CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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1Jean Copans est un professeur des universités en sociologie et un chercheur reconnu comme anthropologue politique, africaniste et du développement. Ses travaux sur Les Marabouts de l’arachide (1980), La Confrérie mouride et les paysans du Sénégal. La longue marche de la modernité africaine ou la sociologie du développement (2010), font autorité. Jean Copans vient d’écrire une remarquable synthèse sur l’œuvre et le parcours scientifique de Georges Balandier avec lequel il dialogue avec beaucoup de proximité intellectuelle, scientifique et méthodologique. La tâche n’était pas facile pour réussir cet essai d’histoire intellectuelle qui s’étend sur trois quarts de siècle. Jean Copans a suivi les parcours de Georges Balandier depuis plus de cinquante ans avec lecture et relecture de l’essentiel de ses écrits (plus de 500 publications diverses) et rencontres liées à une ancienne et longue fréquentation. Il nous révèle les différentes facettes d’un chercheur à la fois anthropologue africaniste et sociologue de la modernité, d’un professeur aux remarquables cours magistraux, d’un écrivain, d’un directeur de thèse et d’équipe de recherche, d’un responsable de collections de revues scientifiques notamment Les Cahiers internationaux de sociologie. Homme de lettre, écrivain comme le révèle son engagement à Présence africaine, il a le sens des mots et est notamment le co-inventeur avec Sauvy du terme de « tiers monde », L’autobiographie de Georges Balandier est présente notamment dans Histoire d’autres (Stock, 1977), Conjugaisons (Fayard, 1997), Le Carnaval des apparences (Fayard, 2012).

2Témoin de son temps, Georges Balandier a une pensée engagée, marquée par la résistance au nazisme, au colonialisme, aux nouveaux régimes autoritaires, au dévoiement des démocraties. Il cherche à comprendre le sens des modernités. Il a eu des engagements politiques et a été membre de la SFIO entre 1946 et 1951. Au-delà de son engagement pour les sociétés du tiers monde et la décolonisation, il s’agit, dans le contexte actuel, de comprendre le sens des modernités et d’avoir un projet de libération, afin d’éviter la « régression barbare du vivre, dans un monde pourtant suréquipé ». L’ouvrage de Jean Copans, en sept chapitres (« Le berceau africain de l’anthropologue et du sociologue », « La “situation” coloniale de départ », « Tiers mondes, sous-développement, modernité », « Les nouveaux Nouveaux mondes en mondialisation accélérée », « Le fil rouge de l’anthropologie politique », « La mise en anthropologie politique du monde », « Le tour de guet de l’universitaire ») est chronologique en suivant l’ordre de publication des travaux, mais également les déplacements des questionnements depuis les travaux de terrain en Afrique centrale jusqu’aux recherches récentes sur la postmodernité. Il décrit les vies professionnelles de Georges Balandier correspondant à diverses thématiques : l’africaniste de Sociologie des Brazzaville noires (1955), Afrique ambiguë (1957), l’analyste des situations coloniales, du « tiers-monde », du sous-développement, du passage de la colonisation à la mondialisation, de la mise en politique du monde, le défricheur des chantiers inédits des modernités de Sens et Puissance (1971), Le Détour (1985), Le Désordre (1988), Le Dédale (1994) ou Le Grand Dérangement (2005).

3La cohérence de ses travaux se lit à partir de « la pluralité des histoires, des modes de construction de l’humain ». On peut définir aujourd’hui Balandier comme un anthropologue politique de la surmodernité, terme utilisé pour qualifier les dérives de la modernité. La réponse politique au désordre peut être totalitaire, sacrée, ou de mouvement vers la démocratie. « Le désemparement des acteurs politiques en régime démocratique résulte d’un double éloignement : du peuple dont ils sont élus, des moyens de la mise en relation dont ils n’ont plus autant la maîtrise » (Pouvoirs sur scènes, 2008). Comment construire le politique dans le dédale, le désordre, le détour des « nouveaux Nouveaux mondes », surmodernes et mondialistes ?

