CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Alors que la population vieillit, la pauvreté rajeunit. L’âge et la génération tendraient-ils à s’imposer comme des dimensions structurantes des inégalités contemporaines ? Les jeunes générations actives, déjà confrontées au durcissement relatif de leurs conditions d’entrée dans la vie professionnelle, seraient appelées à financer des dépenses croissantes de santé et de retraite dont elles ne sont elles-mêmes pas sûres de pouvoir bénéficier. En France, le clivage entre les « jeunes » et les « vieux » est perçu comme une source de conflit potentiel [1] ; certains évoquent la naissance d’une « génération sacrifiée », ou pour le moins prioritairement affectée par les évolutions socio-économiques [2]. Il est bien entendu complexe d’user des termes d’« inégalités entre générations » tant cette notion prétend confronter des destins qui se déroulent à des moments historiques et sociaux différents ; notons également que les termes mêmes de ce débat n’échappent pas toujours à une vision essentialiste de chaque âge de la vie, susceptible de nier les inégalités intra-âges et la conjugaison de ces inégalités avec d’autres clivages sociaux. Toujours est-il que la question se pose aujourd’hui, au sein de la société française, de l’équité des transferts sociaux entre les âges et des rapports sociaux qu’ils sont susceptibles d’induire. En effet, les choix opérés au sein des politiques publiques construisent une hiérarchie sociale des âges et laissent une empreinte profonde sur les parcours de vie individuels et générationnels, sur les modes de perception des inégalités et sur la façon dont ces générations peuvent interagir et vivre ensemble.

2Cette question de l’évolution des rapports sociaux entre générations se pose de façon particulièrement aiguë en France et dans les modèles dits « continentaux », qui ont construit, par leurs politiques sociales et notamment leur système de retraite, une dépendance intergénérationnelle effective. Certains de ces modèles sociaux, notamment celui de la France, ont de surcroît maintenu parallèlement une régulation du marché de l’emploi centrée sur une population active prioritairement circonscrite à certains âges, si bien que les « entrants » comme les « sortants » sont particulièrement sensibles aux évolutions du chômage ou aux difficultés d’insertion [3]. L’enjeu d’une reformulation de la politique générationnelle se pose avec moins d’acuité dans des modèles sociaux qui privilégient d’autres modes de régulation des âges et du vieillissement : par exemple, dans les sociétés du nord de l’Europe, où dominent des politiques d’inspiration sociale-démocrate, l’État se pose davantage comme le garant d’une indépendance entre générations tout au long de la vie, en matière d’éducation tout d’abord, mais également aux âges les plus élevés, notamment par la mise en place de services collectifs à la personne [4] ; de surcroît, les jeunes se trouvent moins prioritairement touchés par les difficultés économiques à l’entrée dans la vie active [5]. De même, les sociétés dites à tendance « libérale » ne s’appuient pas en premier lieu – dans leur philosophie d’intervention du moins – sur les solidarités entre les âges, familiales ou sociales, mais prônent davantage un système d’assurance individuelle et par capitalisation ; l’État se pose certes en garant d’une égalité des chances à l’entrée dans la vie, mais n’est pas censé réguler prioritairement les inégalités générationnelles. Les sociétés dites « continentales », davantage héritières d’une pensée dite « conservatrice » – ou « multisolidaire » selon l’expression d’André Masson –, ont maintenu un système social fondé sur la construction de solidarités sociales entre les âges, cherchant explicitement à préserver l’inscription de l’individu dans une chaîne des générations [6].

