1Du pionnier William Wadé Harris à la jeune génération de pasteurs incarnée par Kacou Séverin, l’histoire du sud-ivoirien a été riche en prophètes hors du commun qui se sont levés pour défier ou déifier les hommes forts de leur temps [1]. Le troisième millénaire n’a pas dérogé à cet héritage au long cours. Cet article interroge les prophéties chrétiennes en soutien à Laurent Gbagbo qui ont fleuri avant, pendant et jusqu’après la crise postélectorale. Plus spécifiquement, il se penche sur l’un des plus prodigieux – et sans conteste le plus mystérieux – des prophètes de ce temps naufragé : le pasteur Malachie Koné. Cet homme de Dieu était jusqu’alors inconnu des Ivoiriens et sa personne le resta largement. Les circonstances de sa rencontre avec les cercles pro-Gbagbo baignent dans l’opacité. Mais ses révélations tenant de l’Apocalypse patriotique eurent un impact considérable sur le « peuple Gbagbo [2] », transformant l’individu en un phénomène populaire qui accentua plus avant la dramaturgie religieuse de la guerre, surtout à l’approche de la bataille finale d’Abidjan. Construit autour d’allers et retours chronologiques, l’article déroule le fil d’Ariane du « phénomène Malachie » pour le situer avec nuance au sein de la mouvance divisée des protestants et évangéliques ivoiriens. Il explore comment et dans quelle mesure les affinités entre cet imaginaire pentecôtiste et le militantisme patriotique ont concouru à transformer les deux, à mi-chemin de l’eschatologie patriotique ou du patriotisme extatique. Il interroge aussi la tentation de la démesure des pentecôtistes nationalistes, notamment jusqu’où est allée la surenchère biblico-belliqueuse, avec ses effets concrets ou performatifs [3].
Encadré 1 — Chronique 2000-2011, une décennie entre guerre et paix
Le prophète Malachie Koné, chantre de l’outrance et de la violence
2Que sait-on du pasteur Amadou Koné dit « Malachie » ? Étonnamment peu de chose. On ne dispose que de rares éléments biographiques et d’une seule photographie. La sonorité musulmane de son nom ne suscita guère de commentaires, exception faite du pasteur Janvier Bouabré qui confia à la presse en 2012 : « C’était un jeune musulman, je ne sais d’où il vient mais il prétend être pasteur. [...] Sur le plan spirituel, c’est un enfant, c’est un jeune devant moi. Je ne sais même pas s’il a cinq ans de conversion [4]. » À l’image d’autres guides pentecôtistes convertis de l’islam, tel que le prophète ghanéen Elisha Salifu Amoako – né dans une famille musulmane pauvre de Kumasi, converti au protestantisme charismatique et devenu le porte-drapeau d’une tradition prophétique ghanéenne recourant au vocabulaire de la malédiction, des démons et de la délivrance [5] : le patronyme islamique d’un nouveau pasteur n’est pas un handicap. Dans la mesure où il témoigne de la révolution radicale que peut opérer le Saint-Esprit par la conversion, il est plutôt un atout.
Le prophète Malachie en « une » d’un quotidien ivoirien
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Le prophète Malachie en « une » d’un quotidien ivoirien
Une certaine presse ivoirienne, dont fait partie Le Jour Plus, relaie des informations religieuses, avec un attrait marqué pour le sensationnel, pouvant souvent figurer en première page (ici l’édition du 22 août 2012). Cette presse fit ses choux gras des révélations de Malachie Koné et d’autres pasteurs-prophètes. De nombreux Ivoiriens ne pratiquent que la « titrologie », c’est-à-dire la lecture des seules « unes » des journaux nationaux, punaisés par le vendeur de rue sur une planche en bois. Des groupes éphémères peuvent se former autour de ces placardages de « unes » et occasionner des causeries.3Malachie Koné reçut sa formation et commença sa carrière de pasteur au sein de l’Église baptiste Œuvres et Missions internationales du pasteur Robert Yayé Dion. Fin 2009, alors qu’il dirigeait une église baptiste implantée à Ouragahio, dans le département de Gagnoa, il fut l’invité d’une émission chrétienne sur une FM locale du nom de Radio Fraternité Divo. Dans cette émission, Malachie expliqua que c’est en 2004 que Dieu commença à s’adresser directement à lui avec insistance, à une époque où il fut affecté à Grand-Bassam. Les prophéties de malheur dont il était inondé n’étant « pas agréables », selon ses termes, il tenta d’abord d’y résister. Plusieurs événements finirent par le convaincre de leur bien-fondé : sa mission fut dès lors d’en devenir l’annonciateur. Il prêcha sur la plage et dans les rues à Grand-Bassam, puis à la « Sorbonne » au Plateau (forum des patriotes) et jusqu’à la gare nord d’Adjamé et ailleurs. En mars 2005, pour élargir leur diffusion, il rédigea ses révélations qu’il amenda légèrement en avril 2006. Pour cette prophétie couchée sur papier – à en croire le témoignage de mai 2011 du pasteur Dion – Malachie fut mis sous discipline, puis excommunié de l’Église baptiste. Dion expliqua : « Sans me prononcer sur le fond [de la prophétie de Malachie], j’ai dénoncé à l’époque ce manque d’humilité qui a gagné la majorité des jeunes pasteurs aujourd’hui. Ceux-ci, alors qu’ils ne pèsent rien, qu’ils n’ont pas de temple, qu’ils n’ont même pas cent fidèles, qu’ils n’ont de siège que dans leurs valises qu’ils traînent ici et là, se laissent aller à des commentaires désobligeants envers leurs anciens qui ont appris dans la patience, l’endurance et l’humilité [6]. »
4Les visions prophétiques que Malachie présenta sur Radio Fraternité Divo en 2009 étaient époustouflantes. Leur intérêt heuristique est indéniable, ne serait-ce que dans la mesure où cette prophétie de tonalité guerrière et nationaliste mettait à nu les anxiétés intimes de la galaxie des patriotes évangéliques. Malachie Koné relata : « Depuis le mois de janvier 2005, Dieu ne cesse de me révéler que cette crise ivoirienne se soldera par une très grande guerre. Cette guerre sera à la fois civile et militaire, et à la fois politique et religieuse. » Il détailla ensuite les « sept étapes de l’apocalypse de cette sale guerre » (voir ci-dessous).
