CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le suffrage national du 14 avril 2004 en République sud-africaine (RSA) a pris la tournure d’une commémoration électorale : grâce à des élections de nouveau "free and fair", la démocratie sud-africaine a soufflé ses dix bougies, et le Congrès national africain (African National Congress, ANC) a célébré ces dix ans de suprématie politique incontestée en réalisant son meilleur score depuis 1994. Alors qu’il avait obtenu 62 % puis 66 % des votes respectivement en 1994 et 1999, lors de ce troisième scrutin national l’ANC a presque atteint 70 % (69,68 % pour être précis). Mais, bien que cette victoire ait été annoncée d’avance, le scrutin 2004 n’est pas un non-événement : il tourne une page de la politique sud-africaine et comporte nombre d’enseignements dans un pays qui fait figure de démocratie déséquilibrée et donc d’énigme.

Au-delà des apparences électorales

2 A la lecture des pourcentages transmis par la Commission électorale indépendante, la victoire de l’ANC est, en effet, sans appel. Ses résultats par province s’échelonnent entre 45,25 % dans le Western Cape et 89,18 % dans le Limpopo ; il est majoritaire dans toutes les provinces et obtient plus de 70 % des suffrages dans cinq des neuf provinces. De 1999 à 2004, sa suprématie parlementaire s’accentue : l’ANC passe de 266 à 279 sièges au Parlement. De son côté, l’opposition paraît en déclin par rapport aux scrutins précédents. Alors qu’il y avait en 1994 deux grandes formations d’opposition (le Nouveau parti national [New National Party, NNP [1]] et le Parti de la liberté Inkatha [Inkatha Freedom Party, IFP) de Mangosuthu Buthelezi), il n’y en a plus qu’une en 2004 (l’Alliance démocratique [Democratic Alliance, DA] dirigée par Tony Leon). Leur poids électoral est aussi sensiblement différent : les deux "poids lourds" de l’opposition regroupaient 30 % des suffrages en 1994, l’Alliance démocratique et l’Inkatha réunis en représentent 19 % en 2004. Si l’on ne pouvait pas qualifier l’opposition de "force négligeable" en 1994, ce n’est plus vraiment le cas aujourd’hui.

Graphique 1
Graphique 1
Source : Commission électorale indépendante

3 Cependant, en dépit des apparences, il serait excessif de parler de "victoire totale" de l’ANC en 2004. Son score électoral est relativisé par la montée de l’abstentionnisme et les difficultés internes de l’opposition qui n’ont pas manqué de désorienter sa base électorale.

Une victoire moins écrasante qu’il n’y paraît

4 Comme l’indique le graphique 1, le cru électoral 2004 est caractérisé par le plus bas taux de participation enregistré depuis la fin de l’apartheid (76,73 % contre 87,1 % en 1999). Alors que la population électorale sud-africaine est estimée à 27 millions, 15 863 554 électeurs seulement se sont rendus aux urnes. D’une part, un nombre significatif d’individus en âge de voter ne se sont pas inscrits sur les listes électorales (environ 7 millions) ; d’autre part, les "vrais abstentionnistes" – ceux qui sont inscrits et ne viennent pas voter – sont évalués à 4 millions. Du coup, le déclin de la participation électorale depuis 1994 conduit à une lecture plus nuancée des résultats de l’ANC : le parti au pouvoir a été élu par 10 878 251 suffrages en 2004, soit environ 37 % du corps électoral total. S’il est encore la première formation politique du pays, sa capacité à mobiliser a diminué.

5 Lors du dernier scrutin, l’ANC a conquis les ultimes bastions de l’opposition : les provinces du Western Cape (45,25 % des voix) et du KwaZulu-Natal (47,05 %). Mais, dans ces régions, il est plus exact de dire que l’opposition a perdu plutôt que de dire que l’ANC a gagné. En effet, aussi bien dans le Western Cape qu’au KwaZulu-Natal, l’opposition a accumulé les erreurs stratégiques depuis 1999. Alors qu’il ne lui restait depuis le premier scrutin démocratique que ces deux provinces, elle s’est divisée au lieu de s’unir et, là où elle s’est unie, cette union a pris la forme d’un rapprochement purement circonstanciel et tactique, d’une entente obligée.

