CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Régis Debray et François Dagognet affirmaient, dans Qu’est-ce qu’une route ?[1], que la route est indissociablement liée à l’idée de vitesse. Cette idée de vitesse fait directement référence à un concept devenu fondamental pour la communauté des géographes, la distance. La distance séparant le Maroc de la Mauritanie n’était pas mesurable en kilomètres de route goudronnée car la frontière, réouverte le 1er février 2002, était fermée depuis vingt-trois ans.

2 La construction, d’ici 2007, d’un axe routier reliant Nouakchott, la capitale politique, à Nouadhibou, la capitale économique, traversera un espace totalement désertique et pratiquement vide d’hommes, en même temps qu’il symbolisera l’épilogue d’une longue méfiance des Mauritaniens à l’égard du royaume chérifien. Cet ultime tronçon achèvera en effet la transsaharienne qui reliera le Maroc, la Mauritanie et le Sénégal [2], et qui à long terme devrait se prolonger jusqu’à Lagos.

3 En s’inscrivant à la fois dans la tradition des routes caravanières et du vieux projet français de "Piste impériale", elle entend réunir les deux Afriques. On peut se demander si, à l’image de ses ancêtres, elle sera cette "artère où bat, Nord-Sud, Sud-Nord, le double courant d’Afrique blanche et d’Afrique noire, la voie d’échange des idées, de la culture spirituelle, de la connaissance, des richesses, des hommes. C’est le lien entre deux mondes [3]." Les anciennes routes transsahariennes déclinèrent à l’époque des comptoirs et disparurent complètement pendant l’ère coloniale. Les flux de marchandises s’étaient détournés vers les côtes, à la fois attirés par les marchands européens et inhibés par les pillards, derniers résistants à la "pacification". Après les indépendances, le conflit du Sahara occidental devait déstabiliser la sous-région, tendant les relations entre les voisins. Néanmoins, une économie de guerre s’installait peu à peu, favorisant le commerce illicite [4].

4 L’axe Nouadhibou-Nouakchott, ce seront 470 kilomètres de bitume, mais également un bouleversement du territoire mauritanien et la promesse d’un nouvel équilibre géopolitique. Trois aspects retiendront particulièrement notre attention. Comment s’insère la route dans la politique d’aménagement du territoire et le modèle de développement du pays ? En outre, quels peuvent être les scénarios d’évolution de la capitale mauritanienne dans l’espace national et régional ? Enfin, la route symbolise un réchauffement spectaculaire des relations maroco-mauritaniennes après un long différent : quelles sont les motivations réciproques ?

Un développement par la route ?

Le réseau routier

5 Ce tronçon s’inscrit dans une politique d’unification du territoire débutée au lendemain de l’Indépendance. Dans ce pays neuf et désertique, sans véritable légitimité historique, le territoire d’Etat était la seule instance de légitimation du pouvoir politique [5]. Les infrastructures de transport, au même titre que la capitale Nouakchott, créée ex-nihilo, devenaient des éléments constitutifs de la nation. Trois routes goudronnées sillonnent déjà le territoire.

6 Depuis 1968, un tronçon relie Nouakchott au Sénégal via la ville de Rosso. Cet axe fut le véritable cordon ombilical du pays et de la capitale en particulier, le commerce entre les deux pays étant très important. Il marquera un recul consécutif aux "événements" de 1989, mais reste un axe essentiel vers la métropole régionale, Dakar.

7 La "route de l’Espoir" dessert les régions du centre et de l’est du pays, jusqu’à Néma, distante de quelque 1 200 kilomètres. Cette route a été construite pendant la deuxième moitié de la décennie 1970, l’objectif étant de relier les deux Hodh, traditionnellement tournés vers le Mali. L’est du pays, un espace de 325 000 km2, n’a en effet été rattaché au pays qu’en 1944, à cause des troubles confessionnels [6] qui se développèrent aux confins de la colonie de Mauritanie et du Soudan français. Mais, même rattachés à la Mauritanie, les habitants des Hodh n’avaient guère de relations avec l’ouest du pays et le pouvoir central, distant de quatre à cinq jours de piste. Le choix du tracé [7] était davantage dicté par un souci politique que par une véritable planification économique. En effet, l’axe évitait volontairement la vallée du fleuve, zone au potentiel agricole important et occupée en majorité par des populations négro-mauritaniennes. Le tracé était davantage le résultat de subtils équilibrages politiques qui permirent à certaines communautés d’acquérir une position favorable dans le nouveau territoire. L’exemple est particulièrement frappant dans le Hodh ech Chargui, où la route de l’Espoir passe dans des contrées pratiquement vides d’hommes en évitant le sud de la région, aux densités pourtant plus fortes. Quelques tribus nomades ont pu ainsi garder une certaine prééminence sur les villages sédentaires et leurs anciens dépendants.

