CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Au lendemain des indépendances, dans les années 1960, les nouvelles « élites » africaines voyaient dans les rois et les chefs les reliques d’un passé qu’il leur appartenait d’abolir. Les nationalistes qui assurèrent le passage de la domination coloniale à l’indépendance étaient passés par le système scolaire, et l’avènement de la modernité les enthousiasmait. Ils s’étaient donné pour objectif un changement radical de leurs sociétés.

2Pour cette génération, la chefferie, auxiliaire et instrument d’un colonialisme abhorré, n’offrait plus qu’une caricature de ce qu’étaient les royautés avant la colonisation. Cette façon d’opposer radicalement une « modernité » incarnée par l’État à une « tradition » symbolisée par les chefs n’a d’ailleurs pas tout à fait disparu : il en subsiste aujourd’hui quelques traces ici ou là, dans les écrits ou dans les esprits.

3Depuis les années 1980, le regard porté sur ces deux pouvoirs a pourtant changé. L’attention des anthropologues et des historiens s’était dans un premier temps dirigée vers les processus de formation et de construction de l’État moderne en Afrique. Elle s’oriente à présent sur ce phénomène inattendu qu’est la reviviscence, dans un contexte neuf et sous des formes évidemment nouvelles, des royautés et des chefferies. Au-delà même de la cohabitation entre deux pouvoirs aux assises dissemblables, voire antinomiques, c’est la question de leur mise en contact et de leur « mode d’incorporation réciproque [1] » qui est aujourd’hui à l’ordre du jour.

Le « retour des rois » en Afrique sub-saharienne

4Ce changement de perspective répond au fait que, depuis deux décennies environ, se sont produits en Afrique sub-saharienne de surprenants événements. L’un des plus spectaculaires eut lieu en Ouganda où la monarchie, abolie en 1966 à la suite du coup d’État de Milton Obote, a été rétablie vingt-sept ans plus tard, en juillet 1993, par l’intronisation d’un nouveau kabaka au Buganda. La restauration monarchique a été voulue par le chef de l’État, Yoweri Museveni, républicain et ancien guerillero. Les cérémonies qui marquent les événements saillants de la vie des royautés africaines attirent aujourd’hui un concours de population d’une extraordinaire ampleur. Au Ghana, depuis 1995, le jubilé du roi des Asante (ou Ashanti selon la graphie la plus courante), Opoku Ware II, puis ses funérailles, de même que l’intronisation de son successeur, Osei Tutu II, ont donné lieu à de somptueuses fêtes qui se sont déroulées dans l’allégresse et parfois la ferveur populaires.

5Très inattendu aussi est le changement radical survenu dans les mentalités : alors que les élites de 1960 se détournaient des aristocraties illettrées, les rois et chefs sont à présent presque toujours issus des nouvelles élites ; leur parcours s’est effectué loin du lieu de leur investiture, souvent dans les services publics, l’administration, la diplomatie ou l’Université, et parfois dans des entreprises privées (le nouveau roi des Asante avait ainsi fait carrière dans l’import-export). Les villageois voient d’un œil favorable ces « lettrés » accéder à la chefferie : ils les estiment mieux à même de défendre leurs intérêts, même s’ils sont peu au fait des affaires locales. Presque partout en Afrique sub-saharienne, on constate en effet, non sans étonnement, une sorte d’engouement pour ces fonctions de la part de citadins, pourtant habitués à un autre mode de vie, et venus parfois de la sphère étatique dans laquelle d’ailleurs ils gardent et préservent leurs entrées.

6Les insuccès des jeunes États modernes, et les crises qui les traversent, ne sont pas étrangères à ce nouvel état d’esprit. L’attraction ressentie pour la chefferie et la royauté est particulièrement forte dans des sociétés qui sont entrées avec un indéniable succès dans la modernité, et dont la place dans l’économie nationale est devenue considérable – les Asante au Ghana, les Bamiléké au Cameroun – faisant ainsi tomber en miettes l’antique opposition tradition-modernité.