Encadré 2 – Extraits des « sept étapes de l’apocalypse de cette sale guerre »
Étape 4 : « Les forces rebelles, l’armée française et les autres ennemis de la Côte d’Ivoire pressentiront leur victoire. Ils se réjouiront d’être en train d’infliger à notre président [Gbagbo] une correction de luxe. […] Sans vous effrayer, ce serait pire que la guerre du Rwanda et du Liberia. »
Étape 5 : « [N]ous perdrons tout espoir en un avenir meilleur. Les ennemis de notre pays bafoueront nos symboles nationaux et chercheront à s’attaquer à leur dernière cible : le président de la République. C’est là seulement et en ce moment précis, juste en cette période exacte que Dieu interviendra de façon spectaculaire. Dieu lui-même délivrera la Côte d’Ivoire sans l’effort d’aucune main et d’une manière tellement extraordinaire qu’aucun mortel ne put s’imaginer. Par cette intervention divine, tous les rebelles seront vaincus, pour ne pas dire tués, les racines de la franc-maçonnerie seront détruites pour toujours […] et la grande France, puissance coloniale, sera humiliée à jamais. »
Étape 6 : « Le président Gbagbo aura un deuxième mandat imposé par Dieu et peut être même un troisième. Pour votre information, le président Gbagbo est un président divinement élu. Sachez que ce ne sont pas les humains qui ont placé cet homme à la tête de la Côte d’Ivoire, mais c’est plutôt le gouverneur des provinces célestes : le Seigneur des Seigneurs, le Roi des Rois. […] C’est lui qui dans l’étape 6 travaillera à sortir la Côte d’Ivoire de cette précarité économique et politico-militaire, mais par lui et grâce à Dieu la Côte d’Ivoire deviendra une puissance économique, militaire et surtout une puissance chrétienne à l’échelle mondiale. Elle sera alors surnommée la seconde Jérusalem ou encore le pays béni de Dieu [7] », etc.
5La prophétie de Malachie fut-elle rangée en 2009 au catalogue des divagations ? En tout état de cause, elle n’eut pas d’écho avant les élections de 2010. Mais dans les limbes de la confusion postélectorale, certaines des prophéties de Malachie, plutôt rocambolesques et incongrues de prime abord, ont semblé pour un temps se réaliser, catalysant de manière paroxystique toutes les espérances évangéliques quant au destin divin du héros Gbagbo par lequel le pays était promis à la résurrection. C’est alors qu’en janvier 2011 Malachie surgit sur la scène publique ivoirienne, avec un nouveau songe venant apporter des compléments d’information sur ses révélations antérieures. L’annonce du songe fut immédiatement et massivement relayée par les médias pro-Gbagbo, y compris sur Internet. Extraits du songe de Malachie : « Face à ce que j’ai vu en songe […], il est plus que jamais urgent pour l’Église de se lever et de mener le combat spirituel en faveur de la Côte d’Ivoire. En effet, dans le songe, je voyais que des forces étrangères avaient pris d’assaut la Côte d’Ivoire, ils ont attaqué de partout avec des armes lourdes. Les détonations étaient insupportables. C’était presque le chaos en Côte d’Ivoire […]. Chose bizarre dans ce songe, je ne voyais en aucun moment l’armée ivoirienne (FDS) [8]. Ces forces étrangères semblaient avoir le dessus quand tout d’un coup, il y a eu une confusion. Alors, la situation s’est inversée et ces forces ont pris la fuite. Nul ne pouvait expliquer comment la situation a été soudainement renversée. »
6Suivent des psaumes, puis l’interprétation que Malachie donna de son rêve : « Dans cette attaque de la Côte d’Ivoire par des forces étrangères, la victoire de la Côte d’Ivoire ne viendra pas de son armée (FDS) mais de l’Éternel lui-même qui va créer une situation de confusion (psaume 86, 17) et entraîner la fuite de ces forces. C’est pourquoi dans le songe, l’armée ivoirienne était invisible. C’est l’armée des cieux qui donnera la victoire à la Côte d’Ivoire. L’attaque sera très violente et les dégâts seront importants, mais Dieu va restaurer la paix en Côte d’Ivoire. »
7Le 3 mars 2011, Malachie fit parvenir un nouveau message de Dieu aux Ivoiriens. Le pasteur-prophète revint sur les sept étapes de l’apocalypse qu’il avait déjà prédites en commentant leur degré d’avancement, puis révéla sept nouveaux « décrets, tels que signés et arrêtés depuis le ciel ». Le premier décret faisait couler beaucoup de sang. Dieu ordonnera : « [l]a mort imminente et immédiate de tous les soldats de la rébellion sans aucune exception » ; « [l]a mort immédiate des deux tiers des soldats français présents sur le sol ivoirien ; et « [l]a mort immédiate d’un tiers des soldats de l’ONUCI [9] ». Tous les armements de guerre de ces « trois forces militaires confondues [10] » seront aussi détruits.
8Les autres décrets spécifiaient les châtiments des différents acteurs opposés au plan de Dieu pour la Côte d’Ivoire. Puis Dieu « proclamera officiellement le temps de l’Afrique et la fin de la Françafrique, c’est-à-dire la fin de l’esclavagisme colonial ». Le même 3 mars 2011, le nom de Malachie fut encore apposé à une étrange lettre adressée au président français Nicolas Sarkozy, dans laquelle le lyrique le disputait à la farce plus encore que dans les livraisons précédentes [11]. On y lisait : « Pendant six jours d’affilée, vous ferez vivre un vrai enfer aux Ivoiriens. Mais le septième jour à minuit, l’Éternel Dieu renversera la tendance. »
Flashback. Du jubilé aux élections : la mouvance éclatée des protestants et évangéliques
9De longue date, le milieu protestant et évangélique ivoirien souffrait d’un déficit d’esprit œcuménique et, pire, de divisions intestines particulièrement violentes (un problème récurrent, il est vrai, dans l’histoire globale du protestantisme évangélique, bien au-delà du contexte ivoirien). Depuis le début des années 2000, de vieilles Églises protestantes s’entre-déchiraient autour de questions de positionnement social, d’intérêts matériels et secondairement de doctrine. Ce fut le cas de l’Église méthodiste. Quand le révérend Benjamin Boni, président depuis 1998 de l’Église protestante méthodiste de Côte d’Ivoire (EPM-CI, autonome depuis 1985 de la Conférence méthodiste britannique), la transforma en 2002-2003 en l’Église méthodiste unie de Côte d’Ivoire (EMU-CI, rattachée à l’EMU des États-Unis) : deux clans se formèrent qui luttèrent farouchement pour l’accréditation officielle de l’Église, pour son leadership et pour son patrimoine immobilier. Procès, bagarres, destructions méchantes et insultes entrèrent au temple. Toutes les médiations échouèrent.
