peuvent avoir joué, avant de s’engager dans la moindre reconstitution, et accepter que l’observation d’un lieu ne vaudra pas pour l’ensemble de la forme. Pour ces deux raisons, la centuriation est devenue un objet archéogéographique.

Notes

  • [1]
    Voir la lettre de Barthold Georg Niebuhr à Goethe dans Focke Tannen HINRICHS, Histoire des institutions gromatiques, trad. de D. Minary, Paris, Institut français d’archéologie du Proche-Orient, [1974] 1989, p. 1-2.
  • [2]
    L’adjectif « gromatique » est couramment employé depuis que les éditeurs allemands du corpus ont véhiculé l’expression Gromatici veteres (anciens arpenteurs); gromaticus étant l’un des mots pour désigner l’arpenteur, et le mot venant de groma, l’instrument de visée en forme de croix : Friedrich BLUME, Karl LACHMANN et Andreas RUDORFF, Die Schriften der Römischer Feldmesser, Hildesheim, Georg Olms, [1848] 1967 (édition quasi intégrale des textes des Gromatici veteres). L’autre édition de référence est : Carl THULIN, Corpus agrimensorum Romanorum, t. 1, Opuscula agrimensorum veterum, Leipzig, Teubner, 1913. Mais elle ne concerne que la moitié environ des textes édités par Lachmann. Il est d’usage, dans la littérature spécialisée, de citer ces éditions en donnant la page et la ligne, suivi de La pour l’édition allemande de 1848, (parce que l’établissement du texte est dû à Lachmann) et de Th pour l’édition de Thulin.
  • [3]
    On ne peut pas recenser ici la totalité des traductions, trop nombreuses et souvent très partielles ou même introuvables. Parmi les plus marquantes, on dispose d’une édition et d’une traduction intégrale du corpus en anglais : Brian CAMPBELL, The writings of the Roman land surveyors : Introduction, text, translation and commentary, Londres, Society for the Promotion of Roman Studies, 2000; en castillan : Hyginus et Siculus Flaccus, Opuscula Agrimensorum Veterum, éd. et trad. par M. J. Castillo Pascual, Logroñ o, Universidad de La Rioja, 1998. Stefano DEL LUNGO a traduit tous les textes tardifs en italien : La pratica agrimensura nella Tarda Antichità et nell medioevo, Spolète, Fondazione Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 2004. En français, les principales traductions sont : SICULUS FLACCUS, Les conditions des terres, trad. et com. par M. Clavel-Lévêque et al., Naples, Jovene Ed., 1993; BALBUS, Présentation systématique de toutes les figures; Podismus et textes connexes, trad. par J.-Y. Guillaumin, Naples, Jovene Ed., 1996; Id., Les arpenteurs romains, t. I, Hygyn Le Gromatique, Frontin, éd. et trad. par J.-Y. Guillaumin, Paris, Les Belles Lettres, 2005; François FAVORY, Antonio GONZALES et Philippe ROBIN, « Témoignages antiques sur le bornage dans le monde romain », Revue archéologique du Centre de la France, 33,1994, p. 214-238; 34,1995, p. 261-281; 35,1996, p. 203-216; 36,1997, p. 203-209; Jean PEYRAS, « Écrits d’arpentage et hauts fonctionnaires géomètres de l’Antiquité tardive », Dialogues d’Histoire Ancienne, 21-2,1995, p. 149-204; 25-1,1999, p. 192-211; 28-1,2002, p. 138-151; 29-1,2003, p. 160-176; 30-1,2004, p. 166-182; 31-1, 2005, p. 150-171; 32-1,2006, p. 143-154. Enfin, Marius Alexianu, de l’université de Iasi, entreprend une traduction roumaine du corpus.