7Autre signe inédit, des rois traditionnels africains parmi les plus importants se sont associés à plusieurs reprises, par-delà les frontières des États, pour mener une réflexion sur le rôle qu’ils pourraient tenir dans le monde actuel. Ainsi, à Niamey en 1996, onze rois d’Afrique occidentale et centrale se sont réunis afin de proposer leur médiation dans différents pays déchirés par les guerres civiles [2]. Des associations de chefs se sont également constituées dans un cadre national.

8La reviviscence de la chefferie dans l’État moderne, plus proche d’une renaissance que d’une résurgence, terme qui sous-entendrait une reproduction à l’identique, est marquée par un jeu subtil d’initiatives réciproques, chacun de ces deux partenaires, État et chefferie, cherchant le moyen d’accéder au terrain occupé par l’autre.

9Ces différents constats ont alimenté notamment les réflexions des contributeurs de l’ouvrage collectif Le Retour des Rois. Parmi les thèmes généraux abordés dans ce livre, figure le rôle que les autorités « traditionnelles » entendent jouer dans le règlement des crises qui déchirent certains États en Afrique.

10Nous voudrions ici changer d’échelle et aborder ce thème par rapport à la situation existant au sud-est de la Côte d’Ivoire.

Les chefs du Sud-Est et la crise nationale ivoirienne

11Le rôle des chefs traditionnels du Sud-Est dans le règlement de la crise ivoirienne sera envisagé de deux façons :

  • d’une part, en examinant au plan local la façon dont la crise a été vécue dans les circonscriptions administratives du Moyen-Comoé (Abengourou) et du Bas-Comoe (Aboisso). La première correspondant dans ses grandes lignes à l’ancien royaume anyi (ou agni) du Ndényé ou Indénié [3], et la seconde au royaume anyi du Sanwi, dit aussi royaume de Krinjabo ;
  • d’autre part, au plan national, en ciblant les tentatives faites par l’Association des rois et des chefs de Côte d’Ivoire pour mettre fin au conflit interne qui déchire la Côte d’Ivoire, avec la participation des rois et des chefs du Sud-Est.
Les sources de cet article sont principalement des témoignages, recueillis et enregistrés personnellement auprès d’originaires du Ndényé qui s’y trouvaient entre 2002 (début de la crise) et décembre 2005. Pour nourrir la seconde partie (les initiatives prises au plan national), nous avons également interrogé des moteurs de recherche sur internet. Ces différentes informations sont toutefois lacunaires et sujettes à révision et compléments.

Le maintien de la paix civile

Au plan local

12Un fait est saillant : contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres régions de la Côte d’Ivoire, notamment dans l’Ouest, les populations du Sud-Est ne se sont pas laissées entraîner dans la spirale de violence dont ont été victimes ailleurs les « étrangers », ou plus exactement ceux qui ont été perçus comme « étrangers », qu’ils soient venus de près ou de loin, et qu’il s’agisse d’eux-mêmes ou de leurs parents.

13Pourtant, dans le Ndényé comme au Sanwi, les étrangers ne font pas que récolter les fèves de cacao ou les cerises de café pour le compte des planteurs anyi : ils possèdent une proportion importante des terres, et, de plus, tiennent la part majeure du commerce et des transports. Cependant, il n’y eut pas spoliation de terres, ni départs forcés. La production cacaoyère n’a subi d’autres effets que ceux des aléas climatiques, et de la libéralisation sauvage du commerce [4]… Ce fait est resté constant depuis l’éclatement de la crise nationale en Côte d’Ivoire en septembre 2002, et le constat s’est de nouveau vérifié les 16, 17 et 18 janvier 2006 : dans la liste des villes où des troubles ont éclaté simultanément, les noms d’Abengourou, Aboisso, Adiaké, ou Bondoukou ont-ils été entendus ? Non, ce sont ceux de Guiglo, Daloa, San Pedro, localités situées dans le sud-ouest du pays. Or le fait est passé complètement inaperçu à l’extérieur ; à aucun moment les médias, la presse, la radio n’en ont fait la moindre mention.