8 La route de l’Espoir a été dotée d’une nouvelle bretelle, d’Aleg à Boghé, au cours des années 1980, puis a été prolongée jusqu’à Kaédi au début des années 1990. C’est le premier axe de désenclavement de la zone du fleuve, région d’opposition traditionnelle de l’importante minorité négro-africaine contre le pouvoir détenu par les Beydan[8].

9 Enfin, un "goudron [9]", achevé à la hâte en 1997, à la veille de l’élection présidentielle, pour la visite de soutien de Jacques Chirac, relie Nouakchott à Atar, la capitale régionale de l’Adrar, qui présente, entre autres avantages, celui d’être la ville natale du président Maaouya Ould Sid Ahmed Taya. Ce schéma d’aménagement du territoire, qui met en valeur Nouakchott, témoigne et participe à la fois de l’extrême centralisation de l’Etat mauritanien.

10 Dans ce réseau, Nouadhibou occupait une position d’isolat, collée à une frontière fermée, sans route la reliant au réseau national.

La route en chiffres

11 Pourquoi n’avoir jamais relié les deux principales villes et poumons du pays ? Aujourd’hui encore, pour rejoindre Nouadhibou, la distance-temps depuis Nouakchott est aléatoire : les taxis-brousse longent la plage en attendant les marées basses. Si ce tronçon s’imposait économiquement depuis longtemps, force est de constater que d’autres lui ont été préféré. La "route de Nouadhibou", comme on la nomme spontanément, représente un coût de 72 millions de dollars pour quelque 470 kilomètres. Les travaux devraient s’échelonner sur 27 mois au maximum. Certes, une Piste impériale [10] permettait déjà de traverser le désert. Soulignons cependant que, si la route de Nouadhibou reprend l’axe Nord-Sud, elle se situe le long de la côte, contrairement à la Piste impériale, qui cheminait au milieu des terres. Le tracé s’avère pour le moins délicat, d’autant qu’il enjambe désert caillouteux et cordons dunaires. Il se décompose en quatre lots. Sur les 25 premiers kilomètres, au départ de Nouakchott, la route comptera quatre voies parallèles à l’océan. Au delà de ces 25 kilomètres, un changement brutal de couloir s’opère ; commence alors la véritable "traversée du désert" : 110 kilomètres d’ergs se font face (l’Akchar et l’Azéfal). Le tracé esquive le Parc national du banc d’Arguin, classé réserve naturelle de l’Unesco. Enfin, la route contourne la baie du Lévrier sur 115 kilomètres avant de longer la voie ferrée pendant 110 kilomètres jusqu’à Nouadhibou. Les espaces traversés et les conditions rendent la route difficile à construire et, peut-être plus encore, à entretenir. Ensablement et forte érosion éolienne expliquent le coût élevé du projet.

12 Alors que la France et l’Europe sont les habituels pourvoyeurs de fonds, elles sont étrangères à ce projet, lequel est exclusivement arabe. Si l’Etat mauritanien y participe, il n’en est cependant pas le principal mécène, avec ses 9 millions de dollars. La participation du Fonds arabe pour le développement économique et social (FADES) est très importante, à hauteur de 52 millions de dollars, le reste étant pris en charge par la Banque islamique de développement (BID), soit 9 millions. Les entreprises et sociétés de contrôle, sélectionnées après appel d’offre, sont également arabes [11]. Les études préalables de ce projet ont d’ailleurs été réalisées par un bureau d’études marocain et sur financement marocain.

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La route, un nouveau modèle de développement ?

