CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1À la fin des années 1980, l’expansion de nouveaux courants chrétiens ne semble pas encore constituer un sujet central pour les observateurs des faits religieux au Bénin. La prééminence de l’Église catholique au sein du christianisme ne paraît alors nullement menacée. Vingt-cinq ans plus tard, le paysage religieux apparaît cependant bien différent et nettement plus fragmenté, l’omniprésence des Églises évangéliques et pentecôtistes conférant presque à celles-ci une position centrale dans le pays, dans le champ religieux, mais également au-delà, dans l’espace public.

2Ces deux instantanés méritent cependant d’être fortement nuancés. D’une part, bien des dynamiques qui se sont manifestées avec éclat dans les décennies 1990 et 2000 étaient déjà à l’œuvre dans les années 1980, bien que de manière souterraine et moins éclatante. D’autre part, aucune vague évangélique n’a submergé la société béninoise, au point d’affaiblir fondamentalement les autres expressions religieuses, qu’elles soient d’ailleurs chrétiennes ou non, ou de coloniser l’espace public à son unique profit.

3La visibilité nouvelle de certains courants chrétiens ne doit ainsi occulter ni l’ancienneté de leur présence, ni leur positionnement souvent minoritaire, voire parfois marginal, au sein du champ religieux, ni le dynamisme qui affecte également d’autres expressions religieuses. Pour autant, le paysage religieux béninois a bien été travaillé par l’expansion de courants chrétiens, implantés depuis plus ou moins longtemps dans le pays. Le pluralisme religieux qui caractérise ce pays, comme bien d’autres de la région ouest-africaine, a été renforcé par l’expansion de multiples acteurs [1]. Il apparaît dès lors pertinent, avec un certain recul, de s’interroger sur les effets de cette montée en puissance de groupes chrétiens, sur la façon dont ceux-ci ont affecté le champ religieux et la société béninoise.

4Les « christianismes contemporains » regroupent l’ensemble des Églises, des mouvements, des acteurs qui, se référant au christianisme et s’inscrivant, avec leur diversité, dans l’histoire de celui-ci, animent la scène religieuse actuelle. Les mouvements évangéliques et pentecôtistes apparaissent d’emblée comme les plus marquants : ce sont eux qui ont le plus gagné en visibilité et en présence depuis le début des années 1990, notamment en milieu urbain et dans le sud du pays. Mais d’autres expressions chrétiennes sont concernées, comme les mouvements de type prophétique et les Églises afro-chrétiennes, autant d’acteurs qui rappellent que le christianisme est depuis longtemps dans cette zone un champ d’innovation et dont le dynamisme s’observe aussi de manière contemporaine. Enfin, il convient aussi d’inclure les courants qui se développent au sein du catholicisme et des Églises protestantes historiques, issues des entreprises missionnaires du xixe siècle et du début du xxe siècle. L’analyse développée ci-dessous se focalisera cependant sur la sphère évangélique et pentecôtiste, bien que les frontières entre ces différents courants soient, contextuellement et conceptuellement, particulièrement perméables.

5L’expansion de nouveaux acteurs chrétiens depuis vingt-cinq ans au Bénin se déroule dans un contexte de pluralisme religieux – qui s’exprime très largement sur un registre pacifique, notamment entre catholicisme et islam [2] – et se manifeste de manière simultanée avec d’autres recompositions religieuses, notamment au sein de l’islam. Autrement dit, on observe à la fois une contemporanéité d’expansion et de recomposition religieuses d’obédiences diverses (celles-ci se produisent dans un même temps) et une proximité de ces dynamiques (elles se manifestent en de mêmes espaces). Dès lors, l’analyse de l’expansion chrétienne, et notamment de ses effets, ne peut se mener indépendamment des autres dynamiques qui affectent le champ religieux. Plus fondamentalement, ces christianismes contemporains peuvent être appréhendés comme des acteurs de la pluralisation religieuse.

6Travaillée par les processus de globalisation, de migration, d’urbanisation ou d’individualisation, la pluralisation religieuse contemporaine ne se limite pas à un phénomène de diversification et d’éclatement de l’offre religieuse, mais implique en fait un double mouvement (Lasseur, Mayrargue, 2011) [3]. La fragmentation des paysages religieux est inséparable d’échanges renouvelés et d’influences réciproques entre acteurs religieux. Dès lors, les notions de circulation (d’individus, de symboles, de modes d’organisation, de modalités de prosélytisme, de discours) ou d’emprunt sont à privilégier dans ces situations de cohabitation et de compétition, tandis que les catégorisations et les frontières strictes sont amenées à être remises en question.

7Cette approche n’est nullement exclusive d’autres grilles de lecture utilisées de manière pertinente pour rendre compte des évolutions contemporaines du religieux, de la contribution des acteurs confessionnels au développement de la société civile ou de la façon dont les espaces publics sont travaillés et façonnés par le religieux. Elle apparaît cependant utile pour mettre en lumière certaines évolutions structurelles des champs religieux et pour appréhender des formes nouvelles d’interactions entre acteurs en compétition, au-delà des seules relations interconfessionnelles entre leaders ou institutions religieuses.

8Les mouvements et les Églises évangéliques et pentecôtistes constituent des acteurs de cette pluralisation à double titre. D’une part, ils contribuent à cette fragmentation généralisée, en favorisant un éclatement de l’offre et de la pratique religieuse. D’autre part, de nouvelles formes d’interaction se dessinent avec les autres acteurs religieux avec lesquels ils se trouvent en situation de compétition. C’est pourquoi seront d’abord analysées les caractéristiques des dynamiques contemporaines d’expansion chrétienne, avant de traiter des formes nouvelles d’échanges et d’influence qui s’observent, en termes de partage de territoires et de porosité religieuse.