6 Le Western Cape a été perdu par l’opposition non pas en 2004 mais en 2002, et non pas à l’issue d’une élection partielle mais à la suite d’une mésentente entre les dirigeants du NNP et du Parti démocratique (Democratic Party, DP [2]). Marthinus van Schalkwyk et Tony Leon avaient noué une alliance pour diriger de concert cette province, puis en 2001 ils avaient formé l’Alliance démocratique en tentant de fusionner leurs deux partis. Mais cette "fusion" a périclité au bout d’un an, les dirigeants des deux formations entrant rapidement en conflit pour sa direction. Ce conflit s’est achevé par le départ du NNP et sa marginalisation dans le Western Cape, son bastion électoral. Afin de ne pas perdre ce bastion, l’état-major du NNP a alors décidé de faire un virage à 90 degrés et de former une coalition avec l’ANC, prenant ainsi totalement à contre-pied son électorat déjà déclinant. Le premier parti d’opposition en 1994 s’est donc complètement effondré (il est passé en dix ans de 20,39 % des voix à 1,65 %, perdant plus de 3,5 millions d’électeurs) et a, dans sa chute, offert le Western Cape à l’ANC qui, de 1994 à 2004, n’y a gagné qu’environ 4 000 électeurs. Dans la mesure où cette région connaît un accroissement régulier et conséquent de sa population à cause des migrants xhosas de l’Eastern Cape – qui constituent une des bases électorales de l’ANC –, cette augmentation est particulièrement modeste.

7 A l’inverse, dans le KwaZulu-Natal, l’opposition ne s’est pas divisée mais elle s’est alliée trop tard et trop peu. L’ANC et l’IFP étant aux coudes à coudes dans cette région (respectivement 39,38 et 41,9 % des suffrages en 1999), ils avaient formé un gouvernement provincial commun dont le Premier ministre était un des dirigeants de l’IFP, Lionel Mtshali. A l’instar de l’alliance entre le NNP et le DP dans le Western Cape, cette entente politique s’est détériorée de 1999 à 2002 : des ministres provinciaux de l’ANC ont été démissionnés par l’Inkatha qui s’est tourné vers l’Alliance démocratique pour conserver la majorité au parlement provincial. A la fin de l’année 2003, le gouvernement provincial du KwaZulu-Natal était toujours présidé par l’Inkatha et comportait des membres de l’ANC et de l’Alliance démocratique ! Ce parti avait obtenu de l’IFP deux sièges au gouvernement en échange de son soutien. Même si l’Alliance démocratique était convaincue de la nécessité d’empêcher l’ANC de prendre le contrôle de cette province après la "chute" du Western Cape, l’"alliance" entre l’IFP et de l’Alliance démocratique était une cotte mal taillée, une entente du bout des lèvres. La sociologie des deux partis est totalement dissemblable : dans une province très anglo-saxonne où le Parti national (National Party, NP) ne s’est jamais enraciné, l’Alliance démocratique symbolise le parti des Blancs "avaleurs de terres" ; à l’inverse, l’Inkatha, avec sa base rurale traditionnelle, symbolise l’Afrique des chefferies et du sous-développement. De part et d’autre, les réticences étaient nombreuses : en mars 2002, un sondage indiquait que 14 % des membres de l’Alliance démocratique faisaient confiance à Mangosuthu Buthelezi tandis que 4 % de ceux de l’Inkatha faisaient confiance à Tony Leon. Cette alliance était d’ailleurs imposée d’"en haut" aux structures provinciales de ces deux partis qui avaient in fine beaucoup de mal à collaborer et à trouver un langage commun sur le terrain, dans cette région [3]. A cette alliance malaisée se sont ajoutées les contre-performances des ministres provinciaux de l’IFP : les affaires de corruption se sont succédées de manière ininterrompue, tout comme les comportements inappropriés (en raison de son penchant pour la bouteille, la ministre de l’Education a dû être remplacée manu militari). En conséquence, les électeurs de l’Alliance démocratique ont sanctionné leur parti au KwaZulu-Natal pour son rapprochement avec l’Inkatha qui, de surcroît, avait annoncé sa volonté de transférer la capitale provinciale de la vieille cité coloniale de Pietermaritzburg à Ulundi, le cœur historique du pays zoulou [4]. Les bévues de l’IFP ainsi qu’une alliance mal vécue par les militants des deux partis ont bénéficié à l’ANC qui ne remporte la victoire que d’une courte tête : 278 556 votes de plus que l’IFP mais seulement 49 699 votes de plus que l’IFP et l’Alliance démocratique réunis [5].