10Ces tensions internes se retrouvaient à l’échelle des fédérations d’Églises. Fondée en 1960 à Bouaké, la Fédération évangélique de Côte d’Ivoire (FECI) regroupait notamment les Églises protestantes dites « historiques » – Assemblées de Dieu, Baptistes, CMA [12], Église de Pentecôte, Église du réveil, Église méthodiste, UEESO [13], etc. – selon des critères d’admission stricts portant sur la formation des pasteurs et sur la gestion financière des Églises. La FECI comptait aussi de petites associations, unions d’Églises ou fédérations pentecôtistes qui s’y conformaient. Les jeunes pasteurs autonomes de la nouvelle mouvance charismatique qui s’en trouvaient exclus, ou qui s’accommodaient mal du fait que le leadership de la FECI soit aux mains des aînés, profitèrent de l’arrivée de Laurent Gbagbo à la tête de l’État pour créer – avec l’appui de la première dame Simone Ehivet Gbagbo, elle-même fervente pentecôtiste – une nouvelle fédération aspirant à représenter toutes les branches protestantes et évangéliques. Le 24 janvier 2002 naquit ainsi le Conseil national des Églises protestantes et évangéliques de Côte d’Ivoire (CNEPECI), dirigé par le pasteur Paul Ayo, fondateur de l’Église du Tabernacle et pasteur personnel de Simone Ehivet Gbagbo. La proximité du CNEPECI avec le régime Gbagbo suscita la résistance des Églises historiques de la FECI, qui conserva toute son influence. Pour pallier ces désaccords, une nouvelle fédération plus consensuelle, soutenue par le régime Gbagbo, dénommée Haut Conseil protestant et évangélique de Côte d’Ivoire, vit le jour en juin 2007 (le CNEPECI se saborda). Le HCPECI était présidé par l’évêque Benjamin Boni de l’Église méthodiste unie de Côte d’Ivoire, avec le soutien du révérend Robert Yayé Dion de l’Église baptiste Œuvres et Mission internationale et du pasteur Paul Ayo. Presque aussitôt, un autre groupe dirigé par le pasteur Kassi d’Azito (de la Mission évangélique pour la délivrance des âmes, MEDA) indigné de ce « coup d’État spirituel [14] » créa à son tour, après une réunion en juillet 2007 à la Bibliothèque nationale, une nouvelle Confédération des Églises de Côte d’Ivoire (CONFECI) pour parler, elle aussi, au nom de tout le groupe protestant et évangélique. De toutes les fédérations protestantes et évangéliques, la CONFECI fut celle qui adopta le plus l’esprit de réconciliation qui suivit les accords politiques de Ouagadougou.
11Par la suite, les pasteurs Jean-Baptiste Nielbien des Assemblées de Dieu et Robert Dion Yayé se sont âprement disputés la présidence du HCPECI. Des rumeurs circulaient dans la presse, évoquant des monopoles sur les entrées au palais présidentiel, des subsides politiques considérables et des menaces de mort entre pasteurs. Le langage populaire ivoirien épingla avec humour ces pasteurs ayant pris goût à la douceur de la vie de la présidence en les qualifiant de « pasteurs bonbons ». Les Églises protestantes historiques qualifiaient ces petites Églises de « conjoncturelles » parce que leurs pasteurs bénéficiaient surtout de l’aide du président de la République [15]. Mais il semble que, tout en jouant le jeu, Laurent Gbagbo lui-même n’ait pas été complètement dupe. À l’occasion du lancement officiel de travaux sur le site de l’Église baptiste du pasteur Dion à Yopougon, Laurent Gbagbo confiait aux fidèles réunis : « Je vois des jeunes pasteurs, ici, à Abidjan, qui disent : “Dieu a dit, je serai le premier et non le dernier. Faites la quête pour que je sois le premier et non pas le dernier.” Ils prennent l’argent des chrétiens pour se coudre ou s’acheter de beaux costumes, des vestes très longues ; des chaussures avec des bouts très pointus. Nous, nous voyons. Des fois, quand ils prêchent, ils soulèvent le pantalon pour qu’on voit bien la marque de leurs chaussures et de leurs chaussettes [16]. »
12De tous les événements de la première période « post-crise » après les accords politiques de Ouagadougou, la célébration du cinquantenaire de l’indépendance de la Côte d’Ivoire (7 août 1960-7 août 2010) fut celui qui donna lieu à l’appropriation la plus passionnée de la part de ces chrétiens monopolisant le devant de la scène protestante et évangélique. Le cinquantenaire de la Côte d’Ivoire fut comparé au jubilé de l’Éternel, fête biblique commémorant la délivrance de Moïse et du peuple d’Israël du joug pharaonique de l’esclavage (Lévitique, 25, 8-11). Le parallèle avec le jubilé permit une relecture messianique de l’histoire coloniale et des enjeux immédiats de l’année électorale : le cinquantenaire incarnait l’étape décisive devant mener la Côte d’Ivoire à sa libération matérielle et spirituelle.