  • [4]
    Les travaux philologiques de Jean-Yves Guillaumin sont précieux : il a consacré nombre d’articles à l’explication de termes techniques jusqu’ici mal compris. Voir en dernier lieu : Jean-Yves GUILLAUMIN, Sur quelques notices des arpenteurs romains, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2007. Voir aussi Anne ROTH-CONGÈS, « Modalités pratiques d’implantation des cadastres romains : quelques aspects (Quintarios Claudere. Perpendere. Cultellare. Varare : la construction des cadastres sur une diagonale et ses traces dans le Corpus agrimensorum) », Mélanges de l’École française de Rome, Antiquité, 108-1,1996, p. 299-422; de même ceux de François Favory et ceux de Jean Peyras, cités à la note précédente, sur le vocabulaire des textes de date tardive.
  • [5]
    Raymond CHEVALLIER, « Essai de chronologie des centuriations romaines de Tunisie », Mélanges de l’École française de Rome, 70,1958, p. 61-128.
  • [6]
    On aura une vue des opinions traditionnelles sur les textes et la centuriation à travers l’ouvrage de O. Dilke, excellent connaisseur de l’arpentage antique : Oswald A. W. DILKE, Les arpenteurs de la Rome antique, Sophia-Antipolis, Éd. APDCA, [1971] 1995. Son livre est aujourd’hui dépassé sur certains points, parce qu’il véhicule beaucoup de poncifs : la piètre qualité des textes, leur qualification comme manuels scolaires, la place donnée à la centuriation, etc.
  • [7]
    Enrique ARIÑ O GIL, Josep M. GURT ESPARRAGUERA et Josep M. PALET MARTINEZ, El pasado presente. Arqueología de los paisajes en la Hispania romana, Salamanque, Ed. Universidad de Salamanca, 2004. Les centuriations concerneraient une quarantaine de feuilles de la carte de l’Espagne, qui en compte 1 130, sans d’ailleurs couvrir la totalité des feuilles en question.
  • [8]
    Claudia MOATTI, La raison de Rome. Naissance de l’esprit critique à la fin de la République ( IIe - Ier siècle avant J.-C.), Paris, Éd. du Seuil, 1997, notamment p. 245-250 consacrées aux centuriations, ces « réseaux qui structurent le visible ». La centuriation « gommait toutes les données antérieures, transformait le paysage naturel, créant un ordre artificiel et homogène, un ordre romain, par la forme » (p. 246).
  • [9]
    Le mot francisé « limitation » (latin limitatio) est le nom générique de toutes les trames qui procèdent d’un arpentage fixant sur le sol des limites (de limes, chemin). Il en existe plusieurs formes, la plus connue et de très loin la plus utilisée étant la centuriation : c’est une trame d’axes quadrillés dessinant des unités intermédiaires dites centuries. Les centuries peuvent avoir des mesures différentes, mais la plus répandue est la centurie carrée de 200 jugères (environ 50 ha), de plus ou moins 710 m de côté.
  • [10]
    Sur les arpenteurs, on dispose de l’excellent livre de Lauretta MAGANZANI, Gli agrimensori nel processo privato romano, Rome/Milan, Pontifica Università Lateranense/ Mursia, 1997, dans lequel la première et la deuxième parties sont consacrées à la nature et à la typologie des activités des arpenteurs.
  • [11]
    La question de l’archivage et des documents cadastraux a été magistralement traitée dans Claudia MOATTI, Archives et partage de la terre dans le monde romain ( IIe s. avant-Ier siècle après J.-C.), Rome, École française de Rome, 1993.
  • [12]
    F. T. HINRICHS, Histoire des institutions gromatiques, op. cit., notamment chap. 7. Voir ensuite Philipp von CRANACH, Die Opuscula agrimensorum veterum und die Entstehung der kaiserzeitlichen Limitationstheorie, Bâle, Friedrich Reinhardt Verlag, 1996; Maria José CASTILLO PASCUAL, « El nacimiento de una nueva familia de textos técnicos : la literatura gromática », Gérion, 14,1996, p. 233-250. Présentation de l’évolution des idées sur le corpus dans Gérard CHOUQUER, « Une nouvelle interprétation du corpus des Gromatici veteres », Agri Centuriati. An International Journal of Landscape Archaeology, 1,2004, p. 43-56.