Les dynamiques contemporaines d’expansion des christianismes au Bénin : fragmentation, dissémination et individualisation

9Le secteur évangélique et pentecôtiste est caractérisé par sa diversité intrinsèque. Que l’on s’intéresse au format, à l’origine, à l’ancienneté, à la taille et même à l’orientation des mouvements qui l’animent au Bénin, force est de constater sa grande hétérogénéité. Ainsi trouve-t-on, dans cette mouvance, des Églises, des mouvements interdénominationnel, des associations ou des groupes de prière ; des structures issues d’implantations missionnaires d’origine nord-américaine ou européenne, mais aussi, et plus massivement, de provenance africaine – Nigeria, Ghana – et des mouvements fondés au Bénin par des pasteurs autochtones ; des Églises présentes depuis plusieurs décennies et des mouvements de création ou d’importation toute récente ; des Églises disposant de centaines d’implantations locales sur le territoire béninois ou pouvant réunir des milliers de fidèles lors de grands rassemblements, mais aussi de petites Églises de quartier ne parvenant pas à croître et finissant par péricliter ; des groupes utilisant largement les technologies de l’information (émissions radio, programmes télévisés, consultations par téléphone) et d’autres moins connectés ; des Églises reprenant massivement des représentations et des théologies produites au sein de l’évangélisme mondial (comme les théologies de la prospérité) et d’autres plus prudentes face à ces discours. On pourrait multiplier les angles d’approche pour illustrer cette hétérogénéité fondamentale de la sphère évangélique, d’ailleurs nullement spécifique à ce terrain précis – le mode de gouvernance, par exemple, entre des Églises ayant un fonctionnement institutionnel et bureaucratisé et d’autres ne reposant que sur le charisme du pasteur-fondateur.

10Si la mouvance évangélique est, presque par essence, plurielle (inexistence d’une autorité centrale et de mécanismes consensuels de labellisation), ces christianismes constituent également des acteurs de la pluralisation du champ religieux béninois. Celle-ci peut être saisie à travers trois dynamiques : les processus de démultiplication et de fragmentation de l’offre, les dynamiques de dissémination du religieux et, enfin, les logiques d’individualisation.

11La fragmentation continue de l’offre chrétienne. Cette diversification se manifeste d’abord par un renouvellement et un élargissement de l’offre chrétienne. À partir du début des années 1990, dans un contexte de libéralisation politique et de démocratisation (Banégas, 2003), l’offre s’accroît par l’arrivée d’entreprises missionnaires et de prédicateurs implantant au Bénin des antennes d’Églises ayant leur centre à l’étranger ou créant dans le pays leur propre Église, en absence de toute régulation étatique du champ religieux. En milieu urbain, l’accroissement de l’offre repose aussi sur l’arrivée d’Églises jusqu’alors essentiellement rurales ou concentrées dans des zones précises du territoire. C’est le cas de l’Église de Pentecôte au Bénin (EPB). Présente depuis les années 1960, notamment dans les régions frontalières du Togo, cette Église dont le siège se trouve au Ghana – Church of Pentecost (Fancello, 2006) – ne dispose jusqu’à la fin des années 1980 que d’une seule implantation à Cotonou, la ville la plus peuplée du pays. À la fin de la décennie suivante, l’EPB y possède déjà plus de quinze lieux de culte, en incluant sa proche périphérie. C’est aussi à cette époque que se mettent en place, dans la logique et parfois avec l’appui de programmes d’évangélisation de grande envergure, conçus et pilotés notamment aux États-Unis dans le but de convertir les peuples « non-atteints » (c’est-à-dire, dans le vocabulaire de ces organisations, non touchés par le message biblique) [4], des initiatives visant à un déploiement évangélique sur l’ensemble du territoire béninois, et notamment dans les zones encore peu christianisées. Le projet ARCEB (Action pour la recherche et la croissance des Églises au Bénin), mis en place à partir de 1995, en constitue un exemple. Un autre aspect de cet élargissement de l’offre réside dans l’apparition d’Églises à destination de migrants, nigérians par exemple, localisés dans les quartiers de résidence ou d’activité, notamment commerciale, de ces populations.

Une offre évangélique diversifiée

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Une offre évangélique diversifiée

Depuis les années 1980, l’offre évangélique et pentecôtiste s’est considérablement diversifiée au Bénin, notamment du fait de l’arrivée d’Églises et de prédicateurs provenant d’autres pays d’Afrique, Nigeria et Ghana tout particulièrement. Le Ministère chrétien de la foi agissante (Christian Action Faith Ministry) est une importante structure ghanéenne, connue également par le nom de son Église, Action Chapel (AC), fondée en 1979. Son pasteur fondateur, Nicholas Duncan-Williams, est une figure marquante de la mouvance charismatique en Afrique de l’Ouest, qui suivit les enseignements du pasteur nigérian Benson Idahosa. Il est représenté ici, sur l’illustration de gauche, en train de prêcher. Active au Bénin, notamment à Cotonou, cette Église dispose de plusieurs lieux de culte et propose de multiples activités, comme ici dans sa paroisse du quartier Fidjrossé.
Photo de Camilla Strandsbjerg, Cotonou, Bénin, février 2013.

12La démultiplication emprunte également la voie de l’innovation religieuse, dans une zone qui a vu se développer d’importants mouvements chrétiens autochtones. C’est dans la région de Porto-Novo, au sud-est du pays, que s’est ainsi constituée l’Église du christianisme céleste, suite au message divin reçu par son prophète fondateur, Samuel Oschoffa, en 1947. À partir de ce foyer originel, cette Église guérisseuse s’est développée dans le sud du Bénin, avant de gagner les pays voisins, puis d’autres continents (Adogame, 1999). Église qualifiée d’« afro-chrétienne », d’« indépendante », de « guérisseuse », ce mouvement adapte le message missionnaire au contexte local et poursuit son développement (Mary, 2009). Mais cette capacité d’invention religieuse, notamment autour de figures de type prophétique, voire messianique, demeure une réalité vivante de la scène religieuse béninoise, comme l’illustre le succès éclatant rencontré par « Parfaite » de Banamè à partir de 2010. Cette très jeune femme, se révélant être « le Père, le Fils et le Saint-Esprit », institue un mouvement religieux qui, en quelques mois, parvient à déstabiliser l’Église catholique dans le sud-est du pays, à partir du village de Banamè [5].