8 Travaillée par des divisions profondes, l’opposition n’a, du reste, pas été épargnée par l’abstentionnisme et il semble que de nombreux Blancs et métis n’aient pas voté le 14 avril 2004. Un certain désenchantement s’est, en effet, emparé de cet électorat suite au "virage" du NNP et à l’impression d’une inéluctable – car démographique – domination du "mouvement de la libération".

Les vrais enjeux du troisième scrutin démocratique : la fin de la transition politique

9 La victoire de l’ANC ne faisant aucun doute, les points d’interrogation qui accompagnaient ce scrutin se situaient ailleurs. On peut considérer ce troisième scrutin démocratique comme le point final de la transition politique engagée en 1994 et la consécration d’un système politique qui, sans être totalement nouveau, émerge maintenant en pleine lumière et fait de l’Afrique du Sud une démocratie d’un genre spécial dirigée selon des principes constants depuis 1994.

La fin des dinosaures politiques

10 Les "partis de l’apartheid", le NNP et l’IFP, dont la survie faisait l’objet de toutes les spéculations en 1994 et dont la vigueur étonnait encore en 1999, se sont finalement effondrés. Incapables de se transformer et de s’adapter au contexte démocratique, avec eux c’est une partie significative de l’héritage politique de l’apartheid qui s’en va. En effet, la plupart des dirigeants du NNP étaient d’anciens politiciens qui avaient fait leurs premières armes sous Pieter W. Botha et Frederik De Klerk, et parmi leurs électeurs se retrouvaient les derniers nostalgiques de l’apartheid et de l’"Afrikaner rule". La débâcle du NNP consacre la fin de cette génération politique dans le milieu afrikaner ainsi que la fin des rêves d’un retour du parti qui avait inventé l’apartheid. C’est aussi la fin d’une présence significative des Afrikaners au Parlement. Malgré son nom, le NNP ne s’est pas renouvelé et a continué à incarner un système politique internationalement condamné. En fait, depuis 1994, le parti de Hendrik Verwoerd, Balthazar Vorster, Pieter Botha et Frederik De Klerk n’a jamais réussi à se muer en force d’opposition, ni à passer d’une mentalité de dirigeant à celle d’opposant. A sa décharge, il faut dire que 46 ans de règne sans partage ne l’avaient pas préparé à ce nouveau rôle et que cette impossibilité structurelle à endosser les habits d’opposant n’est pas sans lien avec la crise d’identité traversée par la communauté afrikaner. En tout état de cause, cet aller et retour a désorienté et aliéné de manière définitive les électeurs du NNP. Le déficit de transformation est aussi le problème de l’Inkatha. L’érosion de ce mouvement (une baisse régulière en dix ans de 10,54 à 6,97 %) a une connotation générationnelle : Mangosuthu Buthelezi a 77 ans et les autres dirigeants ne sont guère plus jeunes. Par ailleurs, ce parti est l’incarnation du KwaZulu-Natal traditionnel, du monde des chefferies et des villages zoulous. Sa perte d’audience reflète la modernisation du milieu rural qui, à la fois, se réduit démographiquement parlant (l’exode rural vers Durban et les autres villes de la province est un phénomène constant) et se modifie sociologiquement (l’emprise des chefs sur la population s’érode peu à peu). La chute de l’IFP consacre aussi la fin des héritiers africains de l’apartheid car il s’était associé au système des homelands. Sujet de contention avec l’ANC, ce parti avait accepté de diriger le homeland du KwaZulu depuis sa création et tirait sa force de son enracinement ethno-géographique. Son score aux dernières élections a provoqué une crise interne : Buthelezi a évoqué une possible retraite tandis que les différents clans au sein du parti se renvoient la responsabilité de leur échec.