13Les affinités électives entre le régime Gbagbo et certains milieux pentecôtistes apparurent des plus troubles avec la figure emblématique de pasteurs-prophètes dans la tradition de feu Kacou Séverin, décédé en 2001 après avoir, selon la légende, prédit à Gbagbo un destin présidentiel pour sauver la Côte d’Ivoire [17]. À l’approche des élections de 2010, la plus importante de ces figures fut peut-être Sébastien Zahiri Ziki : magistrat, chrétien, laïque et « dispensateur » de la lumière de Dieu. Ce dernier occupa la fonction décisive de directeur de l’état civil et de l’identification à l’Office national d’identification. Dès 2002, expliqua-t-il, il reçut des révélations divines qu’il consigna en 2007, puis en 2009, dans deux tomes d’un ouvrage intitulé Regards sur la crise ivoirienne à la lumière de la parole de Dieu. Il y révéla que les élections ne se tiendraient pas avant le 31 octobre 2010 et que Gbagbo resterait président jusqu’en 2015. Dans une conférence de présentation de l’ouvrage, le 31 mars 2010, Sébastien Zahiri Ziki se fit plus explicite : « Dans la révélation qui est à la base de mes écrits, il y a la défaite de ceux qui nous font la guerre. De sorte que ce n’est pas avec eux que nous irons aux élections, non plus avec les mesures que leur présence a inspirées, notamment le gouvernement et la CEI [18] actuels, la liste électorale en cours de préparation, les accords et résolutions en vigueur. Il y a le maintien du président de la République à la tête du pays, avec sa reconduction à la future présidentielle [19]. » Le 1er juin 2010, Gbagbo nomma Sébastien Zahiri Ziki comme « conseiller spécial à la présidence chargé des cultes, des traditions et de l’identification ». Zahiri Ziki révéla encore, dans une interview datée du 13 septembre 2010, soit à peine six semaines avant le premier tour des élections – dans un langage poétique sibyllin : « Je ne fais pas que lire la Constitution. Je révèle la volonté de Dieu de redonner à la Constitution ivoirienne toute sa vigueur. Après l’avoir fait plier comme le roseau, Dieu va la redresser pour qu’elle se tienne splendidement comme l’iroko de nos forêts [20]. » Simone Ehivet Gbagbo l’avait déjà écrit dans son autobiographie en 2007 : « Nous devons, par la prière, briser les paroles de ceux qui veulent la suppression de notre Constitution et qui veulent nous imposer un “roi” venu d’ailleurs. Revendiquons notre pays, disons à Dieu qui nous voulons comme “roi”. Ce n’est ni l’ONU, encore moins la communauté internationale, qui fera pour nous ce choix [21]. »
Élection divine : l’Éternel des armées derrière Gbagbo
14Pour Laurent Gbagbo, la première dame, leur coalition politique et leurs fidèles protestants et évangéliques, les détails électoraux du 28 novembre 2010 importaient peu. Les plus exaltés clamèrent en chœur la bonne nouvelle annoncée depuis longtemps : Dieu avait choisi le candidat Gbagbo, dont l’élection était d’onction divine. Comme après le coup d’État de septembre 2002, le conflit postélectoral prit alors la forme d’un combat spirituel à gagner au nom de Jésus, quitte à terrasser toutes les forces opposées, assimilées à la persécution de Satan.
15L’ascendant que prit l’expression biblique l’« Éternel des armées » est emblématique. Le nom divin l’« Éternel des armées » – Yahveh tsebaoth en hébreu – apparaît près de trois cents fois dans l’Ancien Testament, surtout dans les écrits prophétiques. Dans son sens primitif, il est porteur d’une tonalité guerrière et nationale. David dit à Goliath (1, Samuel, 17,45) : « Je marche contre toi au nom de l’Éternel des armées, le Dieu des bataillons d’Israël. » Dans la Bible, les armées de l’Éternel sont les armées israélites, mais elles reçoivent l’appui d’« anges de Dieu » (Genèse, 32,2), de « saintes myriades » (Deutéronome, 33,2), de créatures célestes prêtes au combat (Josué, 5,13-15 ; 1 Romains, 22,19, etc.). Le Nouveau Testament parle aussi de l’armée des anges (Matthieu, 26,53 ; Luc, 2,13). Une exégèse précise : « Aux bataillons d’Israël et aux légions d’anges, il faut ajouter toutes les forces de la nature dans le ciel et sur la terre (Juges, 5,20, etc.). Jérusalem sera défendue contre la multitude de ses ennemis “par l’Éternel des armées, avec tonnerre, tremblements de terre et grand fracas, avec tempête, tourbillons et flammes d’un feu dévorant” (Esaïe, 29,6, etc.) [22]. » Au cours de l’histoire chrétienne, l’interprétation de l’expression l’« Éternel des armées » évolua dans un sens moins guerrier et national et plus transcendant, universel et abstrait, devenant synonyme de la toute-puissance de Dieu, du Dieu unique et vivant, du maître de l’univers. Mais ce fut dans le sens littéral et premier des anciens écrits prophétiques qu’une majorité de chrétiens pro-Gbagbo invoquèrent ce nom divin au cours de la crise. Dans la liesse de la Saint-Sylvestre, le 31 décembre 2010, l’apôtre Moïse Koré, pasteur personnel de Laurent Gbagbo, célébra une messe au palais présidentiel. Il annonça : « Il y a un Dieu qui est Vivant. […] Et ce Dieu-là dit : “Ce n’est pas vous qui allez combattre, c’est moi qui vais combattre dans cette affaire.” […] Dieu est celui qui va mener le combat de la Côte d’Ivoire [23]. »
Le persiflage du caricaturiste : « Laurent Gbagbo à Dieu et à diable »
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Le persiflage du caricaturiste : « Laurent Gbagbo à Dieu et à diable »
Damien Glez est un dessinateur de presse franco-burkinabè, dont les dessins paraissent au Burkina Faso, dans le reste de l’Afrique, en Europe et aux États-Unis. Ce dessin est initialement paru sur le site de Slate Afrique, le 1er avril 2011, à l’appui d’un texte inédit du caricaturiste intitulé « Gbagbo candidat au martyr chrétien ? ».Retour sur le phénomène Malachie Koné : la vague déferlante de l’eschatologie patriotique [24]
16Avant et pendant la bataille d’Abidjan, les dirigeants et le peuple Gbagbo se trouvèrent suspendus aux prophéties de Malachie qui promettait la lumière aux élus en dépit de l’accumulation cauchemardesque de nuages noirs sous le ciel ivoirien. Les propos de Malachie étaient vendus aux carrefours en CD, rediffusés dans la presse patriotique et sur les ondes, repris par SMS et Internet, alimentant méditations, spéculations, conversations, prières, peurs, fantasmes, rêves. Ce fut un phénomène sociologique sans précédent. Pour Bachir Ouattara, imam adjoint de la mosquée de la Riviera Golf à Abidjan : « Ce sont les prophéties de Malachie qui ont été à la base de l’envenimement de la situation [25]. »