Quelle a été la place de la royauté dans le maintien de la paix civile ?

14La crise éclate, comme on sait, le 19 septembre 2002. Des bruits circulent alors, selon lesquels certains éléments parmi les Djula (ou Dioula [5]) s’apprêteraient à prendre la ville d’Abengourou, comme cela s’est produit à Korhogo et comme cela a failli se produire à Bondoukou.

15Dès la première quinzaine d’octobre, le roi Boa Kouassi III réunit à Abengourou les chefs des communautés allochtones dans la cour royale. Il fait état de ces rumeurs et, selon un témoin, leur dit : « Cela fait des décennies que nous vivons ensemble ; nous sommes dans cette ville que nous avons tous construite. Nous n’avons jamais eu de difficultés avec vous. Nous vous avons donné des terrains pour bâtir, vous avez des plantations ici, et jusqu’à maintenant tout s’est bien passé. Alors, que ceux qui veulent rester avec nous, qu’ils restent. Quant à ceux qui veulent détruire cette ville, je leur dis : s’ils ont la possibilité de déterrer leurs maisons, leurs plantations, qu’ils prennent et qu’ils partent. Nous ne voulons pas de troubles ici, nous n’en avons pas besoin. »

Rois et tensions locales

16Avant de poursuivre, quelques précisions s’imposent sur la ville d’Abengourou, sur les communautés allochtones qui l’habitent, et sur leurs rapports avec la cour royale.

17Les Anyi (le vieux quartier « anyi » est Anyikouro [6]) y sont très minoritaires. L’écrasante majorité de la population forme le quartier dit « djula », Djulakouro, qui ne compte pas seulement des Malinké, mais aussi des Lobi et des Mossi [7]. Chacun de ces groupes désigne des représentants et un chef. À chaque fête d’igname, comme aux funérailles ou à l’intronisation d’un roi, ces chefs allochtones et leur suite, revêtus de costumes de cérémonie, prennent la place qui leur est attribuée dans la cour royale [8].

18Selon le témoin que nous citons, la réaction aux propos de Boa Kouassi III ont été les suivantes : « Les chefs des allochtones ont paru d’abord embarrassés, puis ils ont pris la parole pour dire qu’ils souscrivaient aux propos du roi, déclarant qu’ils prendraient des dispositions pour que les éléments perturbateurs soient rappelés à l’ordre. »

19Or des éléments perturbateurs existaient bien des deux côtés. L’un de nos informateurs cite ainsi un planteur anyi qui, dans la petite ville de N., serait passé de quartier en quartier, en disant : « celui qui tue l’un des nôtres, je le tue », laissant entendre qu’il avait des fusils pour cela, cachés dans une de ses maisons. Il a été ramené à la raison par le chef de canton du lieu.

20Face à cette tension locale perceptible, il est clair, à notre avis, que les chefs de canton et de village ont dû suivre alors les instructions et recommandations du roi, étant donné que nous sommes dans une société akan, hiérarchisée, à organisation étatique ancienne.

21Cet état de paix civile a perduré : « Aujourd’hui [début janvier 2006], raconte ce même interlocuteur, quand des gens d’Abidjan veulent sortir, ils viennent passer le week-end à Abengourou, et en profitent pour aller faire des achats au Ghana, dans le village tout proche d’Osseykouro. »

22La presse nationale en témoigne encore, ainsi que d’une implication royale dans cet état de choses. Ainsi, le 4 janvier 2006, Le nouveau réveil évoque-t-il la finale du « tournoi de la paix » de football, organisé à Abengourou « en hommage aux actions du roi de l’Indénié Boa Kouassi III qui a su, écrit le journaliste, préserver son royaume de tous maux ».