13Enfin, cette fragmentation est également le fruit de la forte propension à la scission qui anime notamment la sphère évangélique. Conflits de leadership, rivalités organisationnelles, contrôle des ressources financières, contentieux doctrinaux, velléités d’indépendance par rapport à une Église mère située à l’étranger : les causes sont multiples qui amènent pasteurs ou cadres à quitter une Église pour fonder un nouveau mouvement. Le plus souvent, celui-ci ne se distinguera que très marginalement de l’Église originelle. Ainsi, l’Église de Pentecôte au Bénin a connu au cours de son développement de nombreuse scissions, donnant naissance par scissiparité à l’Église de Pentecôte de la foi dans les années 1970 ou au Réveil de l’Église de Pentecôte au Bénin dans les années 1990.

14La dissémination du message évangélique. La dissémination du religieux constitue une autre dynamique centrale des processus de pluralisation. On observe en effet un déploiement tous azimuts des entreprises prosélytes chrétiennes. De plus en plus de lieux sont investis par des acteurs et des symboles évangéliques, particulièrement en milieu urbain. L’une des caractéristiques principales des évangéliques réside dans la dimension « convertioniste » et militante qui les anime : l’évangélisation est une mission qui impose de sortir des lieux de culte pour aller porter la « bonne nouvelle » aux foules. Les acteurs évangéliques utilisent ainsi les multiples opportunités que leur offre la ville en termes d’espaces et d’infrastructures. Petit à petit, des lieux disparates, publics comme privés, ont été investis par des acteurs et des symboles chrétiens. Ces lieux englobent tous les espaces citadins où se déploient des acteurs évangéliques (les pasteurs comme les convertis) dans une perspective prosélyte. Il s’agit d’espaces occupés, temporairement ou continuellement, partiellement ou exclusivement, par des acteurs chrétiens, pour des activités cultuelles ou autres, mais s’inscrivant toujours dans une logique prosélyte. Si les lieux de culte gardent une position de centralité dans les dispositifs religieux, ces acteurs chrétiens sont également présents dans des espaces initialement et principalement dévolus à d’autres activités sociales, appréhendés désormais par eux comme des espaces de conquête.

15Dans cette perspective, deux types de lieux ont été distingués à Cotonou au cours des années 2000 (Mayrargue, 2008). Les « lieux outils » sont des espaces spécialement conçus dans une perspective évangélisatrice et à des fins de conversion. Ils sont notamment repérables dans les secteurs éducatifs (création d’établissements confessionnelles, de l’école primaire jusqu’à l’autoproclamée université) et sanitaires (création par des Églises ou des associations parareligieuses de centres de santé et de cliniques). Les libraires chrétiennes proposant une abondante littérature évangélique rentrent dans cette catégorie. Les « lieux cibles » sont, quant à eux, des espaces profanes, confessionnellement neutres, pénétrés délibérément par des acteurs évangéliques dans une finalité prosélyte. Dans ce but, des lieux jugés propices à l’activité d’évangélisation du fait des caractéristiques propres aux populations qui les fréquentent (des malades, des jeunes) sont investis par des équipes d’évangélisation ou des groupes de prières : établissements scolaires publics, hôpitaux et centres de santé laïcs, mais aussi prisons, marchés, etc. Enfin, les acteurs évangéliques ont aussi largement utilisé des espaces permettant de s’adresser à tout le monde, sans cibler de catégories de population particulière, notamment lors de grandes croisades d’évangélisation ou de délivrance. Ce sont alors des bâtiments collectifs (comme le Palais de Sports ou le Hall des Arts à Cotonou), des espaces en plein air (places, friches urbaines, rues) qui sont investis, sans oublier, à une plus petite échelle, les concessions et domiciles privés, appréhendés aussi comme des espaces de conversion [6].

La dissémination du message évangélique

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La dissémination du message évangélique

À côté des activités régulières proposées par les Églises (cultes, études bibliques), des mouvements évangéliques organisent régulièrement des programmes spéciaux : croisades d’évangélisation, nuits de prière, soirées de délivrance, etc. Ces activités, qui se déroulent en dehors des lieux de culte, permettent aux groupes d’investir ponctuellement des espaces profanes confessionnellement neutres (maisons des jeunes, palais des sports, stades, voire places publiques ou friches urbaines). En fonction de l’importance de la structure organisatrice, ces activités peuvent être annoncées à grand renfort d’affiches et de communiqués dans les médias. Ainsi de cette « nuit de puissance et de miracles », organisée en mars 2013 à la Maison du peuple du quartier Akpakpa de Cotonou par un mouvement créé au Bénin en 1995 et baptisé Mission internationale pour la restauration humaine et l’évangélisation.
Photo de Camilla Strandsbjerg, Cotonou, Bénin, février 2013.

16Ce déploiement d’acteurs évangéliques provoque une saturation religieuse des espaces publics et privés, accentuée par la circulation de signes, d’images de symboles (affiches annonçant des manifestations religieuses, pancartes indiquant la présence d’églises, autocollants apposés sur des véhicules reprenant des citations bibliques).