  • [13]
    L’ensemble du dossier est réuni dans Gérard CHOUQUER et François FAVORY, L’arpentage romain. Histoire des textes, droit, techniques, Paris, Éd. Errance, 2001.
  • [14]
    De la tradition historiographique, on récupère une pesanteur qu’un siècle de travaux philologiques érudits n’a pas encore réussi à inverser. Je veux parler des effets de la différence existant entre l’édition de K. Lachmann en 1848 et celle de C. Thulin en 1913. K. Lachmann avait cru pouvoir distinguer : un livre I de Frontin sur les qualités des terres; le commentaire de la première partie de ce texte par Agennius Urbicus; le commentaire de la seconde partie par un commentateur chrétien tardif; un livre II de Frontin; enfin un opuscule attribué à Agenus Urbicus (sic) sur les controverses agraires. À propos des textes attribués à Frontin, C. Thulin a montré qu’il fallait distinguer quatre personnages : Frontin, un anonyme que nous nommons le Pseudo-Agennius, Agennius Urbicus et un commentateur anonyme d’époque tardive. Le résultat de cette réorganisation est de proposer un auteur anonyme (que nous nommons depuis le Pseudo-Agennius) d’époque flavienne, qui nous est connu par le commentaire qu’en fait Agennius bien plus tard. Les chercheurs acceptent généralement l’édition de Thulin, mais ont du mal à faire exister cet anonyme, préférant souvent continuer à le confondre avec Frontin. Admettons qu’on ne suive pas C. Thulin au pied de la lettre (ce que font cependant la quasi-totalité des auteurs modernes dans leurs éditions), et qu’on laisse ouvert le débat, puisque la situation philologique est en effet compliquée, rien ne viendrait récuser l’idée que le corpus est une initiative flavienne. Car il faut distinguer deux problèmes. Le premier problème philologique est de savoir s’il est légitime de distinguer, dans le texte dit d’Agennius Urbicus, ce qui appartient à la source flavienne et ce qui est du domaine de la glose tardive d’Agennius Urbicus. Cette dissociation vient de B. G. Niebuhr. Elle a été adoptée par K. Lachmann et reprise par C. Thulin. T. Mommsen avait émis des doutes. C. THULIN, Corpus agrimensorum Romanorum..., op. cit., et Francesco GRELLE, Stipendium vel tributum : l’imposizione fondiaria nelle dottrine giuridiche del secondo e terzo sec., Naples, Jovene Ed., 1963, ont été d’accord pour admettre qu’Agennius Urbicus copie et commente un anonyme de l’époque de Domitien. Le spécialiste des manuscrits du corpus qu’est Lucio TONEATTO, « Tradition manuscrite et éditions modernes du Corpus Agrimensorum Romanorum », in M. Clavel-Lévêque (dir.), Cadastres et espace rural. Approche et réalité antique, Paris, Éd. du CNRS, 1983, p. 21-50 et Id., Codices artis mensoriae : i manoscritti degli antichi opuscoli latini d’agrimensura, 5.-19. sec., Spolète, Centro italiano di studi sull’alto Medioevo, 1994, admet cette idée tout en restant prudent. Dans un article très intéressant que je regrette de n’avoir pas connu au moment de la rédaction de notre ouvrage de 2001, M. J. Castillo Pascual adopte un curieux compromis, en ne faisant pas la distinction entre les deux auteurs, mais en plaçant Agennius Urbicus sous les Flaviens : María José CASTILLO PASCUAL, « Agennius Urbicus ¿agrimensor o jurista ? », Iberia, 1,1998, p. 95-107. Le bilan serait donc plutôt en faveur de l’existence d’un auteur flavien que recopie et commente Agennius Urbicus. Le second problème est alors de savoir si cet auteur est ou non Frontin. C. Thulin et F. Grelle refusent l’idée d’un livre II de Frontin et penchent donc pour un personnage autonome. S. DEL LUNGO, La pratica agrimensura..., op. cit., p. 185 et note 12, pense de même. Mais, qui que ce soit, on est bien renvoyé à l’initiative flavienne, et c’est cela qui importe ! Il y a donc pesanteur, alors que tout pousse à situer sous les Flaviens la source du texte d’Agennius Urbicus (que cette source soit un anonyme ou que ce soit Frontin), à ne pas le reconnaître et à ne pas en tirer toutes les conséquences quant à la genèse du corpus gromatique.