23À cette occasion, précise la même source, le roi s’est adressé tout d’abord à la jeunesse : « Jeunesse de l’Indénié, dans cette phase de réconciliation, votre responsabilité est grande. Et nous savons pouvoir compter sur vous. Vous qui, à aucun moment, n’avez opté pour la voie de l’affrontement et autres déviations susceptibles de mettre à mal la paix et la sérénité qui ont toujours caractérisé le royaume de l’Indénié. »

24Les politiques ont été ensuite traités sans ménagement dans le même discours royal prononcé lors du « tournoi de la paix » : « À vous, hommes politiques, votre part de responsabilité sur les difficultés actuelles de notre pays est tout aussi grande. Vos divergences et querelles intestines ont fini par rejaillir sur la Côte d’Ivoire et l’ont finalement scindée en deux zones. L’heure est à l’apaisement. Le jeu de la politique doit se faire au profit des populations… »

25Ce sont sans doute ces considérations qui ont inspiré les différentes médiations lancées par Boua Kouassi en faveur du rétablissement de l’unité nationale ivoirienne.

L’Association des rois et chefs traditionnels face à la crise

26Au plan national, en effet, des démarches ont aussi été entreprises en vue du règlement de la crise, à la fois par le roi des Ndényé en son nom propre et également dans le cadre de l’Association des rois et des chefs traditionnels de Côte d’Ivoire, dont il est membre.

27Le sujet, croyons-nous, mériterait d’être approfondi et mis en regard d’autres tentatives faites dans le même sens au cours des six dernières années, et provenant de la « société civile ». Ce serait rompre avec une fâcheuse tendance à ne traiter la crise ivoirienne qu’à partir du sommet, en ne prenant en compte que les gouvernants et les chefs de parti, pour s’intéresser au contraire à ce qui se passe au sein de la population.

28L’ordre chronologique semble ici s’imposer en raison du rythme accéléré auquel se sont succédé les événements qui ont bouleversé la donne pendant cette courte période.

29La première mention de l’Association apparaît dès 1997, sous la présidence de Konan Bédié. On lit dans Fraternité-Matin que, les 13 et 14 août 1997, se sont tenues à Abengourou les premières assises de l’Union des rois de Côte d’Ivoire. Celle-ci, précise alors le journal, a pour objectifs « la préservation de nombreux acquis qui sont : la stabilité politique, l’unité nationale, la prospérité économique et la paix ». Pourquoi cette initiative ? Elle a été prise « à l’approche des élections présidentielles de l’an 2000 [en raison du] climat social qui pourrait s’en ressentir ».

30Parmi les quatorze thèmes retenus figurent « le rôle des chefs traditionnels dans notre société, le bien-être des populations rurales, éducation, civisme, le débat politique, la liberté de la presse… Les rois se sont félicités de l’heureuse initiative prise par Nanan Boa Kouassi III et lui ont exprimé leur fraternelle reconnaissance… Ils ont également affirmé leur attachement aux institutions républicaines, à S.E. M. Henri Konan Bédié pour sa politique de la démocratie apaisée et participative qui fait appel à tous les fils de la nation. »

31On remarquera qu’il n’est pas alors question des « chefs » dans l’intitulé de l’association, mais uniquement des « rois ». Sont présents, comme on pouvait s’y attendre, les rois akan du Sud-Est : outre celui de l’Indénié, sont cités en effet Amon N’douffou IV, roi du Sanwi [9], Adingra Kouassi Adjoumani, roi des Abrons, Agnini Bilé, roi du Djuablin. En outre, il y a là un « président des collectifs des chefs du Moronou » et un représentant du roi de Bouna, le Bouna Massa.

32En l’an 2000 l’Association prend une ampleur et une orientation nouvelles.