17L’individualisation croissante des trajectoires et des pratiques religieuses. Une troisième caractéristique de la pluralisation relève de la forte individualisation qui anime particulièrement l’essor évangélique et pentecôtiste contemporain. La pluralisation ne s’observe en effet pas seulement dans la fragmentation des Églises et des mouvements ou de la concurrence entre pasteurs, mais se repère également chez des convertis et des fidèles. Plusieurs éléments illustrent cette dynamique. La restitution de parcours de conversion, sous forme de récits biographiques, tend à souligner la forte individualisation des parcours des convertis. Les trajectoires religieuses n’apparaissent pas toujours linéaires mais plus souvent circulatoires et complexes, faites d’une succession d’expériences religieuses, de conversion mais aussi d’abandon et de reconversion. Par ailleurs, les conversions apparaissent d’abord comme des démarches individuelles, liées à des difficultés, des questionnements, des incertitudes personnelles. Le cheminement qui conduit à entrer en relation avec une offre évangélique peut impliquer des voisins ou des collègues, sans nécessairement la participation de l’entourage familial, parfois même au détriment de celui-ci, particulièrement dans un environnement façonné par des représentations sorcellaires très présentes, qui plus est lorsque des Églises nourrissent le soupçon et l’accusation (Fancello, 2015). Le poids de l’expérimentation apparaît central, ouvrant la possibilité de quitter une Église aussi facilement qu’on y est entré, mais aussi, par exemple, pour d’anciens fidèles catholiques, d’opérer un retour vers le catholicisme. L’individualisation des croyances et des comportements est à souligner : il existe de multiples façons d’être évangélique, des degrés différenciés d’insertion et d’implication, ce qui rend parfois compliqué le travail de fidélisation mené par les responsables de cultes. Enfin, dans de nombreuses Églises, la réussite individuelle est valorisée, le succès personnel encouragé. Non seulement la conversion et la délivrance sont conçues comme des opérations individuelles, mais la réussite de l’individu, y compris dans ses dimensions matérielles et financières, est promue et encouragée. Il faut voir là l’influence et la reprise par l’évangélisme béninois de la théologie de la prospérité, entrainant, au-delà de la forte circulation monétaire au sein des Églises, une reconceptualisation du rapport à l’argent ; l’abondance, la prospérité et le succès étant vus comme des signes d’élection divine.

La valorisation de la richesse et la quête de prospérité

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La valorisation de la richesse et la quête de prospérité

Certaines Églises mettent l’accent sur la réussite personnelle, y compris matérielle et financière. L’enrichissement y est valorisé, car vu comme un signe de bénédiction divine pour peu que le fidèle « donne » correctement à Dieu (donc à son Église et aux pasteurs). La prospérité est un maître mot des prédications et des activités qui se déroulent dans ces mouvements. La fréquentation de ces Églises peut alors accompagner des parcours d’ascension sociale individuelle et la diffusion d’une culture entrepreneuriale. Cette photo a été prise à l’intérieur d’un lieu de culte du Ministère chrétien de la foi agissante localisé au quartier Ganhi à Cotonou. L’espace, situé dans un immeuble, est notamment fréquenté par une population issue de la classe moyenne émergente (commerçant(e)s, fonctionnaires, cadres). On remarque au premier plan les confortables fauteuils réservés aux officiants et aux invités de marque.
Photo de Camilla Strandsbjerg, Cotonou, Bénin, février 2013.

18Les expressions évangéliques et pentecôtistes présentes au Bénin apparaissent ainsi comme des vecteurs d’une dynamique de fragmentation, en favorisant un éclatement et une dilution de l’offre comme de la pratique religieuse. Ces formes chrétiennes se déploient dans un champ religieux fortement concurrentiel, où elles demeurent minoritaires. Elles sont ainsi confrontées au quotidien à d’autres acteurs religieux, eux-mêmes travaillés par des dynamiques parfois similaires, avec lesquels des interactions renouvelées se nouent.

Acteurs chrétiens et pluralisation religieuse : partage de territoires et porosité religieuse

19Si la pluralisation religieuse a été abordée jusqu’à présent uniquement à partir des acteurs évangéliques, c’est bien l’ensemble du paysage religieux qui contribue à cette dynamique. Le protestantisme « historique », le catholicisme, l’islam, les religions locales, comme celles arrivées plus récemment [7], participent également, à des degrés divers et selon des modalités variables, de ces mêmes logiques. La pluralisation se traduit globalement par une fragmentation et un éclatement des paysages religieux, par un accroissement de la concurrence intra- mais aussi inter-religieuse, par un renforcement de la circulation et de la mobilité religieuse, par une dérégulation des champs religieux. L’expansion évangélique et pentecôtiste se déroule dans la contigüité et la contemporanéité d’autres dynamiques de recomposition religieuse, par exemple au niveau de l’islam, où s’observe également une mobilité des leaders religieux, comme du soufisme vers le réformisme (Brégand, 2009), et une circulation des fidèles entre communautés musulmanes (Brégand, 2012). La proximité entre acteurs religieux permet une multiplication des possibilités de contacts et d’échanges. Ainsi, il apparaît de plus en plus délicat d’analyser un courant religieux indépendamment de la configuration du champ religieux dans lequel il se déploie et des autres forces religieuses présentes, tant les interactions et les influences entre eux sont désormais manifestes. Les acteurs chrétiens sont concernés par ces évolutions qui se traduisent par un partage nouveau des territoires et des formes inédites de porosité religieuse.

20Des territoires religieux partagés. Les christianismes contemporains participent d’abord d’une remise en cause des territoires religieux, d’un « éclatement des frontières géo-religieuses » (Lasseur, 2005). Bien qu’il n’y ait jamais eu une segmentation absolue de l’espace, des représentations s’étaient cependant imposées, en lien avec les trajectoires historiques d’islamisation (par le nord et le sud-est du pays) et de christianisation (principalement, dans un premier temps, à partir du milieu du xixe siècle, par le sud côtier, avec remontée progressive vers le centre du pays) de l’actuel territoire béninois. L’offensive missionnaire évangélique a contribué à bousculer, voire à remettre en cause, ces représentations et à contribuer, avec d’autres acteurs, à l’émergence d’un nombre croissant de terrains partagés et d’espaces de cohabitation.