13 L’axe Nouakchott-Nouadhibou n’est pas le seul chantier prévu en Mauritanie. Le 3 juillet 2003, la BAD octroyait deux prêts et un don d’un montant global de 20,76 millions de dollars pour la construction d’une route devant relier Rosso à Boghé, qui désenclavera une zone où les cultures maraîchères étaient peu développées, faute de pouvoir être transportées sur les marchés urbains et particulièrement à Nouakchott, où vit dorénavant environ 30 % de la population. Ce tronçon se connectera à la route Boghé-Kaédi déjà existante et sera prolongé à moyen terme jusqu’à Sélibabi. Plus à l’est, les travaux d’une autre route sont imminents : cet axe partira d’Aïoun el Atrouss pour rejoindre le réseau de transport malien à Nioro du Sahel, puis Kayes.

14 L’intérêt du pouvoir actuel pour la construction des routes, même s’il serait illusoire de penser qu’il est uniquement sous-tendu par des soucis économiques, témoigne d’une tendance lourde vers un nouveau modèle de développement, bien que celui-ci ne soit pas forcément avoué. Pour comprendre la nouvelle tendance, il faut revenir brièvement aux deux postures économiques antérieures. Pendant l’ère de Moctar Ould Daddah, premier président de 1960 à 1978, les efforts tendaient vers une ébauche d’industrialisation, délaissant complètement le secteur primaire. Le souci d’Ould Daddah était de bâtir une économie nationale en dehors de l’agriculture et de l’élevage, contrôlés par les hiérarques traditionnels, qui étaient encore des rivaux de pouvoir pour le "Père de la nation". Les succès mitigés de cette première orientation, et surtout les ravages de la sécheresse des décennies 1970 et 1980, ont conduit ses successeurs, et en particulier Maaouya Sid Ahmed Ould Taya (depuis 1984), à revaloriser la place du secteur agricole. Ce souci correspondait également au besoin de bâtir des clientèles dans toutes les régions, car Ould Taya souffrait d’un manque de légitimité [12]. De plus, à partir du "tournant démocratique" de 1992, il dut gagner les élections.

15 La tendance actuelle est certainement plus empirique que planifiée, mais devant les résultats décevants enregistrés par le secteur primaire, victime à la fois des aléas climatiques et de la corruption généralisée, le pouvoir semble miser sur l’habileté commerciale de ses populations et tente de faire de la Mauritanie un véritable carrefour [13], profitant de sa position de lien entre l’Afrique du Nord et l’Afrique de l’Ouest. Dans cette nouvelle configuration, la place de Nouakchott devrait considérablement évoluer.

Nouakchott, place centrale ou point de passage ?

16 Le projet de route s’inscrit dans la continuité centralisatrice de l’Etat. Future dorsale économique du pays, elle devrait renforcer la place prédominante de Nouakchott. Dans cet Etat jeune et dont la forme même d’Etat-nation s’oppose à la culture nomade, la route se présente comme un instrument d’intégration, voire comme une véritable arme de contrôle.

17 Récemment encore, et pour beaucoup de Mauritaniens, Nouakchott n’était rien de plus qu’un nom, celui d’une ville lointaine, quasi étrangère. Au final, elle n’était qu’un "cul-de-sac", mal relié au reste du pays et victime de son isolement. Celui-ci fut certes un atout, à la fin des années 1950. La nouvelle capitale se devait d’être érigée ni trop près du Sénégal, ni trop loin du Maroc [14]. Un espèce d’entre-deux, voilà ce qu’est restée Nouakchott pendant de longues années. Or, la nouvelle route devrait définitivement désenclaver cette ville, la consacrer en tant que place centrale. Peut-on en effet être digne du titre de capitale quand la deuxième ville du pays est coupée de l’administration centrale ? Jusqu’à maintenant, Nouadhibou n’a que très peu de liens avec Nouakchott, comparativement à ceux qu’elle entretient avec Las Palmas des Canaries ou encore avec le Maroc et l’Espagne. Ville cosmopolite et porte de l’Europe, elle s’inscrit dans un circuit davantage international que national. Elle demeure en quelque sorte étrangère au pays, ne serait-ce que par la présence du train minéralier [15]. La route, instrument du contrôle territorial, viendra assurément contrecarrer cette tendance initiale.

18 Deux scénarios d’évolution de la ville sont actuellement envisageables. Il est certain que Nouakchott confortera son rôle de place forte. Tous les axes structurants du territoire convergent vers cette ville. Elle sera celle qui commande et contrôle, celle qui pénètre les coins de brousse les plus reculés. Le palais présidentiel illuminera ainsi chaque région puisque toutes seront désormais désenclavées. Par la route, c’est la cohésion nationale que l’on entend consolider à partir de Nouakchott. Elle s’inscrit dans une stratégie centralisatrice d’unification. La route de Nouadhibou, tout comme "la route de l’Espoir, est à l’Etat mauritanien ce que les voies romaines sont à Rome, les routes royales à la monarchie française [16]".