33Chose étonnante, l’instigateur en est le général Robert Gueï, qui a pris le pouvoir le 24 décembre 1999. Sous son égide se forme l’Association des rois et des chefs traditionnels de Côte d’Ivoire. Robert Gueï a voulu que dans l’Association soient inclus les chefs de tout statut, sans doute parce qu’il souhaitait ardemment sortir de l’ombre sa région natale, le pays yacouba. Il faut dire que, dans l’Ouest ivoirien, la structure sociale de type lignager se traduit par l’absence de royautés et que les chefs en place tirent généralement l’origine de leur pouvoir de la période coloniale. Il s’agissait en somme de fédérer toutes les autorités locales qui se situent hors de la sphère étatique. L’interlocuteur privilégié du général Gueï a été Kokora, un chef de quartier d’Abidjan, qui se présentait comme « chef des Ebrié ».

34Le président de l’association fut Dion Sadia, chef de village de Bapleu, en pays yacouba, et ancien ministre du Tourisme ; il resta à la tête de l’Association jusqu’en 2004. Celle-ci comprend les chefs de l’Ouest et aussi des représentants des villes, qui sont des chefs de quartier, comme Kokora à Abidjan. Elle inclut également des chefs du Nord, de Korhogo, avec un membre de la famille Coulibaly, et de Kong, avec son député-maire, Gaoussou Ouattara, frère d’Alassane Ouattara, ancien Premier ministre et candidat à la présidence de la République.

35Quelques divergences n’ont pas tardé à se manifester, surtout lorsque Kokora a annoncé à la télévision qu’il allait donner au général Gueï, au nom de l’Association, les 20 millions de francs CFA de la caution exigée des candidats à l’élection présidentielle d’octobre 2000.

36Les autorités traditionnelles du sud-est ont alors pris leurs distances, estimant que leur rôle n’était pas de prendre position dans le débat politique, ni d’appuyer l’un ou l’autre des candidats, car « nous devons rester neutres ». La présence de chefs de quartier dans l’Association les indisposait. Selon l’un de nos interlocuteurs du Ndényé : « Un chef de quartier à Abidjan, ce n’est pas un chef, car il n’a aucune autorité [légitime] sur la population ; il ne la commande pas […]. On est chef dans sa région natale, mais pas dans le quartier d’une ville. » Puis cet interlocuteur en vient à un point qu’il juge essentiel : « Le chef de quartier est condamné à donner à boire à son électorat, parce que demain, il faut qu’on l’élise […]. Donc, pour eux, ce qui compte c’est l’argent, ils sont toujours en train de chercher l’argent. » Ce même informateur personnel, qui est chef de canton, précise qu’en revanche il est légitime que les chefs du Nord fassent partie de l’Association « alors que, chez eux, ce n’est pas matrilinéaire [10], c’est patrilinéaire. Peu importe la façon dont les chefs sont élus, il faut respecter la tradition des autres. »

37En fait, c’est le modèle ghanéen que ces rois du Sud-Est ivoirien ont en tête : au Ghana voisin, en effet, les Houses of Chiefs sont officiellement reconnues par l’État et subventionnées : « là-bas, au Ghana, chacun connaît sa place, alors qu’ici [en Côte d’Ivoire] tout est mélangé ».

38Malgré les réticences signalées dès 2000, et surtout à partir de septembre 2002 (la tentative de coup d’État qui va provoquer la partition de la Côte d’Ivoire survenant le 18 de ce mois), l’Association intervient à maintes reprises, en offrant sa médiation.

39On lit dans Soirinfo du 22 novembre 2002, que, la veille, l’Association nationale des rois et des chefs traditionnels de Côte d’Ivoire a rencontré à Abidjan, à l’hôtel du District du Plateau, « les responsables des communautés étrangères du Burkina Faso, du Mali et de la Guinée, pour ensemble chercher les voies et moyens pour arrêter la sale guerre imposée à la Côte d’Ivoire depuis le 19 septembre dernier ». À cette date, le président de l’Association est toujours Dion Sadia, le secrétaire général étant Dodo N’Dépo Didace, chef d’Agboville.