17Un événement révélateur de la fusion du politique et du religieux à l’acmé des tensions fut le grand rassemblement que Charles Blé Goudé [26] organisa sur la place de la République à Abidjan, dans la nuit du 26 au 27 mars 2011, avec une quarantaine de pasteurs et de chantres chrétiens. Blé Goudé clama : « Ils ont l’ONU avec eux, ils ont la France avec eux, ils ont les plus grandes armées du monde avec eux mais, nous, nous avons l’Éternel des armées avec nous [27] ! » L’évangéliste Timothée Kouassi implora : « Seigneur, nous n’avons personne d’autre que toi. Toi seul est notre bouclier, notre avocat. Armée céleste, vous qui avez combattu pour le peuple d’Israël, je vous invite à la bataille en Côte d’Ivoire. Éternel des armées, envoie tes armées ! Fais descendre tes anges [28] ! » Suivit, le 27 mars, un méga rassemblement évangélique au palais de la Culture, en présence de Simone Ehivet Gbagbo : la toute dernière manifestation patriotique avant qu’Abidjan ne sombre dans le chaos. Le pasteur Dion fit un sermon sur Isaïe (31,1-5) : « L’Égyptien est homme et non dieu. […] L’Éternel des armées descendra pour combattre […]. L’Éternel des armées étendra sa protection sur Jérusalem ; Il protégera et délivrera, Il épargnera et sauvera. »
« Homme statuette », pentecôtiste et nationaliste
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« Homme statuette », pentecôtiste et nationaliste
Fin décembre 2010, l’Association des femmes chrétiennes de Côte d’Ivoire organisa un sit-in de prières en soutien à Laurent Gbagbo, transformant la place de la République à Abidjan en lieu de culte à ciel ouvert. Dans les mains des fidèles, bibles et drapeaux ivoiriens. Une pantomime ou « homme-statuette » incarne le message collectif d’une Côte d’Ivoire souverainiste (corps peint aux couleurs du drapeau national, planchettes de cartes du pays), délivrée de la servitude des tutelles étrangères (les chaînes rompues aux poignets, rappel du jubilée biblique), croyante et soumise à Dieu (le livre des Saintes Écritures). Sur le canari posé sur la tête de la pantomime est inscrit « Y a rien en face », slogan de campagne de l’alliance pro-Gbagbo, dite de la « majorité présidentielle ». Le sigle LMP et le nom Gbagbo figurent sur la carte attachée au canari. Tracé à même le torse, le slogan « Respecte la constitution » incarne la fusion des ferveurs pentecôtiste et nationaliste.18Jusqu’à l’arrestation de Gbagbo, la télévision concourut à amplifier ces espérances messianiques. Des bandeaux défilants tenaient les téléspectateurs informés des psaumes à réciter pour aider au combat spirituel. Plus édifiant, une série d’images fut diffusée en boucle et présentée comme des « signes divins ». Pêle-mêle : une « couronne d’arc-en-ciel autour du soleil » apparue simultanément à Abidjan, Agboville et Soubré ; « une nuée en épandage dans le ciel abidjanais et dont une particule toute blanche s’est détachée avant de finir son voyage dans les mains d’un militaire loyaliste » ; des « apparitions de dessin de cœurs humains dans les sauces » de plusieurs femmes ; et des larmes coulant d’une statuette de la Vierge Marie à Agboville. Aux journaux télévisés de 20 heures des 17 et 19 mars 2011, ces phénomènes furent présentés comme des signes tangibles de « la présence de Dieu et de son intervention en Côte d’Ivoire […] pour mener le combat de la Côte d’Ivoire aux côtés des FDS […] contre Satan, dans le but de permettre la renaissance de la Côte d’Ivoire [29] ». Pierre Amessan Brou, présentateur du journal du soir et directeur général de la RTI, prononçait solennellement : « Que Dieu bénisse les jeunes patriotes [30] ! » Pour David N’Goran : « Tous avaient perdu le sens de la réalité. On avait reculé à un âge métaphysique d’une ampleur pathétique, si bien qu’à la télévision nationale, dans les journaux et tous les médias publics et privés, les devins, les guérisseurs, les tradipraticiens, les phytothérapeutes, les pasteurs, les magistrats, les gendarmes et autres charlatans, diseurs de bonne aventure, rivalisaient en balivernes “prophétiques”, chargées d’attester des signes de l’élection divine de Laurent Koudou Gbagbo [31]. » Pour Jean-David N’Da : « De mémoire d’Ivoirien, jamais n’aura-t-on entendu autant d’appels télévisés et radiodiffusés à la miséricorde divine pour dénouer le drame national [32]. »
Après la chute, désarrois et repositionnements en milieux protestants et évangéliques
19Nommé président de la commission « Dialogue, vérité et réconciliation » (CDVR) après la chute de Gbagbo, Charles Konan Banny estima « les Églises évangéliques entièrement responsables de la crise qui a secoué le pays [33] ». Aussi les jugea-t-il inaptes à avoir un représentant à la CDVR, à l’instar des catholiques et des musulmans. Le jugement n’était pas sans fondement mais il était extrapolatoire. Peut-être parce que « [l]’Église évangélique » – selon les dires du révérend Makosso – « est la plus désordonnée de toutes les branches religieuses en Côte d’Ivoire, où chacun se disant appelé de Dieu fait n’importe quoi au nom de Dieu [34] » : la crise postélectorale divisa jusqu’aux milieux des pasteurs et des fidèles protestants et évangéliques. Pour mémoire : l’Église CMA est l’une des plus grandes Églises relevant du protestantisme historique en Côte d’Ivoire, avec environ 500 000 fidèles. Elle fut fondée à Bouaké en 1932 par des pasteurs baptistes nord-américains. L’Église CMA, initiatrice de la traduction du Nouveau Testament en baoulé et utilisatrice du baoulé comme langue liturgique, est restée très majoritairement ancrée en pays baoulé et en milieu migrant baoulé, notamment dans la région d’Abidjan et dans l’ouest-ivoirien. Au deuxième tour des élections, un nombre important de fidèles CMA a soutenu la coalition RHDP [35] d’Alassane Ouattara et de son allié Henri Konan Bédié (un Baoulé). Mais parce que d’autres fidèles penchaient pour la coalition de Gbagbo, la direction de l’Église s’est abstenue de prendre position [36]. Des tensions traversèrent de même l’Église UEESO, majoritairement implantée en milieu dan [yacouba] et wè [guéré et wobé] dans l’ouest-ivoirien. Les Dan furent plutôt favorables au RHDP par fidélité à l’UDPCI [37] et les Wè majoritairement pro-Gbagbo.