  • [15]
    Ce mot technique désigne les terres qui n’entrent pas dans le quadrillage régulier, pour diverses raisons : ce sont des terres qui restent à la collectivité et qui font l’objet de contrats de location.
  • [16]
    SICULUS FLACCUS, Les conditions des terres, éd. et trad. par M. Alexianu, à paraître.
  • [17]
    André PIGANIOL, Les documents cadastraux de la colonie romaine d’Orange, 16e suppl. à Gallia, Paris, Éd. du CNRS, 1962. À noter l’intéressant travail de relecture de ces marbres par Michel Christol, dans Michel CHRISTOL, Jean-Claude LEYRAUD et Joël-Claude MEFFRE, « Le cadastre C d’Orange, révisions épigraphiques et nouvelles données d’onomastique », Gallia, 55,1998, p. 327-342.
  • [18]
    Dans G. CHOUQUER et F. FAVORY, L’arpentage romain..., op. cit., p. 58, j’ai écrit que les mutations devaient être enregistrées dans des documents annexes au plan cadastral. Commentant cette idée, Lauretta MAGANZANI, « Arpenter la terre pour le procès : la consultation technique en droit romain », Revue Internationale des Droits de l’Antiquité, LIII, 2006, p. 283-298, ici p. 294, observe que le fait que les arpenteurs soient invités à prendre conscience du décalage que peut présenter la forma par rapport au terrain indique que ce n’était pas le cas.
  • [19]
    Les arpenteurs nomment « arcifinales » (ager arcifinalis) des terres publiques qui n’ont aucune mesure, qui ne sont pas enregistrées dans un plan cadastral et où les confins sont donnés par des éléments naturels ou institués pour servir de bornes : des cours d’eau, des lignes de crête, des arbres remarquables, des monuments divers, des tas de pierre, des fossés, etc. La contenance des domaines est connue par la déclaration du possesseur; l’arpenteur peut, au besoin, la contrôler par une mesure selon le périmètre.
  • [20]
    77,22 - 78,6 Th = 284,1-7 La.
  • [21]
    Lauretta MAGANZANI, « Gli incrementi fluviali in Fiorentino VI INST. (D. 41.1.16) », Studia et Documenta Historiae et Iuris, LIX, 1993, p. 207-258; Id., « I fenomeni fluviali e la situazione giuridica del suolo rivierasco : tracce di un dibattito giurisprudenziale », Jus. Rivista di scienze giuridiche, XLIV-3,1997, p. 376-390.
  • [22]
    Dig., 41,1,16.
  • [23]
    J’observe, cependant, qu’il existe aussi des signes de raidissement des opinions devant ces évolutions, avec un goût assez marqué pour le retour aux idées du XIXe siècle telles que : la centuriation serait d’origine; la scamnation et la strigation ne relèveraient que de la possession alors que la centuriation relèverait de l’assignation; la scamnation serait un rituel de destruction de la centuriation; il y aurait une correspondance étroite entre les formes et les statuts civiques et juridiques des cités; le religieux serait l’explication principale de la morphologie agraire, etc.