11 La débâcle des deux héritiers politiques de l’apartheid met fin à la nécessité de leur réserver une place dans l’espace gouvernemental, nécessité qui caractérisait la transition politique sud-africaine. L’ANC, qui était depuis dix ans obligé d’entretenir une relation de conciliation avec ses ennemis d’hier, peut désormais les écarter sans crainte et sans formalité. Lors de la première élection démocratique, bien que majoritaire, l’ANC avait accepté de former un gouvernement d’unité nationale pour éviter les tensions d’une transition trop rapide d’un régime à un autre. Nelson Mandela avait appelé tous les partis ayant plus 5 % de votants à se joindre au gouvernement. Malgré un résultat modeste (10,54 %), l’Inkatha et son chef avaient fait l’objet d’égards particuliers. En tant que première force d’opposition, le NNP avait alors obtenu la vice-présidence. Cette situation s’était plus ou moins reproduite en 1999 : à l’exception du NNP qui avait quitté le gouvernement en 1996 et avait opté pour une opposition "pure et dure", l’ANC avait dû associer une fois de plus l’Inkatha au gouvernement en lui concédant plusieurs portefeuilles ministériels [6] (l’Intérieur, les Arts et la Culture, les Prisons). Désormais, l’ANC a mis fin, de manière subtile, à son alliance obligée avec l’IFP : quelques jours après le scrutin, le président Thabo Mbéki a congédié son ministre de l’Intérieur, Mangosuthu Buthelezi, par une lettre sèche, tout en offrant deux postes de vice-ministres à des "membres choisis" de l’IFP. C’était une manière subtile d’exclure en douceur ce parti du nouveau gouvernement. Il n’y a qu’au KwaZulu-Natal où, par souci d’apaisement, le parti de Thabo Mbéki a offert trois portefeuilles provinciaux à son adversaire africain. Le NNP a obtenu des postes aux niveaux national et provincial, mais il ne s’agit là, pour l’ANC, que d’honorer l’accord passé avec ce parti en 2002 et non pas d’une obligation stratégique comme en 1994 – d’ailleurs, jusqu’au dernier moment, le respect de cet accord par l’ANC a paru incertain.

Une démocratie d’un type spécial [7]