21Au niveau du seul champ chrétien, un partage territorial avait été conclu à la fin des années 1940 entre les trois principales forces missionnaires protestantes présentes alors au Bénin : l’Église protestante méthodiste, les Assemblées de Dieu et la Sudan Interior Mission (SIM) [8]. La première, implantée à la suite de l’arrivée dans le sud d’un missionnaire méthodiste en 1843, allait poursuivre son développement dans le sud et le centre du pays, la deuxième, qui pénétrait juste au Bénin à partir du Burkina Faso frontalier (Laurent, 2003), devait limiter son action au nord-ouest du pays, tandis que la troisième mission aurait en charge la propagation de l’évangile dans la région du nord-est où elle était nouvellement implantée depuis 1946. Des territoires exclusifs d’évangélisation étaient ainsi définis et les frontières des zones d’influence précisément tracées. Ce statu quo va globalement se maintenir jusqu’aux années 1980. Depuis, la compétition entre ces Églises et la course à l’évangélisation ont définitivement remis en cause ce partage. Quant aux entreprises évangéliques plus récentes (Deeper Life Bible Chrurch d’origine nigériane, Christian Action Faith Minsitry du Ghana), si les zones urbaines du sud, et plus particulièrement Cotonou, demeurent les portes d’entrée principales – et souvent uniques –, c’est bien l’ensemble du territoire qui est susceptible de constituer pour elles un champ de mission.

22De fait, les initiatives interdénominationnelles qui se développent dans les années 1990 ambitionnent alors de couvrir l’ensemble du territoire et de pénétrer des zones dominées par d’autres croyances religieuses (locales ou musulmanes), définissant des stratégies pour toucher ces populations. Plus aucune zone n’apparaît taboue pour les acteurs de l’évangélisation contemporaine, même si les campagnes de grande envergure conduites par des figures mondiales de la prédication dans les années 2000, comme l’Allemand Reinhard Bonnke ou l’Américain Tommy Lee Osborn, se déroulent systématiquement à Cotonou. Ainsi, en juin 2014, le prédicateur ghanéen Dag Heward Mills organise une tournée, largement médiatisée, de sa campagne d’évangélisation « Jésus qui guérit ». Après avoir créé son Église, The Lighthouse Chapel International, à Accra, où il apparaît comme une figure importante de la mouvance néopentecôtiste (Gifford, 2004), il a entrepris depuis plusieurs années de s’intéresser notamment aux pays francophones de la région ouest-africaine. Cette fois, le circuit béninois comprend trois étapes : Abomey-Calavi (banlieue de Cotonou) bien entendu, Bohicon, au centre du pays, mais aussi Parakou, la grande ville carrefour du nord, dans une région à forte dominante musulmane et où la présence évangélique est relativement limitée.

23La pluralisation à laquelle participent les acteurs chrétiens et qui, dans le même temps, les affecte, tend donc à remettre en cause des territoires religieux appréhendés – souvent à tort – comme monolithiques, des zones d’influence héritées d’anciens découpages et des frontières géographiques trop strictes. Cette proximité renouvelée entre acteurs religieux en compétition engendre entre eux des interactions et des échanges inédits.

24Une porosité religieuse nouvelle. À l’échelle des départements et des villes, mais aussi des quartiers et des villages, l’hétérogénéité religieuse domine désormais assez largement. Les acteurs chrétiens sont confrontés quotidiennement au partage de l’espace avec d’autres groupes religieux. Cette cohabitation est susceptible d’engendrer une palette de comportements entre eux : conflictualité mais aussi évitement, distinction, dialogue, mimétisme (Mayrargue, 2009). Cette situation concurrentielle, loin de générer mécaniquement du conflit et de l’affrontement, autorise aussi des échanges et des emprunts. De fait, la porosité religieuse renvoie à ces mécanismes, conscients ou non, revendiqués ou non, d’influence, d’imitation et d’emprunt entre acteurs religieux. D’une part, les acteurs évangéliques peuvent emprunter des modèles à d’autres référents religieux, en particulier l’Église catholique, notamment dans une perspective de légitimation et de quête de reconnaissance. D’autre part, ils fournissent à leur tour des normes et des modèles dont peuvent s’inspirer leurs concurrents catholiques ou musulmans.

25En effet, certaines des évolutions qui affectent la sphère évangélique béninoise à partir du milieu des années 1990 ne peuvent s’appréhender indépendamment de l’environnement religieux dans lequel elles se situent. C’est particulièrement le cas de la quête de structuration et de représentativité, du développement de l’activisme social et de la relation nouvelle à la chose publique et au monde politique.

26Des ateliers, des conférences, des publications vont nourrir durant plusieurs années la réflexion et l’élaboration de stratégies au sein d’une partie de la sphère évangélique [9]. Dans ce processus, l’exemple de l’Église catholique – et notamment son influence sociale et politique depuis l’indépendance du pays le 1er août 1960 – sert souvent explicitement de modèle. Son organisation unitaire et hiérarchique constitue une force pour s’adresser aux pouvoirs publics. Dès lors, la structuration de la mouvance évangélique est recherchée. S’il existait un Conseil interconfessionnel protestant du Bénin (CIPB) depuis les années 1970, celui-ci était alors dominé par les méthodistes. Sa transformation au début des années 1990 en Conseil des Églises protestantes évangéliques du Bénin (CEPEB) traduit la prise de pouvoir par les églises évangéliques : ce sera désormais un pasteur pentecôtiste qui le dirigera. Mais la création à la même époque de la Fédération des Églises et missions évangéliques du Bénin (FEMEB), à l’initiative des Assemblées de Dieu, souligne l’indépassable dimension concurrentielle du secteur. Quoi qu’il en soit, et même si de nombreuses Églises restent à l’écart de ces initiatives, ces structures bénéficient d’une certaine représentativité et leurs responsables deviendront des interlocuteurs privilégiés de l’État béninois, conviés par lui au même titre que d’autres leaders religieux [10].