  • [24]
    Une des difficultés qu’expliquent les juristes est de qualifier la nature de cette possession dans les terres provinciales. On connaît bien le dominium (ou « propriété » civile ou quiritaire) ainsi que la possession bonitaire dite aussi prétorienne, mais ces deux formes sont réservées aux seuls citoyens romains. Comment les pérégrins possèdent-ils leurs terres ? C’est une forme sans nom qui relève du ius gentium et non du droit civil, et, parce que la terre provinciale est déclarée publique, le jurisconsulte Gaius l’appelle possession ou encore usufruit. Mais c’est une forme de possession qui ne conduit pas au dominium. Voir René ROBAYE, Le droit romain, Louvain-la-Neuve/Bruxelles, Academia/ Bruylant, 1995, p. 101-125; Pasquale VOCI, Istituzioni di diritto romano, Milan, A. Giuffrè, [1948] 1996, p. 229-346.
  • [25]
    Les idées sur le pagus et le mons comme unités fiscales sont en pleine mutation : Michel TARPIN, Vici et pagi dans l’Occident romain, Rome, École française de Rome, 2002; Luigi CAPOGROSSI COLOGNESI, Persistenza e innovazione nelle strutture territoriali dell’Italia romana : l’ambiguitá di una interpretazione storiografica e dei suoi modelli, Naples, Jovene Ed., 2002. Ces deux livres vont tous deux dans le sens d’une révision (à la baisse) de la place de la centuriation dans le processus administratif et fiscal. Sur les « tables alimentaires », l’étude de base est celle de Paul VEYNE, « La table des Ligures Baebiani et l’institution alimentaire de Trajan », Mélanges d’Archéologie et d’Histoire, LXIX, 1957, p. 81-135 et LXX, 1958, p. 177-241.
  • [26]
    Ces termes désignent une espèce de limitation qui a été utilisée à deux reprises et dans des situations très différentes : au début de la colonisation romaine en Italie ( IVe et IIIe siècles av. J.-C.), pour diviser la terre à assigner; bien plus tard, dans les provinces, pour arpenter la terre publique vectigalienne. La difficulté est de reconnaître la forme en question : on peut penser que les deux formes de scamnation et de strigation ne sont pas identiques. Ferdinando CASTAGNOLI, « I piu antichi esempi conservati di divisioni agrarie romane », Bollettino della Commissione Archeologica Comunale di Roma, LXXV, 1953-1955, p. 3-9, ici p. 4-5; Gérard CHOUQUER et al., Structures agraires en Italie centro-méridionale. Cadastres et paysages ruraux, Rome, École française de Rome, 1987.
  • [27]
    Jean-Marie BERTRAND, « Territoire donné, territoire attribué : note sur la pratique de l’attribution dans le monde impérial de Rome », Cahiers du Centre Glotz, II, 1991, p. 125-164.
  • [28]
    Le renseignement vient d’Hygin Gromatique (164,8-12 Th = 201,9-13 La) : les terres qu’on prenait aux populations voisines ou étrangères formaient ce que les techniciens de l’arpentage appellent une praefectura. Le dossier de Mérida est présenté par Enrique ARIÑ O GIL, Josep Maria GURT et Manuel A. MARTIN-BUENO, « Les cadastres romains d’Hispanie : état actuel de la recherche », in P. N. DOUKELLIS et L. G. MENDONI ( dir.), Structures rurales et sociétés antiques, Paris, Annales littéraires de l’université de Besançon, 1994, p. 311-313. Les textes sont réunis et commentés dans G. CHOUQUER et F. FAVORY, L’arpentage romain..., op. cit., p. 213-216.