40La réponse ne se fait pas attendre : selon la même source, « les porte-parole des différentes communautés ont tous condamné l’attaque terroriste dont est victime la Côte d’Ivoire […]. Si la Côte d’Ivoire brûle, elle doit brûler avec nous. Nous ne sommes pas là pour collaborer avec les assaillants [11]. »

41Au début de l’année 2003, l’Association a été reçue par le Président de la République, Laurent Gbagbo. La demande de l’Association est d’intervenir dans le règlement de la crise qui déchire le pays, parce que, premier argument, « nous avons l’habitude de régler les litiges, nous savons comment faire » et, deuxième argument, « les palabres en Afrique se règlent autrement que par les armes ». Les représentants de l’Association ont demandé au Président de la République de les laisser exercer cette médiation. Mais celui-ci « s’est montré réticent », selon l’un de nos informateurs.

42Les années 2003 et 2004 sont marquées encore par de nombreuses démarches.

43L’Association s’est mise en quête de médiateurs au plan international ; elle a envoyé des délégations auprès des chefs d’État du Gabon, du Burkina Faso, du Sénégal, du Mali et du Togo. Elle a noué des contacts suivis avec les représentants de l’ONU et de l’UNESCO en Côte d’Ivoire.

44L’Association a souhaité être représentée lors des négociations et de l’accord de Linas-Marcoussis (24 janvier 2003), mais sa participation fut finalement écartée. Peu avant cette réunion, une autre s’était tenue à Abengourou dans la perspective de ces négociations ; selon un informateur personnel sur la réunion d’Abengourou, « la question posée a divisé l’assistance : que fallait-il aller dire à Marcoussis ? Les gens de l’Ouest et les Abidjanais voulaient prendre position pour le gouvernement. Le chef de Kong et le roi de l’Indénié ont insisté sur la nécessité de maintenir la neutralité. »

45D’autres démarches ont été initiées par la cour royale du Ndényé. La médiation du roi Boa Kouassi III a été sollicitée par les rebelles, qui n’étaient pas encore connus sous le nom de « Forces nouvelles ». « Les rebelles nous ont approchés d’abord pour demander pardon [en leur nom] à la chefferie baoulé pour tout ce que leurs jeunes gens ont fait subir au pays baoulé, car ils ont pris le peuple baoulé en otage », affirme l’un de nos informateurs [12]. Les rebelles auraient proposé d’offrir, en une sorte de sacrifice expiatoire, des bœufs et des moutons. Il y aurait eu deux rencontres à ce sujet, à Abidjan et à Yamoussoukro ; le gouvernement ivoirien aurait aussi semblé un moment favorable à ce vœu, appuyé par le représentant de l’ONU, mais ensuite il l’aurait écarté quand il aurait été question de déplacer le lieu du sacrifice de Bouaké à Sakasso.

46Une autre intervention émanant également d’Abengourou eut lieu en mars 2004, alors que tous les partis, à l’exception du FPI, appelaient à une grande manifestation pour le 25 mars afin de réclamer l’application des accords de Marcoussis. Après l’annonce de son interdiction, une petite délégation venue du Ndényé comprenant le roi et quelques chefs, se rendit chez l’ancien président Konan Bédié, à Daoukro, pour lui demander, en tant que chef du PDCI, de surseoir à cette décision inspirée, écrit Christian Bouquet, par un « irréalisme suicidaire » (Bouquet, 2005 : 140), et de ne pas envoyer ses militants à cette manifestation, qui allait faire des centaines de morts (peut-être 400, affirment certains). Ils sont bien reçus mais ils ne sont pas écoutés. Ils se sont ensuite rendus à Abidjan, où ils ont rencontré le Président Gbagbo, sans plus de succès.

47On signale, au cours de l’année 2005, un certain ralentissement dans les activités de l’Association, imputé par certains de mes interlocuteurs au décalage entre les propos tenus par les dirigeants et leurs actes.