3Face aux défis conjoints du vieillissement et de la précarité juvénile, ces mêmes sociétés « continentales » répondent aujourd’hui par une valorisation politique des transmissions familiales et de nouvelles sociabilités urbaines entre les « jeunes » et les « vieux » : il s’agit bien là d’une réponse conforme à cette philosophie sociale « corporatiste » – selon la célèbre typologie de Gøsta Esping-Andersen [7] –, qui cherche à maintenir voire à favoriser l’insertion de l’individu dans ses liens familiaux et sociaux. Aux inégalités sociales entre les âges répondrait donc la création de nouvelles solidarités entre générations. En France, sont ainsi vantées, au niveau des politiques nationales, les vertus de transmissions familiales compensatrices et descendantes – des grands-parents et des parents vers les plus jeunes, notamment les jeunes adultes –, sur fond de confiance affichée dans les solidarités générationnelles. La récente émergence, au sein des politiques municipales, de dispositifs dont l’objectif est la création de nouvelles sociabilités résidentielles et locales entre les âges, tels que les logements « intergénérationnels », tient de cette même logique : il s’agit, par un décloisonnement social des âges, de solidifier le « lien » entre les jeunes et leurs aînés, et de favoriser des solidarités supposées vertueuses pour les deux générations ainsi croisées, conformément à la pensée « corporatiste » dont le modèle social français est empreint. Ces actions intergénérationnelles se distinguent dans leur approche d’autres initiatives étrangères optant au contraire pour un cloisonnement prononcé des âges, telles que celle de la ville de Sun City aux États-Unis : seuls des individus ayant plus de 55 ans peuvent y résider.

4Entre conflits sociaux et solidarités familiales, ce n’est donc pas un hasard si, dans la société française, les représentations des rapports entre générations oscillent entre ces deux pôles, l’un marqué par la rhétorique de la lutte sur le marché du travail et d’une répartition inégale des transferts sociaux, et l’autre défendant, pour y répondre, le bienfait de solidarités familiales compensatrices, des générations aînées vers les cadettes. Il s’agit en réalité de deux versants d’une même réalité, portés par un modèle sociopolitique qui rend incertain le maintien d’une promesse sociale formulée aux jeunes générations actives et qui valorise, en réponse à cette perspective, un renforcement des solidarités « verticales » descendant les âges. À l’accentuation potentielle des inégalités sociales entre les âges répondrait donc un renforcement des transmissions familiales et des sociabilités générationnelles.

5À l’heure où le vieillissement démographique et l’accentuation de la pauvreté juvénile renouvellent la question des rapports familiaux et sociaux entre les générations, ce dossier interroge sociologiquement ces représentations présentes au sein des discours et des politiques prônant l’« intergénérationnel ». Il propose une lecture renouvelée et affinée de ces solidarités et soulève la question des enjeux de cette promotion, en se penchant sur trois versants des relations actuelles entre générations – familial, local, social. Ces trois perspectives éclairent les solidarités et les tensions potentielles à l’œuvre dans les relations intergénérationnelles au sein de la société française contemporaine ; elles incitent à ne pas s’appuyer, dans la formulation d’une nouvelle politique des âges, sur leurs seules vertus supposées.

6En mise en perspective, l’article de Vincent Caradec pose quelques jalons de réflexion sur la nature et les enjeux de ces relations entre « jeunes » et « vieux ». Il rappelle toute la relativité de ces catégories et de leurs frontières dans des parcours de vie moins structurés et scandés qu’auparavant ; preuve en est la différence de l’âge chronologique et de l’âge subjectif tout au long de la vie, présente dans la difficulté à se définir comme « vieux ». Or, si les actions intergénérationnelles émergentes rapprochent deux âges semblables dans leur mise à distance du marché du travail, elles confrontent aussi des générations porteuses de destins et de cultures différenciés, qui méritent que l’on s’interroge sur les conditions sociales et familiales d’une coprésence fructueuse des générations : Vincent Caradec invite notamment à s’affranchir d’une vision idyllique des solidarités intergénérationnelles, qui nierait l’existence de leurs possibles ambivalences.

7Au moment où l’intergénérationnel émerge dans la ville, l’article de Sophie Némoz offre un éclairage précis de ces ambivalences potentielles au sein de ces nouvelles formes de sociabilités urbaines entre les âges, et déconstruit sociologiquement certains des préjugés inhérents aux initiatives politiques prônant de nouvelles formes de cohabitation entre générations. À partir d’une étude de cas sur ces différentes formes de logement intergénérationnel – maisons des âges et gîtes néofamiliaux par exemple –, l’auteur dévoile toute la complexité et la flexibilité du lien social entre l’étudiant et la personne âgée vivant sous un même toit : ces nouvelles formes de socialisation résidentielle sont loin de se réduire au seul mode d’une transmission réciproque, quelque peu idéalisée par l’imaginaire politique.