  • [29]
    G. CHOUQUER et F. FAVORY, L’arpentage romain..., op. cit., p. 217-235.
  • [30]
    Mes localisations ont été récemment rejetées par deux auteurs, mais les arguments avancés ne me troublent pas outre mesure. La proposition d’une grille de centuriation exige un travail de projection qui passe à la fois par de la topographie historique (identifier les éléments mentionnés sur les marbres antiques) et de la morphologie (retrouver une orientation dominante du parcellaire et les vestiges du quadrillage permettant de poser l’hypothèse de la grille centuriée). J’attends une contreproposition qui passe par le même seuil d’exigence que celui que je me suis imposé : un assemblage des cartes au 1/25 000 de l’IGN, une projection globale de la grille à cette échelle et une impression, carte par carte, de cette grille afin de pouvoir vérifier la nature des traces relevées par chacun. J’ai réalisé ce travail avec François Favory au département projection de l’IGN, de façon à bénéficier des moyens techniques dont dispose cet institut. C’est cette impression qui circule depuis plus de vingt ans et est utilisée par les archéologues lors des travaux de terrain. Elle a conduit, en fouille, à des identifications précises qui étayent les propositions planimétriques : Jean-François BERGER et Cécile JUNG, « Fonctions, évolution et ‘taphonomie’des parcellaires en moyenne vallée du Rhône. Un exemple d’approche intégrée en archéomorphologie et en géoarchéologie », in G. CHOUQUER (dir.), Les formes du paysage, Paris, Éd. Errance, 1996, t. 2, p. 95-112; Philippe BOISSINOT et Karine ROGER, « L’ensemble viticole des Girardes (Lapalud, Vaucluse) », in F. FAVORY et A. VIGNOT (dir.), Actualité de la recherche en histoire et archéologie agraires, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2003, p. 225-238. Michel CHRISTOL, « Intervention agraires et territoire colonial : remarques sur le cadastre B d’Orange », in A. GONZALES et J.-Y. GUILLAUMIN (dir.), Autour des Libri coloniarum. Colonisation et colonies dans le monde romain, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2006, p. 83-92, propose de laisser de côté la localisation du plan A et, pour le plan C, réaffirme une localisation dont j’avais déjà dit qu’elle était impossible (G. CHOUQUER et F. FAVORY, L’arpentage romain..., op. cit., p. 227) puisqu’elle fait franchir au Rhône une falaise pour le faire remonter sur un plateau surplombant de 10 à 15 m sa vallée. Dans le même ouvrage, Lionel DECRAMER et al., « La grande carte de la colonie romaine d’Orange », p. 93-114, proposent une autre localisation du plan C sur le territoire de Carpentras et d’Avignon et du plan A sur celui de Nîmes, mais sans analyse morphologique ni proposition convaincante de topographie historique : leur seul but est d’imposer l’idée abstraite que les trois plans forment l’ossature d’une triangulation et qu’elles sont gouvernées par des rapports géométriques. En filigrane de leur spéculation, l’idée qu’il faudrait revenir à plus d’unité de conception et de réalisation dans l’ensemble des centuriations de Narbonnaise. Je ne partage aucun de ces points de vue, car ils travestissent le travail des arpenteurs romains, confondant la modernité actuelle des outils de recherche et le niveau technique et géographique de l’époque. La mise en œuvre, à cette époque, d’une triangulation de 1er ordre aboutissant à une articulation géométrique parfaite des trames n’est, malgré leur affirmation, pas démontrée. En outre, deux localisations fantaisistes du plan C dans le même ouvrage, cela fait beaucoup.
  • [31]
    126,19-25 Th = 162,3-8 La.
  • [32]
    129,25-130,4 Th = 165,10-17 La.
  • [33]
    142,8-14 Th = 177,13-178,4 La.
  • [34]
    A. ROTH-CONGÈS, « Modalités pratiques... », art. cit. Elle a dû débrouiller un nombre considérable de points techniques, liés à la géométrie. Iunius Nypsus veut donner aux arpenteurs qu’on envoie sur le terrain, un commentaire approprié des situations qu’ils vont rencontrer dans leur travail de révision des archives cadastrales, des bornages en place, et dans leur travail d’expertise pour les conflits de propriété ou de possession intervenant dans des zones plusieurs fois centuriées. Comme on construisait les trames les unes par rapport aux autres, c’est, dit-il, par la bonne connaissance de la géométrie qu’on pourra faire une bonne expertise.