20Par ailleurs, certains pasteurs ont ouvertement soutenu Alassane Ouattara, même si ce fut minoritaire et peu connu. Le pasteur Alla Abraham Sourkou [38], converti au pentecôtisme en 1993, a produit de longue date des prophéties sur le destin présidentiel de Ouattara. À la veille du premier tour, il fit partie d’un groupe de 250 pasteurs qui vinrent confirmer l’oracle auprès du couple Ouattara [39]. Dans un livre préparé après la chute de Gbagbo compilant toutes ses révélations depuis 2000 – intitulé Sur la terre comme au ciel. S.E.M. Alassane Ouattara, président de la République de Côte d’Ivoire selon la volonté de Dieu – le pasteur Alla Sourkou écrit : Dieu « est le fondateur de la démocratie. Car la Bible dit : “Quand le peuple est nombreux, c’est la gloire d’un roi ; quand le peuple manque, c’est la ruine du prince” (Proverbes, 14,28). N’est-ce pas de là que vient l’expression vox populi, vox Dei ? […] Dieu respecte la démocratie. Dieu est donc avec la majorité des Ivoiriens qui ont élu Alassane Dramane Ouattara le 28 novembre. Dieu n’a donc point parlé à ce menteur de Malachie [40]. »
Le pasteur Alla Abraham Sourkou prie pour le candidat Alassane Ouattara
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Le pasteur Alla Abraham Sourkou prie pour le candidat Alassane Ouattara
Le 21 octobre 2010, dix jours avant le premier tour du scrutin présidentiel, un groupe de pasteurs se déplaça à l’Hôtel du Golf, quartier général de campagne du Rassemblement des républicains (RDR), parti d’Alassane Ouattara, pour bénir ce dernier et prier pour son succès électoral. À droite figure le pasteur Alla Sourkou, auteur en 2011 d’un recueil de prophéties sur le destin présidentiel de Ouattara. À gauche de Dominique Ouattara, épouse catholique du candidat, se tient Cécile Payne, secrétaire nationale du RDR en charge des relations avec les cultes chrétiens.21Loin de pétrifier le mouvement, la chute de Gbagbo entraîna des repositionnements significatifs au niveau de la direction de la mouvance protestante et évangélique à l’échelle nationale. Gbagbo fut arrêté le 11 avril 2011. Dès le 12 avril, un nouveau « Directoire national des Églises évangéliques et protestantes de Côte d’Ivoire [41] », porté par le pasteur Kassi d’Azito, prit l’initiative unilatérale d’excommunier le couple Gbagbo pour « crime de sang et blasphème » et de radier le pasteur Malachie pour sa « prophétie démoniaque et diabolique [42] ». À un journaliste qui demanda plus tard au révérend Camille Makosso, membre fondateur du Directoire, pourquoi la décision n’avait pas été prise plus tôt, Makosso répondit : « Vu que la prophétie du pseudo-prophète Malachie était dans les bouches et les cœurs de tous les chrétiens, nous attendions conformément à la Bible qui déclare : quand une prophétie est libellée, il faut attendre son accomplissement et ensuite juger la prophétie [43]. » Dans la mesure où la prophétie se révéla fausse, confirmation était donnée qu’elle était satanique. Ces mots faisaient écho à ceux que prononça Paul Yao N’Dré, président du Conseil constitutionnel, après s’être repositionné en faveur d’Alassane Ouattara. Lors de la prestation de serment du 6 mai 2011, Yao N’Dré expliqua laconiquement : « Satan nous a possédés tous [44]. »
22Kassi d’Azito était le Bishop (plus tard Archi-Bishop) qui, déjà en 2007, avait fondé la CONFECI en opposition au HCPECI. D’Azito démit le HCPECI et félicita le président Ouattara « pour sa brillante élection confirmée de Dieu et par le monde entier [45] ». Pour Makosso : « L’issue de cette crise postélectorale nous aura montré véritablement qui est de Dieu et qui est du diable. La preuve est manifeste et nous ne laisserons plus personne prendre le peuple de Dieu de Côte d’Ivoire en otage spirituel. Le temps est venu pour barrer la route à ces prédateurs qui empoisonnent la foi du peuple de Dieu [46]. » Le DNPE servit d’interface entre les milieux évangéliques et le gouvernement Ouattara, notamment pour favoriser le retour des pasteurs exilés. Il initia des rencontres avec le leadership catholique et musulman pour prendre part à la réconciliation nationale.
23En juin 2011, l’apôtre Janvier Bouabré, président d’un Conseil évangélique de Côte d’Ivoire (CECI), fit son apparition publique en des termes plus tranchés. Bouabré proclama : « Nous sommes coupables des meurtres, des tueries et autres exactions. Humblement devant Dieu, je me mets à genoux au nom de tout le corps du Christ pour demander pardon aux Ivoiriens. On a trahi pour satisfaire des besoins personnels ; n’eut été la main de Dieu, la Côte d’Ivoire aurait basculé dans le chaos [47]. » Le CECI aspirait à jouer le même genre de rôle que le DNPE. Désaccords et concurrence embrasèrent une nouvelle guerre de leadership. DNPE-CI, CECI et d’autres nouvelles fédérations étaient aux mains de jeunes pasteurs charismatiques qui n’avaient pas l’assentiment des Églises protestantes historiques : la Fédération évangélique de Côte d’Ivoire (FECI) refusa de les reconnaître.