27Le tournant opéré vers l’activisme social emprunte aussi au modèle catholique. L’Église catholique est très présente dans les secteurs de l’éducation, de la santé ou du développement. Les initiatives évangéliques vont se multiplier dans ces secteurs à partir du milieu de la décennie 1990, souvent avec une absence de moyens qui limiteront drastiquement les ambitions : créations d’organisations non gouvernementales confessionnelles, ouverture d’établissements scolaires et de cliniques par des Églises ou des fédérations d’Églises.

28Enfin, c’est à la même époque que s’opère un virage vers le débat public et la sphère politique, s’inspirant là aussi de l’influence du catholicisme. Entre 1995 et 1998, sont organisés, souvent par l’intermédiaire du CEPEB, des colloques et des conférences portant sur le « rôle du cadre chrétien dans la société » ou le « rôle de l’Église dans le développement du Bénin », qui contribuent à modifier la relation au politique (voir encadré n° 1).

Encadré 1 – Évangélisme et politique au Bénin

« Pasteur président », « pouvoir évangélique », « réseau chrétien » : au Bénin, les critiques sur les accointances entre le pouvoir politique et les mouvements évangéliques sont d’actualité depuis de nombreuses années. Depuis 1996, deux présidents à l’identité évangélique affirmée et souvent mise en scène se sont succédé à la tête de l’État. Y a-t-il eu pourtant, depuis près de vingt ans, une réelle évangélisation du pouvoir politique et comment s’est manifestée cette prééminence religieuse au sommet de l’État ?
Au milieu des années 1990, plusieurs dynamiques concomitantes, et partiellement liées, s’observent, entre évangélisation du politique et politisation du religieux. D’un côté, le retour au pouvoir de Mathieu Kérékou, l’ancien dirigeant du régime militaro-marxiste (1972-1990), à l’occasion de l’élection présidentielle de 1996, étonne car c’est un homme nouveau, converti au christianisme évangélique, qui se présente aux électeurs. Suivi par un jeune pasteur béninois durant sa traversée du désert, ses meetings sont alors nourris de références bibliques. Dans le même temps, une réflexion sur la relation des acteurs évangéliques béninois à la société, mais aussi à l’État, est élaborée par une partie de cette mouvance, désireuse désormais d’être active dans l’espace public, de promouvoir des cadres chrétiens, de convertir les élites. La jonction entre ces deux dynamiques étant opérée (le pasteur proche du chef de l’État, qui le conseillera à la présidence, deviendra ainsi le leader du Conseil des Églises protestantes et évangéliques du Bénin, principale association inter-dénominationnelle), les effets seront perceptibles tant aux niveaux de la symbolique et du langage politique national (désormais abondamment travaillés par un imaginaire biblique), des voies de recrutement du personnel politique (la figure du ministre « frères en Christ », voire du ministre pasteur, s’imposant tandis qu’il n’y aura quasiment plus de commission électorale nationale sans « hommes de Dieu » en son sein) et, de manière marginale, au niveau des politiques publiques peu impactées. Au final, c’est bien une évangélisation de l’État, et par l’État, qui se produit (Strandsbjerg, 2005).
En 2006, c’est un homme inconnu de la majorité des Béninois quelques mois auparavant, président de la Banque ouest-africaine de développement (BOAD) pendant plus d’une décennie, qui accède au pouvoir (Mayrargue, 2006). Yayi Boni est une figure exemplaire du born again, né dans un milieu musulman, converti au christianisme à l’âge de 10 ans, passé même plus tard par une période de reniement, puis une phase de rédemption et de retour à l’évangélisme, si l’on suit le travail de re(construction) et de formalisation qu’il a lui-même produit. Si une certaine euphémisation de son orientation religieuse est perceptible lors de la campagne électorale de 2006 – seuls certains réseaux évangéliques se mobilisent en sa faveur –, ses deux présidences successives (il est réélu en 2011) sont marquées par un affichage parfois prononcé de sa foi et la présence renouvelée de coreligionnaire à la tête de départements ministériels. Le rôle attribué à certains pasteurs dans l’entourage de Yayi Boni suscite régulièrement des rumeurs. En fait, plusieurs pasteurs, béninois et étrangers, notamment nigérians, ont successivement été présents auprès de lui depuis 2006. S’ils ont pu, outre leur accompagnement spirituel, être sollicités pour donner leur avis, par exemple à l’occasion de nominations ministérielles, leur influence sur l’exercice du pouvoir est difficilement mesurable. Un autre pasteur, conseiller au ministère de l’Intérieur, de la Sécurité publique et des Cultes, est en charge de la gestion des fonds attribués annuellement par le pouvoir à l’ensemble des acteurs religieux. Mais si des réseaux et des figures évangéliques, désormais notabilisées, ont profité à des degrés divers de la proximité avec le pouvoir, la sphère évangélique, bien loin d’être homogène, n’est caractérisée par aucun unanimisme vis-à-vis du pouvoir. Au final, si les projets évangéliques de conquête étatique ont partiellement abouti, les ambitions de transformation du politique demeurent, quant à elles, très largement inachevées.

29Mais le succès évangélique n’est pas non plus sans influence à son tour sur le reste du champ religieux, au sein du christianisme, ainsi qu’au niveau de l’islam.

30Tout d’abord, les conversions aux Églises évangéliques et pentecôtistes concernent souvent d’anciens fidèles catholiques ou du moins des individus socialisés dans un environnement déjà christianisé. Face à cette concurrence, s’est développée une relative « pentecôtisation » de l’ensemble de la sphère chrétienne. Bien que le catholicisme attire toujours de nombreux fidèles (les plus grandes églises de Cotonou sont des paroisses catholiques, ce sont elles qui drainent toujours le plus de fidèles lors des cultes dominicaux), la progression de nouvelles Églises constitue un défi pour le clergé. La montée en puissance du renouveau charismatique, tout particulièrement à Cotonou, est un outil qui permet, en valorisant une pratique émotionnelle, autour de la figure de l’Esprit-Saint et de sa capacité à intervenir dans la vie humaine, de fournir une réponse acceptée, encadrée et contrôlée par l’institution catholique, à l’offensive pentecôtiste, avec un discours, une symbolique et une pratique relativement similaires à ceux utilisés dans ces églises.