12 La fin de la transition politique signifie la suprématie sans partage de l’ANC qui n’est plus contraint d’être conciliant avec ses adversaires. L’Inkatha ne constituant plus un danger sécuritaire, la relation de partenariat obligé qui le liait à ce mouvement n’existe plus qu’au niveau provincial. Au Parlement, l’opposition est réduite à l’impuissance : avec 279 députés sur 400, le mouvement de libération a les deux tiers des sièges qui lui permettent de modifier la Constitution comme il l’entend. L’Alliance démocratique, la principale force d’opposition, est encore un parti ultra-minoritaire et son potentiel de croissance est sujet à caution [8]. De facto, la sur-domination de l’ANC vide de son sens le concept d’opposition : celle-ci est incapable de bloquer ou d’influencer les textes législatifs présentés par l’ANC et elle n’a plus aucune marge de manœuvre au niveau provincial, comme c’était le cas auparavant. Cette impuissance durable de l’opposition la conduit à un dilemme en forme d’impasse : jouer la carte de l’opposition systématique et avoir une relation conflictuelle avec le gouvernement de Thabo Mbéki ou être une opposition constructive qui soutient et s’oppose aux textes de l’ANC au cas par cas. Il s’agit soit d’être prêt à endosser un rôle d’opposant structurel, soit de créer une relation de réciprocité avec le parti au pouvoir. A part l’Alliance démocratique et l’extrême droite, tous les autres partis ont opté pour cette approche jugée plus "productive". Au parlement national, dans les parlements provinciaux et dans les conseils municipaux, ces formations politiques disent ne voter ni avec l’ANC ni contre l’ANC mais en fonction de leurs convictions sur les sujets débattus – et des compromis qu’ils peuvent négocier avec le parti au pouvoir pour leur électorat. Certains le font ouvertement et se déclarent officiellement alliés à l’ANC tandis que d’autres préfèrent mener cette stratégie sans le dire. Le Minority Front (MF), le parti indien qui soutient l’ANC au KwaZulu-Natal, s’inscrit dans la première catégorie. En échange de son appui qui s’est révélé important pour assurer la majorité à l’ANC au gouvernement provincial et au conseil municipal de Durban, le Minority Front négocie des "retombées" au niveau local pour sa clientèle électorale, c’est-à-dire des postes dans l’administration locale et des subventions pour les townships indiens. Le Parti africain chrétien démocrate (African Christian Democratic Party, ACDP) et le Mouvement démocratique uni (United Democratic Movement, UDM), qui soutiennent l’ANC au parlement du KwaZulu-Natal, n’ont pas d’autre stratégie mais ils préfèrent ne pas s’afficher comme des alliés objectifs de l’ANC. Le Congrès panafricain (Pan Africanist Congress, PAC), qui est l’"autre parti de la libération" et joue toujours de cette différence historique, vote tous les textes de l’ANC au Parlement. Ces partis représentent parfois une forme si édulcorée d’opposition que l’on hésite à les classer comme tels, ce qui renforce le caractère déséquilibré du système politique sud-africain où l’ANC dispose d’une marge de manœuvre totale.

13 Compte tenu de la sur-domination du parti au pouvoir, on pourrait croire que la RSA est une démocratie de façade. Or il n’en est rien car, si les contre-pouvoirs ne sont pas au Parlement, ils existent bel et bien dans la nouvelle Afrique du Sud. Médiatiques, judiciaires, économiques, syndicaux, ils ont démontré leur force lors de plusieurs événements et scandales depuis 1994. La "bataille" pour la distribution des antirétroviraux aux femmes enceintes a mis aux prises le gouvernement et les associations de malades du sida et ces dernières ont gagné en obtenant gain de cause en justice : la plus haute juridiction du pays a contraint le gouvernement à distribuer ces médicaments aux femmes séropositives, malgré l’opposition du président lui-même. L’"affaire des contrats d’armement [9]" a été "sortie" par la députée d’un petit parti, le PAC, avant d’être reprise par la presse et de devenir le plus grand scandale de corruption du pays qui a éclaboussé plusieurs figures dirigeantes de l’ANC, jusqu’au sommet de l’Etat (le vice-président Jacob Zuma). Les échecs du gouvernement en matière de lutte contre la criminalité et le chômage continuent d’être dénoncés dans la presse par les partis d’opposition tandis que le gouvernement a réalisé qu’il ne pouvait imposer aux milieux économiques sa politique de Black Economic Empowerment[10] mais devait la négocier avec eux, sous peine de blocage et d’échec (en 2002, il a tenté d’imposer les principes du BEE au secteur minier sans prendre en compte sa résistance : les cours boursiers des principales compagnies se sont effondrés et des négociations ont été reprises rapidement avec la Chambre des mines). Ce ne sont que quelques exemples parmi tant d’autres mais qui, au cours de la décennie écoulée, ont démontré une vérité toute sud-africaine : malgré sa puissance, l’ANC n’est pas tout-puissant car, dans ce pays, le pouvoir politique n’est pas tout le pouvoir, ce n’est qu’un pouvoir parmi tant d’autres. Si le pouvoir politique est incontestablement aux mains de l’ANC, il n’est pas solitaire et doit compter avec d’autres forces qui – comme par le passé [11] – n’hésitent pas à le contredire, voire à le contrecarrer, ce qui serait impensable dans un régime autoritaire. De ce point de vue, l’Afrique du Sud est sans conteste une démocratie d’un genre spécial.