19 Pour autant, une seconde alternative est envisageable. La route favorise la mainmise de la capitale sur les régions, mais, en retour, elle est outil de décentralisation, laquelle est prônée depuis une dizaine d’années. Plutôt que de favoriser le rayonnement de Nouakchott, cette route pourrait paradoxalement faire passer la capitale au second plan. La complémentarité initiale se muerait en concurrence acharnée. Nouadhibou jouit en effet d’une bonne réputation. A Nouakchott, la grande ville étouffante par la chaleur et oppressante par le contrôle qui y est exercé, s’oppose Nouadhibou, petite ville à visage humain, moderne car ouverte sur le monde, balayée par les alizés, au statut extraterritorial intéressant et aux emplois nombreux. Elle est attractive et risque de l’être plus encore si les transports facilitent les migrations. Certains Nouakchottois ne vont-ils pas être tentés de quitter la capitale pour ce petit Eldorado ? Une certaine désaffection de Nouakchott au profit de sa cadette du nord n’est pas à exclure. Dans ce cas, un glissement de la centralité s’opérerait et Nouakchott tendrait à devenir un point de passage.

20 Nouakchott, à l’instar des autres grandes villes d’Afrique, est connue pour être un point de transit. Nombreux sont les migrants contraints de séjourner dans cette dernière grande halte africaine pour gagner quelques dollars [17]. La nuit, les plus riches payent les passeurs et embarquent à bord de chalutiers qui se rendent en Europe. La route devrait considérablement changer la donne ; dans un contexte de réactivation des filières migratoires Nord-Sud, elle devrait faciliter les migrations d’individus, tout comme la contrebande. Le destin de Nouakchott est encore en suspens et oscillera assurément entre centre nerveux de cette sous-région, modeste point de passage et plaque tournante de commerces frauduleux.

21 Enfin, si la route permet de toucher les contrées reculées et ainsi de favoriser un certain contrôle, reste à noter qu’en retour, elle draine. Elle facilite la sédentarisation et, par là même, le contrôle des nomades. Le long d’un nouvel axe se cristallisent généralement populations et activités. En redynamisant les régions, elle incite paradoxalement les individus à gagner la capitale et à venir gonfler les bidonvilles. Pallier l’urbanisation spontanée et incontrôlée constitue justement l’une des priorités de l’Etat [18]. Ce dernier, appuyé par la Banque mondiale, lance un Programme de développement urbain. Un Schéma directeur d’aménagement urbain (SDAU), qui prend en compte la nouvelle route, vient d’être publié [19]. Les autorités doivent désormais compter avec une extension nord de la ville, conséquence directe de la construction routière. Le projet d’un nouvel aéroport l’atteste. Il se situerait le long de la route à quatre voies, à Jreida, soit 25 kilomètres au nord de l’agglomération [20]. L’université devrait elle aussi migrer vers ces périphéries septentrionales, jusqu’alors réservés aux classes aisées. C’est sans surprise que l’on observe le prix du foncier flamber. La spéculation va bon train quant aux terrains qui longent la nouvelle route. L’Etat entend contrevenir à cette frénésie spatiale : le schéma directeur délimite les périmètres constructibles et interdit toute construction en dehors de zones réglementées. Pourtant, les dérives sont déjà nombreuses et les villas n’en finissent plus de s’ériger dans cette zone soi-disant inconstructible.

22 Lutter contre l’extension du nord de l’agglomération, contre la naissance de nouveaux bidonvilles, devient une priorité. Pour éviter l’effet "pompe aspirante" de la route, l’Etat innove en lançant une prime à la nomadisation. Celui qui a longtemps craint les nomades les incite désormais à vivre selon les rites de la mobilité et offre des subventions à cet effet – paradoxe notoire quand on sait que le nomade est l’ennemi du pouvoir statique de l’Etat. "Dans le cadre idéologique de la société nomade historique, l’Etat n’est pas légitime. Rien de ses principes ni de ses attributs ne concorde avec les modes d’organisation de la société [21]."