48Cependant, l’Association continue à vivre ; elle s’est dotée les 24 et 25 janvier 2005 d’une nouvelle organisation interne, ce dont rend ainsi compte Soirinfo : « À Abidjan s’est tenue l’assemblée générale de l’Association afin de créer un Conseil supérieur de l’Association des rois et des chefs traditionnels de Côte d’Ivoire qui regroupera les 12 rois du pays, les 11 800 chefs de village et les 145 chefs de canton et de tribus. Le Conseil supérieur composé de 21 membres est présidé par Nanan Agnini Bilé II, roi du Djuablin (Agnibilékrou). »

49La présidence de l’Association formée en 2000 sous la présidence éphémère de Robert Gueï est ainsi passée cinq années plus tard d’un chef de village de l’Ouest à un roi akan. Il est possible que ce transfert ait créé des remous. En effet, on lit dans Fraternité Matin que le samedi 14 janvier 2006, ce sont deux associations distinctes censées représenter la chefferie ivoirienne qui ont bel et bien présenté leurs vœux au chef de l’État ; la seconde, l’Association nationale des chefs coutumiers, des communautés de quartier et notables de la Côte d’Ivoire, n’étant pas connue auparavant. La formation de cette dernière est peut-être donc l’aboutissement des divergences signalées plus haut, point qui resterait à vérifier cependant.

Loin des médias, une gestion remarquable de la crise

50En conclusion, il faut tout d’abord noter que les informations dont est tissé cet article – qui, comme on le voit, n’est pas encore exempt de lacunes, voire d’approximations, tant le sujet demeure difficile à pénétrer – se situent totalement hors du champ de vision des médias en Europe.

51Au plan national ivoirien, si les démarches de conciliation de l’Association des rois et des chefs n’ont pas abouti de façon concrète et n’ont pas eu d’effets visibles de l’extérieur, elles ont sans doute modéré la virulence des antagonismes. Elles ont eu aussi le mérite de maintenir un dialogue entre le Nord et le Sud.

52Au plan local du Sud-Est ivoirien, l’impact local de la crise nationale a été remarquablement géré, et la paix civile maintenue. La part des autorités traditionnelles dans ce succès est incontestable.

53Il est indéniable, certes, qu’elles y ont bénéficié d’un contexte géopolitique favorable : mieux vaut en effet, et sans qu’il soit besoin de développer l’argument, avoir pour voisin aujourd’hui le Ghana que le Libéria.

54Mais encore faut-il tenter de comprendre comment il peut se faire qu’au début du XXIe siècle, les rois et les chefs traditionnels du Ndényé et du Sanwi, dont le pouvoir est avant tout symbolique, privés qu’ils sont de tout moyen matériel de l’exercer, soient en mesure de faire prévaloir leur politique de conciliation, alors que personne n’est contraint de les suivre. La réponse est à chercher dans le mode d’organisation de la société, tel qu’il s’est mis en place dès l’arrivée des migrants anyi au début du XVIIIe siècle. Dans l’aire culturelle akan, dont font partie les Anyi de Côte d’Ivoire, un même mot (en anyi « maa ») désigne le monde en général, l’univers, et le monde gouverné, le royaume, c’est-à-dire un monde en ordre, où chacun est censé « savoir où est sa place », comme l’a dit un de nos interlocuteurs. Dans les mentalités locales, cette vision des choses subsiste et explique sans doute pourquoi les propos des chefs et des rois ont, lors de la crise nationale ouverte fin 2002, trouvé encore écho dans la population.

55Les éléments rassemblés ici permettent enfin de rappeler qu’il serait hasardeux de produire des analyses sur les diverses réactions des Ivoiriens, par région, face à cette crise en cours, sans se référer également aux données de l’histoire antérieure au XXe siècle. C’est une tentation à laquelle ne résistent pourtant pas nombre de politologues contemporains, dont l’attention est concentrée exclusivement sur les formes modernes d’expression du pouvoir. Mais c’est là aussi, croyons-nous, une erreur regrettable, une sorte de myopie volontaire dans l’analyse des crises contemporaines et la recherche de leurs causes profondes.