La stabilité de la "gouvernance ANC"

14 Parmi les questions posées avant l’élection de 2004, celle de la composition du gouvernement Mbéki II figurait en bonne place. Le président renouvellerait-il son équipe de fond en comble ou conserverait-il la précédente, qui n’a pas été exempte de critiques ? Pour former sa nouvelle équipe, le président a eu recours à la "méthode ANC", c’est-à-dire à un ensemble de règles de conduite politique qui, depuis 1994, restent les mêmes. La première d’entre elles est la continuité : il n’y a pas beaucoup de nouveaux venus dans le deuxième gouvernement de Thabo Mbéki, qui n’est pas une rupture épistémologique par rapport au gouvernement Mbéki I. Du coup, la majorité des "grands ministres" ont débuté leur carrière ministérielle il y a dix ans, ce qui donne une constance à la politique gouvernementale. Certains d’entre eux effectuent même un "come-back", comme Pallo Jordan et Derek Hanekom qui faisaient partie du gouvernement Mandela et ne sont pas spécialement proches de Thabo Mbéki [12]. Le multiracialisme est le deuxième principe de gouvernance de l’ANC et la nouvelle équipe ministérielle n’y fait pas exception avec 7 Blancs, 4 Indiens et 2 métis. Comme l’a indiqué le président dans son discours d’investiture, l’accent mis sur la promotion féminine reste un objectif national et s’amplifie, avec 12 femmes sur 27 ministres. La cooptation politique demeure une tactique politicienne avérée puisque le gouvernement Mbéki II comprend, en plus du NNP et de l’Organisation du peuple d’Azanie (Azanian People’s Organization, AZAPO) qui appartenaient déjà au gouvernement Mbéki I, un membre de l’UDM, qui est le "remplaçant" de l’IFP. Loin d’écarter les forces non ANC de l’espace gouvernemental et les personnalités qui, dans l’ANC, ne lui sont pas totalement acquises, le président a formé une équipe plurielle et équilibrée, restant en cela fidèle aux principes de gouvernance posés par son "grand ancien", Nelson Mandela.

Un second miracle sud-africain

15 Les élections de 2004 ont confirmé ce que tout le monde savait : l’Afrique du Sud est une des rares démocraties authentiques du continent et la popularité de l’ANC est telle que ce parti n’est pas prêt d’être menacé par l’opposition avant longtemps. Ces deux réalités politiques sont rarement compatibles en Afrique où le pouvoir tend généralement à mettre de côté les règles démocratiques afin de se pérenniser. Après le "miracle" de la transition négociée entre le mouvement de libération et les défenseurs de l’apartheid, la coexistence d’un parti ultra-majoritaire et du système démocratique est le second miracle de l’Afrique du Sud, un miracle non dit en quelque sorte. Ce miracle est certes difficile à penser et à comprendre dans le contexte africain où parti majoritaire et démocratie ne font pas bon ménage, mais force est de reconnaître que, depuis dix ans, la RSA satisfait aussi bien aux critères de la démocratie formelle – les élections y sont "free and fair" – qu’à ceux de la démocratie réelle – la vie politique y est libre, le droit d’expression, total et l’opposition n’est aucunement inquiétée. Cela confirme une fois de plus le caractère exceptionnel de l’Afrique du Sud qui défie les normes et les pratiques politiques et ne manque pas de surprendre ni de désorienter. S’il est permis de rechercher une explication à cet atypisme dans le continent africain, elle réside sans doute dans la robustesse de la société civile sud-africaine et dans la lutte pour des élections libres menée pendant des décennies par l’ANC. Paradoxalement, la lutte contre l’apartheid a été un extraordinaire moment de modernisation et d’éducation politiques pour les masses, dans la mesure où des fractions importantes de la société sud-africaine ont été exposées aux idées politiques modernes (communisme, socialisme, libéralisme) et où le concept de démocratie a pénétré en profondeur la culture politique de la majorité noire. De ce fait, à l’inverse d’autres pays africains, la démocratie n’est pas pour les Sud-Africains un concept abscons, d’invention récente et à vocation uniquement publicitaire : c’est une valeur culturelle majeure inculquée pendant la longue et difficile lutte contre l’apartheid.