24D’autres milieux pentecôtistes restèrent, sous la présidence Ouattara, résolument réfractaires à la réconciliation. Des fidèles s’accrochaient à l’idée que les prophéties de Malachie n’accusaient qu’un retard de parousie. Malachie certifia que le combat n’était pas fini et prophétisa le retour triomphal de Gbagbo, d’abord après 33 jours (en mai 2011), puis après une guerre de six jours, une première fois en juillet, une deuxième fois en août. Un mandat d’arrêt international fut finalement lancé contre l’homme, réfugié – dit-on – au Ghana ou en Afrique du Sud.
25De nouveaux prophètes « post-crise » surgirent qui n’avaient pas moins d’inspiration que leurs prédécesseurs. L’un de ces nouveaux prophètes millénaristes se présenta, sous le nom de Daniel Méhi, comme le « guide spirituel du peuple souverain de Côte d’Ivoire ». Il publia sa première prophétie le 26 février 2012, d’autres suivirent [48]. Cette première prophétie annonça qu’une période de 77 jours à compter du 7 août (fête nationale) 2012, serait favorable aux soulèvements populaires pour libérer le pays. À partir d’août 2012, la Côte d’Ivoire fut le théâtre d’une série d’attaques à main armée, infructueuses et attribuées à des éléments pro-Gbagbo, notamment des radicaux en exil au Ghana et au Liberia. Dans la nuit du 20 au 21 septembre 2012, une attaque fut menée depuis le Ghana contre le poste-frontière de Noé. Selon un rapport de l’ONU : « L’attaque aurait été menée par un pasteur exilé au Ghana du nom de Djaha Aristide [tué dans l’incident], qui aurait dans le passé annoncé la chute du président Alassane Ouattara en 77 jours [49]. » D’après un média : « Manipulés par la cause religieuse, [les assaillants], parmi lesquels d’anciens gradés de l’armée et des gendarmes, étaient passés à l’action en brandissant des chants en louange à une “libération” de la Côte d’Ivoire par Jésus [50]. » À Abidjan, des responsables de l’Église de réveil international dénoncèrent les actes de ce pasteur et sa fausse prophétie, dite « Isaïe 77 [51] ». Le livre d’Isaïe n’a que 66 chapitres. Le SMS « Isaïe 66 » aurait été utilisé par des assaillants de cette période troublée comme moyen de communication codé. « Car voici, l’Éternel arrive dans un feu, et Ses chars sont comme un tourbillon ; Il convertit Sa colère en un brasier, et Ses menaces en flammes de feu. […] ceux que tuera l’Éternel seront en grand nombre » (Isaïe, 66,15-16). « Et quand on sortira, on verra les cadavres des hommes qui se sont rebellés contre Moi ; car leur ver ne mourra point, et leur feu ne s’éteindra point ; et ils seront pour toute chair un objet d’horreur » (Isaïe, 66,24).
26Dans une étude sur le devenir des jeunes patriotes après la chute de Gbagbo, Armando Cutolo consigne : « Les conversions au christianisme évangélique et pentecôtiste se répandent aujourd’hui dans le milieu patriotique. Dans notre recherche nous avons pu rencontrer des orateurs qui, échappés d’Abidjan et réfugiés dans des villages de leur région d’origine, se présentent désormais comme des “hommes de Dieu”, voire comme des “pasteurs”, s’évertuant parfois dans l’art de la prophétie [52]. » Remis en liberté provisoire en août 2013 avec treize autres détenus proches de Gbagbo, l’ancien Premier ministre Pascal Affi N’Guessan reprit dans la foulée la direction du Front populaire ivoirien (FPI), le parti fondé par Gbagbo. Dans un discours pugnace prononcé lors de sa prise de fonction, il chargea « Alassane Ouattara [d’avoir] réussi l’exploit luciférien de rendre [le] pays méconnaissable [53] ». Fin 2014, pris dans un bras de fer avec les jusqu’au-boutistes de son propre parti, Affi N’Guessan déclarait ne pas vouloir capituler « car est en jeu notre capacité à faire prévaloir sur l’émotion notre capacité de discernement, car je ne veux pas céder au courant patrimonialiste et messianique [54] ». Ce courant restait plus que jamais incarné par l’ex-Première dame. Le 9 mars 2015, la veille de sa condamnation à vingt ans de prison pour son rôle durant la crise post électorale, Simone Ehivet Gbagbo tint un plaidoyer devant la cour d’assises d’Abidjan [55]. S’adressant aux juges et au public assemblé, elle proféra : « Je vais commencer par une citation. De la Bible. Nous en sommes tous à nous raccrocher, n’est-ce pas, aux paroles de sagesse. On a dit que la justice est d’ordre divin, et c’est vrai. Alors, moi aussi, je voudrais citer […] quelques paroles, dans la Bible, dans le Livre des Éphésiens, où saint Paul recommande pour que une nation, pour que un État, pour que un peuple, pour que un individu, demeure dans la victoire, il recommande de prendre les armes de Dieu. Et il dit : “C’est pourquoi prenez toutes les armes de Dieu, afin de pouvoir résister dans le jour mauvais, afin de tenir ferme après avoir tout supporté” [56]. » Tout se passe comme si Simone Gbagbo se sentait comptable de la justice de Dieu, mais pas de celle des hommes ; elle pardonne à ceux qui l’ont offensé, mais n’a rien à se reprocher. Ainsi de l’ancienne ministre Geneviève Bro Grébé, fervente patriote et chrétienne. Appelée à la barre pour sa défense, elle réitérait : « La justice divine va s’abattre en Côte d’Ivoire. […] La colère de Dieu va bientôt s’abattre sur la Côte d’Ivoire car on tue en Côte d’Ivoire pour devenir président [57]. »
27Une anthropologue du fait religieux ne saurait se risquer à prophétiser à son tour. À tout le moins peut-on noter que les épreuves n’ont pas mis fin aux initiatives (et aux divisions) des milieux chrétiens patriotes. Par-delà, il y a tout lieu de croire que le compérage entre subjectivité pentecôtiste et militantisme patriotique a encore de beaux jours devant lui. Dans un article paru en 2012, Banégas et Cutolo se demandaient « si, dans les années qui viennent, ce processus se muera en un nouveau messianisme révolutionnaire potentiellement belliqueux (sur le mode, par exemple, de la Lord Resistance Army en Ouganda) ou s’il contribuera à l’intégration politique des ex-Jeunes patriotes sur le mode de ce que Jean-François Bayart a nommé la “cité cultuelle” [58] ». Quoi qu’il en soit, les prophétismes sont appelés à rester un fil rouge majeur de l’histoire religieuse et politique de la Côte d’Ivoire.