31L’organisation des funérailles constitue un autre site d’observation pertinent (Noret, 2014) : à une logique relativement accommodante avec les coutumes locales (acceptation de rites lignagers en marge des funérailles catholiques) succède depuis peu, comme par exemple à Abomey, une position plus intransigeante (des « funérailles exclusivement chrétiennes »). Les critiques formulées, notamment par des Églises évangéliques sur l’ambiguïté catholique vis-à-vis des rites locaux, ont contribué à ce changement de paradigme au niveau de l’institution catholique. De fait, l’impression est plus celle d’un continuum ou du moins d’un espace de circulation (d’individus, de croyances, de pratiques) entre ces Églises, anciennes et nouvelles, instituées et plus informelles, plutôt que d’une juxtaposition d’Églises relevant de catégories clairement caractérisées et délimitées par des frontières qui seraient imperméables.

32La question des influences sur l’islam est a priori plus compliquée à appréhender, même si de tels effets ont pu déjà être soulignés ailleurs. Ainsi, Marie Miran a observé en Côte d’Ivoire au cours des années 2000 que « les musulmans, délibérément ou non, adoptèrent certaines pratiques chrétiennes d’évangélisation pour servir leur propre projet religieux » (Miran, 2006, p. 381) [11]. Au Bénin, l’insistance mise par certains acteurs évangéliques, adeptes de la théologie de la prospérité, sur la réussite, le succès et l’enrichissement – au point d’organiser des séminaires, des conférences ou des cultes autour de ces seuls éléments, a infusé dans l’ensemble du champ religieux. En 2012, un mouvement musulman, GFLAH, reprenant la symbolique et le discours évangéliques associés à ce type de manifestation, organise à Cotonou une conférence publique de prêche et de prière autour du thème « La clé de la réussite » (voir encadré n° 2).

Encadré 2 – Sur la piste de la porosité religieuse

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Photo Cédric Mayrargue, Porto-Novo, Bénin, janvier 2012.
Repérer les manifestations de la porosité religieuse et de l’influence des discours et des symboles évangéliques sur d’autres acteurs religieux n’est pas évident. Pourtant, parfois, c’est au détour d’une rue qu’en surgit une illustration. Ainsi, de cette affiche remarquée à un carrefour de la ville de Porto-Novo en janvier 2012, qui annonce une manifestation publique organisée à Cotonou par un mouvement musulman, GUFLAH (Gufroonu-Llah International). Il s’agit d’un groupe de prières, fondé en 2011 à Cotonou par un prédicateur nigérian, inscrit dans le champ du soufisme. Pourtant, tout sur cette affiche rappelle les innombrables annonces pour des croisades d’évangélisation, des soirées de délivrance ou des programmes sur la réussite proposés régulièrement par des mouvements évangéliques et pentecôtistes dans cette même ville. Sans l’image de la mosquée en arrière-fond, le croissant et la mention « association islamique », la confusion pourrait être grande. Cette « première conférence publique de prêche et de prière » a pour thème « La clé de la réussite », sujet qui miroite avec les thématiques favorites des mouvements chrétiens nourris de la théologie de la prospérité, valorisant la réussite, le succès et l’enrichissement. Ce sont ces mouvements qui ont importé ces thématiques à Cotonou à partir de la fin des années 1990. D’autres éléments créent des jonctions entre cette manifestation et ses équivalents évangéliques, outre l’origine anglophone et précisément nigériane du promoteur de l’activité : le lieu où elle se déroule (le Hall des Arts situé au quartier Gbégamey a constitué pendant longtemps un des hauts lieux des rassemblements chrétiens), la présence d’un « MC » provenant d’une station de radio privée de la place (CAPP FM), laquelle loue régulièrement son antenne à des programmes chrétiens.

33En participant, avec d’autres acteurs religieux, par leur logique d’expansion et de fragmentation, à la transformation de territoires religieux (quasi) exclusifs en terrains partagés et disputés, à l’échelle locale comme nationale, les acteurs évangéliques ont contribué à démultiplier les lieux de contacts et d’échange, favorisant des formes de porosité parfois inédites.

34Les christianismes contemporains, dans leur diversité, marquent de leur empreinte la société béninoise, au même titre que d’autres acteurs religieux. La visibilité qui les caractérise, notamment par une occupation et un marquage de l’espace urbain, ainsi que par la volonté de certains d’entre eux d’influer dans les débats publics et la sphère politique, ne traduit cependant pas une position dominante dans le champ religieux. Appréhendés dans une logique de pluralisation religieuse, ils se trouvent en situation de cohabitation, vécue parfois sous l’angle de la compétition et du conflit, mais qui engendre également des conditions nouvelles d’interactions, d’échanges et d’emprunts. Ils participent ainsi à la fois d’un dépassement des frontières géographiques, en favorisant un partage des territoires religieux, et d’une remise en cause des catégorisations, aussi bien au sein du christianisme – où la circulation d’individus, d’imaginaires ou de symboles est grande – que dans l’ensemble du champ religieux, traversé par des effets de porosité.

35Cependant, la fragmentation à l’extrême de l’offre évangélique et pentecôtiste, la dilution de cette présence, la concurrence d’une offre religieuse multiple et sans cesse renouvelée, ainsi que l’autonomie et la forte mobilité des fidèles dessinent un paysage religieux mouvant, évolutif et incertain. Ces caractéristiques sont de nature à questionner la solidité de l’implantation de ces entrepreneurs chrétiens et tendent à rendre particulièrement délicats leur travail de fidélisation et, au-delà, leur pérennité même, dans un paysage où sont enracinés et se développent d’autres acteurs religieux.