  • [35]
    Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, notamment p. 287.
  • [36]
    Claude NICOLET, L’inventaire du monde, Paris, Fayard, 1986, p. 201-202, écrit : « Que le gouvernement des hommes, l’administration des choses et l’organisation territoriale coïncident et se déroulent en quelque sorte dans le même espace est une réalité moderne qui nous paraît aller de soi. Il n’en était pas de même dans l’Antiquité gréco-romaine. Citésou royaumes peuvent sans douteavoir des ‘territoires’précisément délimités, par des zones ou même des lignes frontières. Mais le concept de territoire ne suffit jamais pour définir entièrement et exhaustivement leur organisation et leur fonctionnement réels. »
  • [37]
    Raffaele PERETTO et Enrico ZERBINATI, « Strutture territoriali in età romana nell’area deltizia veneta », Quaderni di Archeologia del Veneto, I, 1985, p. 23-27; Francesca FRANCHIN RADCLIFFE (dir.), Paesaggi sepolti in Daunia : John Bradford e la ricerca archeologica dal cielo 1945-1957, Foggia, C. Grenzi, 2006 : voir notamment Giuliano VOLPE, « Aerial archaeology, landscape archaeology and ‘total’archaeology in Daunia », Ibid., p. 27-52.
  • [38]
    Sur cette question délicate, plusieurs niveaux d’exigence sont requis. On doit être prudent envers toutes les propositions qui ne sont pas assises sur une étude de la morphologie agraire, celles qui ne prennent pas la peine de proposer un carroyage de limites, de publier des cartes à échelle suffisamment agrandie, etc. Une limitation, ce n’est pas une spéculation cosmologique ni une virtualité, mais une trame de colonisation ou de fiscalisation qui devient, avec le temps, une trame agraire. Ensuite, c’est une grille qui repose sur la définition de formes intermédiaires, les centuries, qu’il faut tenter de proposer, si possible : sans ces unités, on ne se trouve qu’en présence d’un parcellaire isocline, ce qui est insuffisant. Enfin, pour les propositions qui franchissent ce seuil d’exigence, on peut engager une discussion critique à un autre niveau. Il est, par exemple, utile de réfléchir à la confiance très grande qu’on a pu accorder, dans les années passées, aux lectures morpho-historiques. Mais l’exercice critique doit être tout aussi exigeant que la proposition qu’il entend critiquer, et les conditions de recevabilité d’une critique sont, de ce fait, rarement remplies. Aujourd’hui on doit faire face à deux excès. Le premier est l’attitude des chercheurs qui ont quadrillé l’espace d’innombrables centuriations surfaites. François FAVORY, « Retour critique sur les centuriations du Languedoc oriental, leur existence et leur datation », in G. CHOUQUER (dir.), Les formes du paysage, t. 3, L’analyse des systèmes spatiaux, Paris, Éd. Errance, 1997, p. 96-126, a proposé des critères pour une évaluation. Le second est l’attitude de chercheurs qui, découvrant aujourd’hui le problème, reviennent à la stricte orthodoxie : une cité coloniale, une seule centuriation !
  • [39]
    Jean-François BERGER et Cécile JUNG, « Fonction, évolution et ‘taphonomie’ des parcellaires en moyenne vallée du Rhône. Un exemple d’approche intégrée en archéomorphologie et en géoarchéologie », in G. CHOUQUER (dir.), Les formes du paysage, op. cit., t. 2, p. 95-112.
  • [40]
    Gérard CHOUQUER, « Les centuriations : topographie et morphologie, reconstitution et mémoire des formes », Archeologia Aerea. Studi di aerotopografia archeologica, II, 2007, p. 65-82. La carte en question est page 74.