4L’Afrique a joué un rôle central dans sa vie et ses travaux. Elle a été un révélateur et a constitué un « déclic exotique », mais elle ne constitue qu’une partie minoritaire de ses travaux qui portent depuis plus de vingt-cinq ans sur ce qu’il dénomme la « surmodernité » faisant écho à la postmodernité, la mondialité terme préféré à la mondialisation, les « nouveaux mondes » que le Christophe Colomb des sciences sociales découvre. Ils font de Georges Balandier davantage un sociologue et anthropologue politique qu’un simple africaniste. « Georges Balandier est à la fois un fils de l’Afrique et un citoyen du monde », « Les images prennent pour lui le pas sur les notions purement abstraites ». « J’ai appris par le corps et l’émotion et non seulement par la raison », écrit-il dans Histoire d’autres (1977). Il s’agit selon ses expressions de « vivre l’encyclopédie universelle au lieu de la lire. Autre n’est pas seulement reconnu en lui-même ; il est aussi constitué en révélateur de soi. » L’Afrique a toutefois été un révélateur : « Ma vie a été associée à celle de certains peuples africains. Ils « m’ont fait ». Ils m’ont donné mes véritables maîtres ; ils m’ont tiré de l’enfermement des civilisations prétentieuses… Ils m’ont initié à l’expérience la plus complète de la différence en me permettant de comprendre leurs cultures sans la mesurer au mètre d’aucune autre, en m’imposant de porter un regard plus étonné sur mon propre milieu culturel (ibid., p. 53).

5Une œuvre s’incarne dans une vie. Sociologue, critique de l’ethnologie classique, sociologue même si l’esprit de l’anthropologie, science de la totalité et de la globalité, avait sa préférence. La pensée de Georges Balandier est libre. Elle a été influencée par des auteurs comme Gurvitch ou Leiris. Il a des héritiers comme Althabe, Bayart, Copans, mais il est non fondateur d’une École. L’apport de Georges Balandier est considérable. Il a rompu avec l’anthropologie structuraliste et asynchrone de Lévi-Strauss, le ruralisme pour comprendre les « dynamiques du dedans » et les modernités urbaines. Il a critiqué l’opposition tradition/modernité en analysant les mutations en cours des sociétés contemporaines. Pour lui, la culture du colonisé n’est pas inerte. Les dynamiques du dedans impliquent une dialectique historique. Les résistances politiques et religieuses à la colonisation relèvent du politique ; le messianisme et syncrétisme du champ religieux constituent des formes détournées de ce même mouvement.

6Jean Copans nous rappelle que, pour Balandier, la « société coloniale est devenue mondiale mais la société colonisée est restée largement locale ». Ses travaux se situent dans un entre-deux de la sociologie de la dépendance (ou du développement) et de la sociologie de la mondialisation en gestation. Ils permettent de comprendre le développement social inégal et les dynamiques de la différence. Sa position anthropologique est celle du détour par la connaissance de l’Autre et de la société comme objet politique.

7Sur le plan méthodologique, ses travaux s’éloignent à la fois de l’individualisme méthodologique à la Boudon et du holisme à la Bourdieu. Il s’agit de « rompre avec la représentation de solidarités des composantes d’un tout unifié, qu’il soit nommé “formation sociale” (société) ou “configuration culturelle” (culture) ou “unité politique” (État). Le holisme, cette façon savante de désigner une prévalence du tout contre ses éléments, tient encore moins sous l’épreuve des grandes transformations propres à la modernité mondialisante » (Le Grand Système).

8L’ouvrage très érudit de Jean Copans fera autorité. Il est fondamental, pour comprendre la richesse d’une œuvre abondante, complexe, foisonnante que l’on peut décrypter selon plusieurs registres et qui suppose une pluralité d’éclairages. Cet ouvrage, en revanche, n’est pas toujours de lecture aisée. Jean Copans vise plusieurs projets, analyser l’œuvre et les trajectoires de Georges Balandier, comprendre le contexte intellectuel et historique dans lequel il écrit, se positionner sur les grands sujets et dialoguer avec Balandier. La construction de l’ouvrage conduit à des répétitions ou du moins à des retours en arrière. Ces regrets ne doivent évidemment pas minimiser les très grandes qualités de la présentation de cette histoire intellectuelle de Balandier qui est non seulement centrale pour connaître l’Afrique mais également pour comprendre le monde et agir contre le désordre par un engagement citoyen.

Notes

Philippe Hugon
Philippe Hugon est professeur émérite, agrégé en sciences économiques, classe exceptionnelle à l’université de Paris-10 (Nanterre), directeur de recherche à l’IRIS et membre du comité de rédaction d’Afrique contemporaine.
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/07/2015
https://doi.org/10.3917/afco.252.0204
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