23 Ainsi l’arrivée du goudron au nord modifie complètement les ambitions et enjeux territoriaux. Le Sahara n’est plus infranchissable. Le nord de la Mauritanie se trouvera définitivement désenclavé. Ce rapprochement avec le nord du pays ne doit pas faire oublier l’importance de l’intégration des autres régions, l’est en particulier, qui, éloigné et tourné vers le Mali, pourrait se sentir lésé [22]. Nouakchott s’impose finalement comme cette capitale centralisatrice, ce leader sous-régional, et rejoint en cela les desseins des premiers dirigeants. Il s’agit pour elle de relever le défi de l’intégration régionale et internationale. Inversement, Nouadhibou se doit de trouver sa place à l’échelle nationale.

Vers une nouvelle configuration régionale

24 La position du Maroc, comme l’affirme Pierre Vermeren [23], s’apparente davantage à celle d’une île qu’à celle d’un pont entre différentes zones. En effet, le conflit du Sahara occidental a longtemps obturé son horizon méridional, la frontière avec l’Algérie est fermée depuis 1994 et, malgré sa volonté de s’arrimer à l’Europe, les frontières européennes sont de plus en plus hermétiques aux ressortissants marocains. Les tensions régulières avec le voisin espagnol, à propos de Ceuta et Melilla [24], des problèmes d’émigration clandestine (les fameuses "pateras [25]"), des désaccords sur la pêche, ou encore de la tragi-comédie à propos de l’îlot du Persil en juillet 2002 [26], tendent à isoler encore un peu plus le royaume chérifien.

25 Pour Rabat, la construction de ce tronçon en Mauritanie s’insère dans une stratégie de développement d’un axe politique fort, Rabat-Nouakchott-Dakar. En effet, Rabat, considérant le dossier du Sahara occidental en voie de règlement favorable, veut pleinement profiter de son ouverture au sud. Tout d’abord, le Maroc souhaite renouer avec une vieille tradition de diplomatie active et d’influence en Afrique de l’Ouest. Le problème du Sahara occidental l’avait au contraire mené à un difficile isolement diplomatique sur la scène arabe et africaine. Le Maroc s’était retiré de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en 1984, suite à la reconnaissance, par cette institution, de la République arabe sahraouie démocratique (RASD). Par ailleurs, Rabat cherche des marchés nouveaux pour ses produits. Pour ce faire, le royaume chérifien mène une diplomatie active en faveur des pays endettés et a signé de nombreux accords de suppression des barrières douanières avec les pays d’Afrique de l’Ouest, accords qui restent néanmoins assez symboliques. Enfin, Rabat s’efforce de trouver des soutiens politiques pour le dossier du Sahara occidental. Après un fort lobbying, certains pays ayant reconnu la RASD se sont rétractés.

26 Pour Nouakchott, l’alliance avec Rabat est remplie de promesses économiques. Depuis trois ans, le nombre d’accords de coopération et joint-ventures est en très nette augmentation. Néanmoins, la Mauritanie, soucieuse de son indépendance, a refusé que le Maroc finance 50 % de la route. Maaouya Ould Si’Ahmed Taya y voit aussi un moyen de se rapprocher du Maghreb, lui qui n’a eu de cesse de s’éloigner de l’Afrique de l’Ouest, en quittant la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), notamment. Néanmoins, son pouvoir est de plus en plus fragile sur le plan intérieur, comme l’a prouvé la tentative de putsch de juin 2003. De plus, sa position de neutralité vis-à-vis du problème du Sahara occidental est de moins en moins crédible au regard du spectaculaire rapprochement avec le Maroc. L’avenir de cet axe politique est donc grandement conditionné par le devenir du pouvoir à Nouakchott.

27 Enfin, le Sénégal a été et reste le plus solide allié du Maroc sur ce continent. La première ambassade marocaine d’Afrique subsaharienne a été ouverte à Dakar. Le pays compte la plus ancienne communauté marocaine d’Afrique [27] et entretient des liens religieux très forts avec le Maroc. En effet, l’une des principales confréries présente sur le territoire sénégalais, la Tijania, est née à Fès, ce qui donne lieu à un pèlerinage annuel.