Notes
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[1]
Sur l’histoire des prophétismes africains en Côte d’Ivoire, richement documentée, voir par exemple la monographie de Dozon (1995) et la recension historiographique de Mary (1997).
-
[2]
Expression reprise de Dozon (2011).
-
[3]
Cet article est une reprise abrégée de Miran-Guyon (2015) portant sur l’inscription de l’ensemble des religions ivoiriennes dans l’histoire politique nationale de 2002 à 2013. Voir aussi Mary (2002), Raynal (2005), Banégas (2006), Dozon (2008), Gadou (2011), Guiblehon (2011), McGovern (2011), Miran-Guyon (2011 et 2012), N’Goran (2012).
-
[4]
L’Intelligent d’Abidjan, 14 janvier 2012.
-
[5]
Gifford (2004).
-
[6]
L’Intelligent d’Abidjan, 20 mai 2011.
-
[7]
Abondamment reproduit sur Internet. Par exemple : http://prophetessebetty.olympe.in/malachie-kone-audio.html.
-
[8]
Forces de défense et de sécurité (pro-Gbagbo).
-
[9]
Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire.
- [10]
- [11]
-
[12]
Christian and Missionary Alliance.
-
[13]
Union des Églises évangéliques Service et Œuvres.
-
[14]
L’Intelligent d’Abidjan, 20 août 2007.
-
[15]
Guiblehon (2010), p. 114.
-
[16]
www.diplomatie.gouv.ci/affaires.php?page=actu&num=647, 8 février 2010.
-
[17]
Une semaine avant les élections qui portèrent Gbagbo au pouvoir, dans une prédication intitulée « Comment sauver la Côte d’Ivoire », le pasteur Kacou prophétisa : « [Côte d’Ivoire, o]uvre tes yeux. Ton histoire est prophétique. […] [Jésus, l]a Côte d’Ivoire est ta possession » (cité dans Mottier, 2011, p. 110).
-
[18]
Commission électorale indépendante.
-
[19]
Notre Voie, 31 mars 2010.
- [20]
-
[21]
Ehivet Gbagbo (2008), p. 425. Des pentecôtistes du Nigeria avaient fait remarquer à Marshall (2009, p. 209) : « Dieu n’est pas un démocrate. »
- [22]
-
[23]
www.djibitv.com/video/7448/Jesus+sur+le+Net+au+domicile+de+GBAGBO.
-
[24]
Dans son étude sur la mouvance des « Jeunes patriotes », Banégas évoque leur warlike eschatology (Banégas, 2006, p. 547).
-
[25]
Entretien avec Bachir Ouattara, 13 juillet 2011.
-
[26]
Surtout connu comme leader de milices patriotiques, il a été transféré à la CPI en 2014.
-
[27]
Touho (2012), p. 142.
-
[28]
Notre Voie, 28 mars 2011.
-
[29]
Toutes informations reprises de la presse nationale, de Guiblehon (2011) et d’Oyewolé (à paraître).
-
[30]
Oyewolé (à paraître).
-
[31]
N’Goran (2012), p. 179.
-
[32]
N’Da (2012), p. 42.
-
[33]
Fraternité Matin, 29 juillet 2011.
-
[34]
L’Intelligent d’Abidjan, 13 mai 2011.
-
[35]
Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix, fondé à Paris en 2005.
-
[36]
Entretien avec Noël N’Guessan, 18 juillet 2013.
-
[37]
Union pour la démocratie et la paix en Côte d’Ivoire, parti fondé par le président Robert Gueï (assassiné le 19 septembre 2002), puis dirigé par Albert Mabri Touakeusse, tous deux Dan. Entretien avec Guibléhon Bony, 12 mars 2015.
-
[38]
Le prénom Alla vient du terme agni pour iroko. Voir son témoignage dans Miran-Guyon (2015), p. 317-321.
-
[39]
Le Patriote, 22 octobre 2010.
-
[40]
Sourkou (2011), p. 9 ; et entretiens avec Alla Sourkou, 28 juillet et 27 août 2012.
-
[41]
Plus tard renommé Commission protestante évangélique.
- [42]
-
[43]
L’Intelligent d’Abidjan, 13 mai 2011.
-
[44]
Le Nouveau Réveil, 7 mai 2011.
- [45]
-
[46]
L’Intelligent d’Abidjan, 13 mai 2011. L’ouvrage de Dozon (2009) était précisément intitulé L’Afrique à Dieu et à Diable.
-
[47]
L’Inter, 14 juin 2011.
-
[48]
Toutes disponibles sur http://danielmehi.unblog.fr/. Le prophète explique : « La spiritualité, c’est comme le téléphone portable. […] le réseau de Dieu couvre tout l’univers. C’est aux hommes d’élever leur fréquence spirituelle pour sonder Dieu » (http://danielmehi.unblog.fr/2013/04/18/cote-divoire-le-grand-chaos-final/, posté le 18 avril 2013).
-
[49]
ONU (2013a).
-
[50]
www.koaci.com, 30 septembre 2012.
-
[51]
L’Expression, 3 octobre 2012.
-
[52]
Cutolo (2014), p. 116.
-
[53]
Le Nouveau Courrier, 8 septembre 2013. Les italiques sont de l’auteur.
-
[54]
Jeune Afrique, 10 décembre 2014.
-
[55]
À ce jour, les autorités politiques ivoiriennes ont refusé son transfert réclamé par la CPI. Un total de 79 personnes, toutes du camp Gbagbo, étaient jugées aux assises d’Abidjan pour leur rôle dans la dernière crise.
-
[56]
Enregistrement audio sur http://laregionale.com/1-politique/2015/03/10/9473/proces-en-assises-le-plaidoyer-de-simone-cbagbo-audio.
-
[57]
Fraternité Matin, 18 février 2015.
-
[58]
Repris dans Cutolo (2014), p. 125. Voir Bayart (2003) et Bayart et Zambiras (2014).