Notes

  • [1]
    Expression employée par Richard Banégas, qui s’apparente au « processus d’assimilation réciproque » de Jean-François Bayart.
  • [2]
    En 1999, une nouvelle réunion eut lieu au Bénin pour débattre des problèmes du développement et d’écologie.
  • [3]
    Dénomination coloniale reprise fréquemment aujourd’hui. Cet ancien royaume akan eut pour capitale, après Zaranou, Abengourou. Le chef d’Abengourou fut désigné sous le nom de « roi de l’Indénié » par le colonisateur (Loucou, 1984 : 160).
  • [4]
    Auxquels s’ajoute le vieillissement des plantations cacaoyères, relativement à celles de la Boucle du cacao.
  • [5]
    Groupe malinké présent notamment dans la région de Kong, au nord-est de la Côte d’Ivoire. Ce terme a pris ces dernières années un sens général pour désigner les « nordistes » musulmans. C’est le cas ici, semble-t-il (NDLR).
  • [6]
    En anyi, kouro signifie à la fois « village » et « ville ».
  • [7]
    Un quartier « mossi » (Mossikouro) est en voie de création, au-delà de Komikouro (le quartier des fonctionnaires, des « commis »).
  • [8]
    Nous avons eu maintes fois l’occasion de l’observer personnellement entre 1964 et la fin des années 1990.
  • [9]
    Amon N’douffou IV, qui fut destitué par la suite, et auquel a succédé en 2005 Amon N’douffou V.
  • [10]
    En pays akan, la succession des fonctions politiques traditionnelles se fait en ligne utérine.
  • [11]
    C’est la vision et le vocabulaire officiels qui sont repris ici.
  • [12]
    Selon certains, le roi de Sakasso a été chassé de chez lui par les rebelles. D’aucuns disent qu’il s’est rendu à Abidjan pour rechercher la protection du chef de l’État, Laurent Gbagbo, qui lui aurait donné une villa. Il serait « parti en un autre lieu » [euphémisme pour « décédé »] le 5 novembre 2003, mais sa mort n’a pas été annoncée pendant plus d’un an.
Français

Résumé

Au lendemain des indépendances, les nouvelles « élites » africaines voyaient dans les rois et les chefs les reliques d’un passé révolu. Pour cette génération, la chefferie, auxiliaire et instrument d’un colonialisme abhorré, n’offrait plus qu’une caricature de ce qu’étaient les royautés avant la colonisation. Depuis les années 1980, le regard porté sur les rois et les chefs a pourtant changé. L’attention des anthropologues et des historiens s’oriente à présent sur ce phénomène inattendu qu’est la reviviscence des royautés et des chefferies, dans un contexte neuf et sous des formes évidemment nouvelles. Cet article illustre cette problématique en étudiant le rôle des chefs traditionnels du Sud-Est de la Côte d’Ivoire dans les médiations de la crise nationale ivoirienne.

Références bibliographiques

  • Bouquet, C. (2005) Géopolitique de la Côte d’Ivoire, Armand Colin, Paris.
  • Loucou, J.-N. (1984), Histoire de la Côte d’Ivoire. I. La formation des peuples, CEDA, Abidjan.
  • Perrot, Cl.-H. et F.-X. Fauvelle (2003) Le retour des rois. Les autorités traditionnelles et l’État en Afrique contemporaine, Karthala, Paris.
    Perrot, Cl.-H. (1982), Les Anyé-Ndyé et le pouvoir politique aux XVIIIe et XIXe siècles, Publications de la Sorbonne/CEDA, Paris-Abidjan.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2006
https://doi.org/10.3917/afco.217.0173
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