  • [41]
    Gérard CHOUQUER, « Le parcellaire dans le temps et dans l’espace. Bref essai d’épistémologie », Études Rurales, 153-154,2000, p. 39-58.
  • [42]
    En raison de la situation du lieu dans une confluence de paléovallées. Dans l’Antiquité, l’alignement pouvait cependant être repéré par des jalons, des pieux ou des bornes, éventuellement par des saignées dans le paysage (passage à travers un bois, une clôture, etc.), bref par des éléments qui ne laissent pas de traces pérennes. Cet alignement, qui procède du tracé d’un rigor (alignement d’une visée), est un impératif de la construction d’une trame orthogonale.
  • [43]
    Ce point, absolument majeur, a fait l’objet des travaux de plusieurs chercheurs archéogéographes. Claire MARCHAND a consacré une thèse à formuler la question de l’auto-organisation des formes planimétriques : « Recherches sur les réseaux de formes. Processus dynamiques des paysages du Sénonais occidental », thèse de l’université de Tours, 2000. Sur la transmission, Sandrine ROBERT, « Comment les formes du passé se transmettent-elles ? », Études Rurales, 167-168,2003, p. 115-132, et Claire MARCHAND, « Des centuriations plus belles que jamais ? Proposition d’un modèle dynamique d’organisation des formes », ibid., p. 93-114.
  • [44]
    Au moment de mettre un point final à cet article, Robin Brigand, que je remercie, me signale un très intéressant ouvrage qui vient de paraître et qui pose directement la question dont je débats : comment expliquer la régularité du quadrillage de la centuriation à Lugo, en Romagne, alors que la puissance sédimentaire se situe entre 3 et 5 m selon les endroits. Si le sol romain est si profondément enfoui, comment expliquer la forme en surface ? L’explication « tout court » (l’expression est en français dans leur texte) par une fossilisation ou un maintien ne convient plus. Les auteurs disent qu’il faut envisager une « lecture diachronique » de la centuriation, notamment des interventions médiévales : Carlotta FRANCESCHELLI et Stefano MARABINI, Lettura di un territorio sepolto. La pianura lughese in età romana, Bologne, Ante Quem Ed., 2007, notamment p. 76-78 et 143-145.
  • [45]
    Voir note 42. Claire MARCHAND, « Que faire de l’héritage ? » : hhttp :// www. archeogeo graphie.org/index.php ?rub=bibli/colloques/pre-actes/marchand.
  • [46]
    J’ai théorisé ces aspects dans Gérard CHOUQUER, Quels scénarios pour l’histoire du paysage ? Orientations de recherche pour l’archéogéographie, Coimbra/Porto, Éd. Centre d’études archéologiques des universités de Coimbra et Porto, 2007.
  • [47]
    Robin BRIGAND, « Nature, forme et dynamique des parcellaires historiques. Quelques exemples de la plaine centrale de Venise », Agri Centuriati, 3,2006, p. 9-33; Id., « Les paysages agraires de la plaine vénitienne. Hydraulique et planification entre Antiquité et Renaissance » : http :// www. archeogeographie. org/ bibli/ colloques/ pre-actes/ brigand/ brigand. pdf.
Français

La centuriation ne peut être étudiée qu’avec des archives écrites (les textes des Gromatici veteres; les plans cadastraux d’Orange) qui sont largement postérieures au principal moment de mise en place de ces grands quadrillages agraires. De même, alors que l’archéologue peine à retrouver la trace matérielle de ces trames, l’archéogéographe qui étudie la morphologie agraire travaille sur des formes qui sont, elles aussi, très largement postérieures aux faits qui leur ont donné naissance. Pour ces raisons, la centuriation change en ce moment et devient objet d’une archéogéographie, entendue comme une archéologie du document afin de savoir de quoi celui-ci est la source.

Gérard Chouquer
CNRS
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/09/2008
Pour citer cet article
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