Notes

  • [*]
    Fonctionnaire, ex-conseiller à l’ambassade de France à Pretoria.
  • [1]
    Le NNP est l’héritier du Parti national (National Party, NP) qui rassemblait la majorité des Afrikaners et a dirigé le régime sud-africain de 1948 à 1994.
  • [2]
    Le Parti démocratique est l’ancêtre de l’Alliance démocratique.
  • [3]
    Les deux dirigeants, Mangosuthu Buthelezi et Tony Leon, géraient de ce fait leur nouvelle alliance avec une grande prudence vis-à-vis de leurs troupes : dans leurs discours, ils ne manquaient pas une occasion d’insister sur le fait que les deux partis avaient des différences et maintenaient ces différences pour un mutuel enrichissement : "Our differences are very real and they are very valuable because they reflect differences within our society and mirror the diversity of South Africa" (discours de Buthelezi lors d’une réunion des deux groupes parlementaires le 11 septembre 2003).
  • [4]
    C’est la seule province où l’Alliance démocratique n’améliore pas son résultat de 1999 : elle est passée de 241 779 voix à 228 857 en 2004.
  • [5]
    Une "alliance de revers" avec le parti indien du KwaZulu-Natal – le Minority Front – lui permet cependant de creuser l’écart pour distancer le duo DA/IFP de 121 239 voix.
  • [6]
    Elle avait même à cette époque proposé la vice-présidence au dirigeant de l’Inkatha qui l’a refusée.
  • [7]
    Référence à la thèse du parti communiste sud-africain selon laquelle la colonisation de l’Afrique du Sud a été une "colonisation of a special type".
  • [8]
    Il dépend de sa capacité à attirer les électeurs africains, c’est-à-dire de la déracialisation de la politique sud-africaine.
  • [9]
    Des membres du gouvernement sud-africain sont soupçonnés d’avoir été corrompus lors de la passation d’un gigantesque marché d’armement en 1999.
  • [10]
    Pour le définir rapidement, le Black Economic Empowerment consiste à redistribuer l’actionnariat des compagnies aux membres des "communautés historiquement défavorisées".
    Voir à ce sujet, dans ce dossier, l’article de Gilles Genre-Grandpierre (NDLR).
  • [11]
    Dans la seconde moitié des années 1980, le régime d’apartheid n’avait pas seulement contre lui les mouvements de libération mais une coalition sociale très large comprenant le monde syndical, l’establishment intellectuel, les Églises catholique et anglicane et les milieux d’affaires anglo-saxons du pays, notamment l’Anglo-American. L’histoire sud-africaine est marquée par ces confrontations entre des pouvoirs de nature différente.
  • [12]
    En faisant revenir deux ex-ministres de Nelson Mandela, Thabo Mbéki a certainement voulu envoyer le signal suivant au parti : "vous pouvez être écartés à un moment, mais cela ne signifie pas que vous soyez écartés pour toujours".
Français

Résumé

Au cours des élections d’avril 2004, l’ANC a réalisé son meilleur score en une décennie. Mais, bien que cette victoire ait été annoncée d’avance, le scrutin 2004 n’est pas un non-événement : il tourne une page de la politique sud-africaine et comporte nombre d’enseignements dans un pays qui fait figure de démocratie "déséquilibrée" et donc d’énigme.

Références bibliographiques

  • Mail & Guardian,16 avril 2004.
  • Sunday Times, 18 avril 2004.
  • The Sowetan, 15 avril 2004.
  • Les résultats électoraux sont disponibles sur le site de la Commission électorale indépendante, <www. elections. org. za>.
Thierry Vircoulon [*]
  • [*]
    Fonctionnaire, ex-conseiller à l’ambassade de France à Pretoria.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2005
https://doi.org/10.3917/afco.210.0013
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