Conclusion

28 La route recouvre une importance régionale et nationale de premier ordre. Une importance régionale, car elle augure une reconfiguration économique et géopolitique de l’Ouest saharien. Le Maroc disposera enfin d’une ouverture sur l’Afrique subsaharienne et la Mauritanie se rapprochera du Maghreb et de ses "racines arabes", comme le souhaite le président Ould Taya. Si le projet est mauritanien, les enjeux sont tout autant marocains. Le Maroc pousse à l’avancement des travaux. Certaines mauvaises langues à Nouakchott affirment que l’une des raisons est sa candidature à l’organisation de la coupe du monde de football 2010.

29 En Mauritanie, la route reliera les deux plus grandes villes, inaugurant une dorsale de structuration du territoire assez paradoxale car elle traversera des zones à peu près vides d’hommes. Le gouvernement pense accroître ainsi les potentialités touristiques et halieutiques mais, selon toute vraisemblance, cette route sera surtout un puissant moteur de développement du commerce. Elle contribuera également à déséquilibrer un peu plus le territoire. La vie économique pourrait se circonscrire dans un triangle Nouakchott-Nouadhibou-Zouérat, laissant les autres régions (sur)vivre d’une agriculture et d’un élevage défaillants. En outre, elle est assurément une redoutable arme politique permettant à l’Etat de s’imposer dans ce Nord plus tourné vers l’Etranger que le territoire national.

30 Il semble enfin que le maillage routier de plus en plus important de la région soit le meilleur gage de son développement. Les logiques antérieures mettant en avant la production ont toutes montré leurs limites. Avec cette route, la Mauritanie, à l’image de toute la frange sahélienne d’avant la colonisation, devrait retrouver un rôle de pont entre l’Afrique du Nord et de l’Afrique de Ouest.