36Entre dynamisme réel et fragilité certaine, quête de spécificité et insertion dans un champ religieux désormais fortement pluralisé où les interactions et les échanges sont quotidiens, le devenir des christianismes contemporains paraît se dessiner sous le sceau d’une profonde incertitude.

Notes

  • [1]
    L’absence de données fiables et récentes rend problématique une présentation chiffrée du paysage religieux. À titre d’information, et avec un maximum de prudence, citons les données fournies par le recensement de la population de 2002 (les données de celui de 2013 ne sont pas encore diffusées) : catholiques (27,1 %), musulmans (24,4 %), vodun et autres religions traditionnelles (23,3 %), protestants méthodistes (3,2 %), autres protestants (2,2 %), chrétiens célestes (5 %), autres chrétiens (5,3 %), autres religions (1,9 %), aucune religion (6,5 %) et non déclaré (1,1 %). Source : Direction des études démographiques, Cotonou, octobre 2003.
  • [2]
    Dans le sud du Bénin notamment, les familles et les ménages composés de chrétiens et de musulmans sont nombreux et, à quelques exceptions près, les quartiers de Cotonou, la commune la plus peuplée, ou de Porto-Novo, la capitale, n’ont pas une identité religieuse uniforme. Quant aux autorités religieuses, elles veillent traditionnellement à favoriser une cohabitation harmonieuse et à s’impliquer dans des initiatives inter-religieuses.
  • [3]
    Pour des développements sur cette approche, et des illustrations variées, voir l’introduction et les articles composant le dossier du n° 123 de la revue Politique africaine consacré précisément à cette thématique.
  • [4]
    Développées à l’échelle planétaire, ciblant des zones précises (lesquelles incluent, par exemple, le nord du Bénin), ces entreprises fournissent des ressources et des aides aux organisations locales afin de renforcer leur activité prosélyte.
  • [5]
    Pour une première approche de cette figure religieuse, voir l’article de Vincent Hugueux, « Bénin. La colline des brebis égarées », L’Express, n° 3223, 10 avril 2013, p. 40-43.
  • [6]
    Sur la thématique des espaces religieux privés et familiaux, voir les études menées, notamment au Bénin, mais aussi au Burkina Faso et au Sénégal, dans le cadre du projet de recherche Priverel (« Espaces privés religieux : individus, expériences ordinaires et dynamiques religieuses en Afrique de l’Ouest »), sous la coordination de Fabienne Samson et de Maud Saint-Lary : http://priverel.hypotheses.org/.
  • [7]
    Le mouvement d’origine japonaise Sukyo Mahikari est un exemple de la diversification de l’offre religieuse au Bénin hors christianisme (Louveau, 2013).
  • [8]
    La Sudan Interior Mission est une organisation missionnaire créée en 1893 dont le siège est situé aux États-Unis. Fusionnant avec d’autres structures missionnaires et étendant son activité hors d’Afrique, elle garde son acronyme, mais en change la signification (Society for International Ministries), avant de prendre, en 2000, l’appellation de Serving in Mission. Les Églises issues de son activité missionnaire ont pris en 1974 leur autonomie au sein d’une dénomination baptisée Union des Églises évangéliques du Bénin (UEEB).
  • [9]
    Beaucoup d’Églises restent à l’écart de ces réflexions communes et développent leurs activités de manière totalement autonomes. Cependant, les principales Églises évangéliques et pentecôtistes du Bénin sont membres des associations citées ci-après.
  • [10]
    Deux autres regroupements verront par la suite le jour : l’Association des missions, ministères et Églises évangéliques du Bénin (AMMEEB), et l’Association des Églises évangéliques du Bénin (AEEB). Un Collectif des associations des Églises évangéliques du Bénin, structure de concertation regroupant les responsables des quatre fédérations chrétiennes, sera mis en place et actionné lors de rencontres formelles avec les autorités, notamment au milieu des années 2000.
  • [11]
    Elle cite précisément l’exemple d’une organisation qui mit en place des « caravanes de da’wa », qui consistait en « une expédition missionnaire, à durée limitée qui ciblait des villages de brousse » assez librement inspirée des campagnes itinérantes d’évangélisation (Miran, 2006, p. 386).
Français

Depuis plus d’une vingtaine d’années, le champ religieux béninois est travaillé par l’expansion de courants chrétiens évangéliques et pentecôtistes qui, bien que minoritaires, ont acquis une forte visibilité. Cet article propose d’appréhender ces dynamiques contemporaines sous l’angle de la pluralisation religieuse. Cette notion renvoie à un double processus de fragmentation et d’éclatement, mais aussi d’échanges et d’interactions renouvelés entre acteurs religieux. La grille de lecture mobilisée permet de souligner que ces mouvements chrétiens contribuent à la fragmentation religieuse, en favorisant un éclatement de l’offre et de la pratique, et aussi qu’ils nouent de nouvelles interactions avec les autres acteurs religieux avec qui ils sont en compétition. Ces relations se traduisent par un partage nouveau des territoires et des formes inédites de porosité religieuse.

Mots-clés

  • Bénin
  • christianisme
  • évangélisme
  • pentecôtisme
  • pluralisation religieuse
  • compétition religieuse

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Cédric Mayrargue
Cédric Mayrargue est chercheur associé au laboratoire « Les Afriques dans le monde » (LAM, Sciences Po Bordeaux, CNRS) où il a dirigé un programme de recherche sur les nouveaux acteurs religieux et la production du politique en Afrique subsaharienne. Il a enseigné notamment à l’université Paris-1 (Panthéon-Sorbonne) et à Sciences Po Bordeaux.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/07/2015
https://doi.org/10.3917/afco.252.0091
Pour citer cet article
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