8C’est sur un autre versant des solidarités résidentielles entre générations que se penche l’article de Cécile Van de Velde, qui aborde celles qui sont censées se nouer lors de la cohabitation prolongée entre parents et jeunes adultes. Elle montre que la cohabitation prolongée s’inscrit bien plus dans une logique de maintien contraint au foyer, voire de solidarités inversées entre les générations : ce maintien peut par exemple, en milieu ouvrier, se doubler du reversement d’un loyer. L’article dévoile ainsi une distorsion dans les représentations de ce phénomène : éloignées de la rhétorique du confort affectif et financier, les cohabitations prolongées échappent à la représentation exclusive de solidarités familiales unilatérales et descendantes ; la « génération Tanguy » n’en est pas une.

9Si ce n’est à celle d’une « génération Tanguy », assisterait-on à l’émergence d’une génération marquée du sceau du « déclassement » ? Le sociologue Camille Peugny note qu’une part croissante des 35-45 ans se voit confrontée à la mobilité sociale descendante, tandis que les générations entrantes sur le marché du travail sont traversées par l’angoisse du déclassement. Ce phénomène n’est pas sans incidence sociale : l’expérience du déclassement tend à se traduire au niveau des valeurs exprimées par un double schème de représentations politiques, tout à la fois hostile au libéralisme et critique envers les « assistés ». Cette expérience n’est pas non plus univoque d’un point de vue personnel ; elle peut induire un profond sentiment d’échec, ou développer un sentiment d’appartenance à une génération sacrifiée – sans pour autant que ce sentiment d’appartenance ne se traduise systématiquement par une mobilisation collective. Ces réflexions clôturent ainsi une série d’articles qui invitent à s’abstraire de deux visions iréniques des rapports entre générations, l’une les décrivant sous le seul prisme du conflit et des inégalités, l’autre prônant de façon unilatérale et souvent idyllique les vertus des sociabilités et des solidarités « intergénérationnelles ».

Notes

  • [1]
    Lemel Y., « L’autoaffiliation de classe en France d’après l’enquête ISSP 1999 sur les inégalités », colloque « Classes moyennes et politiques publiques » du Centre d’analyse stratégique, Palais du Luxembourg, Paris, 10 décembre 2007 (voir www.strategie.gouv.fr/article.php3id_article=533).
  • [2]
    Chauvel L., Le destin des générations : structure sociale et cohortes en France au xxe siècle, Presses universitaires de France, coll. « Le lien social », Paris, 2002.
  • [3]
    Guillemard A.-M., Jolivet A., « De l’emploi des seniors à la gestion des âges », Problèmes politiques et sociaux, no 924, mai 2006.
  • [4]
    Masson A., « Les avatars de l’altruisme parental », in Paugam S. (dir.), Repenser la solidarité : l’apport des sciences sociales, Presses universitaires de France, coll. « Le lien social », Paris, 2007, pp. 289-314.
  • [5]
    Van de Velde C., Devenir adulte : sociologie comparée de la jeunesse en Europe, Presses universitaires de France, coll. « Le lien social », Paris, 2008.
  • [6]
    Masson A., « Les avatars de l’altruisme parental », op. cit.
  • [7]
    Esping-Andersen G., Les trois mondes de l’État-providence : essai sur le capitalisme moderne, Presses universitaires de France, Paris, 1999 [1re édition en anglais, 1990].
Un dossier coordonné par 
Cécile Van de Velde
Maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales, Équipe de recherche sur les inégalités sociales/Centre Maurice-Halbwachs
48, boulevard Jourdan
75014 Paris
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/11/2012
https://doi.org/10.3917/agora.049.0014
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...