Notes

  • [*]
    Chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), Paris, < alainantil@ hotmail. com >.
  • [**]
    Doctorante en Géographie à l’Université Paris I, prépare actuellement une thèse sur Nouakchott, < achoplin@ hotmail. com >.
  • [1]
    In Les Cahiers de médiologie, n° 2, 2e trimestre 1996, Paris, Gallimard.
  • [2]
    Cf. Tariq Zemmouri, "En attendant la Transafricaine…", L’Intelligent/Jeune Afrique, n° 2218, 13-19 juillet 2003, p. 56-57.
  • [3]
    Odette du Puigaudeau, La Piste Maroc-Sénégal, Paris, Plon, 1954, p. 1.
  • [4]
    Cf. Alain Antil, "La Mauritanie, le Maroc et le conflit du Sahara occidental", Le Journal, 10 novembre 2001, Casablanca.
  • [5]
    Cf. Roland Pourtier, "Les espaces de l'Etat", in Tropiques lieux et liens, Paris, ORSTOM, 1989, p. 394-401 ; Alain Antil, Le Territoire d’Etat en Mauritanie : genèse, héritage, représentations, thèse de Géographie, Université de Rouen, 499 p.
  • [6]
    Cf. Lieutenant Rocaboy, "Le cas hamalliste : les événements de Nioro-Assaba (août 1940)", in Edmond Bernus et al., Nomades et commandants. Administration et sociétés nomades dans l’ancienne AOF, Karthala, Paris, 1993, p. 44.
  • [7]
    Cf. Jean-François Staszak, Le Goudron dans la brousse : la "Route de l'Espoir" mauritanienne, Publication du département de Géographie de l'Université Paris-Sorbonne, n°17, 1989, 145 p.
  • [8]
    On désigne par Beydan les Maures blancs, par opposition aux Maures noirs, anciens esclaves affranchis (ou Harratines).
  • [9]
    Appellation locale d’une route goudronnée.
  • [10]
    Jamais goudronnée, cette piste permettait de rallier le nord de la Mauritanie, et in extenso le Maroc, en partant de Saint-Louis via Nouakchott.
  • [11]
    Les entreprises sont égyptiennes (Arab Contractor et Nil Constructor Desert Road), tunisienne (Bouzguenda) ou encore sino-mauritanienne (ATTM-Agrineq). Les contrôles de travaux seront effectués par des sociétés tunisienne (STUDI), mauritanienne (Saiti Alfa Consult), marocaine (CID) ou encore koweitienne (TAEP). Cf. Tarik Zemmouri, " La route de l’Espoir", L’Intelligent/Jeune Afrique, 2 juin 2003.
  • [12]
    Il est arrivé au pouvoir par un coup d’Etat.
  • [13]
    Le trafic du port de Nouakchott vers le Mali est en constante augmentation et se rapprocherait, selon les autorités mauritaniennes, du volume de trafic du port de Dakar vers le Mali. Entretien avec Moctar Ould el Hacen, directeur de l’Aménagement du territoire, 2001.
  • [14]
    Dans une même perspective, la capitale se devait de rester à l’écart des influences émirales. Le site et la situation de Nouakchott étaient en cela remarquables car neutres.
  • [15]
    Nouadhibou possède, grâce au chemin de fer, sa propre aire d’influence. Terminus du minéralier, la capitale économique est quotidiennement reliée au Triris Zemmour (Zouérat), via le nord de l’Adrar.
  • [16]
    Jean-François. Stazack, article cité [7].
  • [17]
    Il en va de même pour Nouadhibou, comme l’a montré avec justesse le cinéaste A. Cissoko dans son film En attendant le bonheur (2003).
  • [18]
    L’Etat a pendant longtemps été débordé par les arrivées massives de nomades fuyant les sécheresses successives. Il n’a pu et su faire face à l’urbanisation spontanée. Nouakchott a ainsi vu sa population multipliée par 1 000 en l’espace de quarante ans. Ne comptant que 500 habitants en 1960, elle abrite aujourd’hui près de 1 million d’habitants. Cf. Armelle Choplin, "Nomad's land ou No man's land ? L'empreinte du nomadisme sur les représentations et les territorialités urbaines à Nouakchott (Mauritanie)", Géographie et cultures, n° 39, 2001, Paris, L’Harmattan, p. 37-52.
  • [19]
    Schéma directeur d’aménagement urbain de Nouakchott, Agence de développement urbain-Urbaplan, 2002, 102 p. Voir aussi Armelle Choplin, Etude des rapports ville-Etat, le cas de Nouakchott, capitale de la Mauritanie, Université Paris I, UMR Prodig, collection "Grafigéo", n° 23, 2003, 97 p.
  • [20]
    L’aéroport occupe jusqu’à présent le centre-ville de l’agglomération, ce qui engendre de nombreuses nuisances.
  • [21]
    Denis Retaillé, "Concepts du nomadisme et nomadisation des concepts", in Rémy Knafou (dir.), La planète "nomade". Les mobilités géographiques d'aujourd'hui, Paris, Belin, 1998, p. 49.
  • [22]
    Le dernier putsch avorté du 6 juin 2003 aurait été perpétré par des gens de l’est. Cette région des Hodh fait parfois preuve de dissidence et constituent un véritable enjeu.
  • [23]
    Cf. Le Maroc en transition, Paris, La Découverte, 2001, p. 230.
  • [24]
    Ceuta et Melilla sont deux enclaves espagnoles sur la côte marocaine. Accessibles aux habitants du nord du Maroc avec une simple carte d’identité, ces territoires suscitent une forte contrebande (NDLR).
  • [25]
    Les "pateras" sont des barques destinées à la pêche côtière et au transport. Elles ont souvent été équipées d’un moteur (NDLR).
  • [26]
    Le conflit est né après que le Maroc eut envoyé quelques gendarmes sur l'îlot Leila (ou du Persil), au nom de la lutte antidrogue et de l'immigration illégale dans le détroit de Gibraltar. Un accord est finalement intervenu entre l’Espagne et le Maroc, après la médiation du secrétaire d’Etat américain, Colin Powell (NDLR).
  • [27]
    Cf. Yahia Abou el Farah, La Présence marocaine en Afrique de l’Ouest : cas du Sénégal, du Mali et de la Côte d’Ivoire, Rabat, Institut des études africaines, 1997.
Français

Résumé

La construction, d’ici à 2007, d’une route reliant Nouakchott à Nouadhibou, achèvera une transsaharienne qui reliera le Maroc, la Mauritanie et le Sénégal. En Mauritanie, cette route risque de déséquilibrer davantage l’espace national en renforçant l’attractivité des deux pôles majeurs de l’économie nationale. La construction de cet axe augure également une nouvelle configuration régionale dans laquelle Rabat sera encouragé à faire de l’axe politique avec Nouakchott et Dakar la pièce maîtresse de sa politique africaine.

Alain ANTIL [*]
Armelle CHOPLIN [**]
  • [**]
    Doctorante en Géographie à l’Université Paris I, prépare actuellement une thèse sur Nouakchott, < achoplin@ hotmail. com >.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/10/2005
https://doi.org/10.3917/afco.208.0115
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