CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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1L’Afrique voit les BRICS se redéployer de manière innovante sur son sol, diversifier ses échanges, réinventer ses rapports avec eux, multiplier les sommets, forums et rencontres qui sont autant de surfaces d’échange avec leurs élites et leurs acteurs les plus dynamiques.

2Pourtant, si les pays appartenant au groupe des BRICS ont plus que l’âge de raison – l’acronyme a été créé en 2001 ? la communauté des analystes et des praticiens connaît-elle vraiment ces économies, les analyse-t-elle à la fois dans leur complexité comme dans leurs grandes lignes ? Bref, les appréhende-t-on vraiment ? Question non rhétorique : comment expliquer que ces pays aient en si peu de temps été à la fois encensés, puis aient attiré la défiance quant à leur durabilité macro-économique ? Comment interpréter le décalage entre les craintes domestiques et la vitalité sur le continent africain, voire les espoirs pour l’ouverture de ce dernier grâce à l’action des premiers ? Les BRICS – concaténation hétéroclite ? sont divers, mais ils entrent dans le même monde en même temps et on devrait pouvoir qualifier leur effet.

3Un ouvrage de la collection « Repères » tente un point salutaire sur ces questions : d’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Comment changent-ils le monde ? Si l’Afrique n’y est pas centrale, la question africaine est abordée et ce livre doit être lu en Afrique, continent qui connaît le plus rapide taux d’engagement avec les BRICS.

4Au moins jusqu’à la chute du mur de Berlin, le Brésil, la Chine, l’Inde et la Russie connurent des histoires différentes. Toutefois, dans les années 2000, la croissance accélérée se généralise aux quatre pays. Elle s’explique par des politiques internes (stabilisation macroéconomique, réformes et ouverture) et par l’environnement international caractérisé par la mondialisation : les investissements étrangers, industriels ou financiers, et la modernisation nationale qu’induit à terme la diversification des échanges commerciaux.

5Voilà l’histoire de « surface » que tentent d’expliquer « en interne » les deux auteurs. L’une, Françoise Lemoine, est une macro-économiste spécialiste du commerce international au CEPII ; l’autre, Andrea Goldstein, est un économiste spécialiste des questions micro-économiques et travaille à l’OCDE sur les questions de rattrapage technologique des firmes et des régions que permet l’investissement direct étranger. Là est l’un des nombreux atouts de ce livre : combiner de manière explicative conjointe deux angles de l’économie qui généralement s’ignorent et donnent un premier regard interne sur cette évolution.

6Second regard « interne » : les auteurs ne disqualifient pas les spécificités des pays, notamment leurs trajectoires industrielles et sociales prémondialisation (allant jusqu’à citer les progrès importants dans la santé et l’éducation réalisés par le socialisme chinois, qui ont « permis le décollage »). Le livre s’inscrit dans le paysage académique sur les « variétés du capitalisme » lancé en France par Michel Albert (capitalisme contre capitalisme) ou Bruno Amable (les cinq capitalismes) et en Angleterre par Soskice et Hall (varieties of capitalism).

7Le livre marie les conditions macro-économiques quantitatives du rattrapage et de l’accumulation du capital (chapitre 1) aux dimensions qualitatives des politiques commerciales et industrielles (chapitre 2) et au social (chapitre 3).

8Les chapitres 4 et 5 (commerce, investissement) offrent un point sur les évolutions récentes, mais aussi une interprétation de l’insertion des BRICS dans le commerce mondial : ils ont, rappellent les auteurs, montré que la « spécialisation » ne s’effectue plus sur des secteurs entiers, mais sur des segments de la chaîne de valeur. On pourrait se demander, au-delà de l’argument « spatial » du livre, si le dynamisme émergent ne conduit pas à rendre très fragile la notion de chaîne de valeur consolidée dans le temps… En tout cas, l’ouvrage apporte à ce stade de beaux exemples de l’agilité des firmes des BRICS. Il voit la multinationalisation des firmes des BRICS dans la lignée de celles issues de l’Occident ou du Japon quelques décennies plus tôt, mais en revanche fait relativement l’impasse sur un certain degré de capitalisme d’État dans l’ensemble de ces pays [2]. Débat croissant depuis 2011…

9Les chapitres 6 et 7 sont plus prospectifs. Le premier rappelle les simulations démographiques et économiques sur l’accumulation du capital et du travail et l’enjeu de l’éducation. Le second reprend les nouveaux défis pour ces pays : éviter le piège des économies à revenu intermédiaire par la transformation macro-économique saine, mais aussi via la diversification industrielle (Russie), l’évitement du syndrome hollandais ou rente des hydrocarbures pour un Brésil qui peine à exporter ses modèles ou ses biens manufacturés, le nécessaire mais lent passage des services à l’industrie pour l’Inde, et enfin la transformation obligée du régime de croissance chinois, qui sera une première dans l’histoire économique mondiale, tant ce pays est singulier ; défis passionnants qui, en fin de livre, rebouclent avec les trajectoires du début de l’ouvrage.

10Au cours de ce périple, les auteurs nous donnent à voir la réalité des faits qui justifient l’enthousiasme et la défiance concomitantes qu’engendrent les pays BRICS dans l’analyse. La fin de l’ouvrage tente un point des réflexions sur la gouvernance mondiale, mais enfin l’avenir n’a jamais été autant ouvert.

11Dans le « monde à quatre vitesses » entre pays riches, convergents rapides, croissants irréguliers et stagnants, quel est le secret du rattrapage ? Il est bien gardé et à toujours réinventer, mais le passage sur la « productivité du travail, dynamiques sociales et inégalités » (p. 40-49) est particulièrement stimulant pour la réflexion des pays d’Afrique en « développement » qui se voudraient aujourd’hui en « émergence ». Autre enjeu : la Chine qui sous-évalue son yuan place ce BRICS dans une situation de cas limite : sa relation avec l’Afrique se rapproche en quelque sorte selon les auteurs d’une relation de type Nord-Sud. Dans un contexte d’engagement croissant entre les deux zones, mais de soucis constants, voilà peut-être une ligne de réflexion utile au dialogue Chine-Afrique. Enfin, le risque de désindustrialisation du Brésil ou de frein à l’industrialisation de l’Inde est perçu par ces deux pays.

12Il faut lire ce livre, car il est une excellente synthèse et stimule les idées. Risquons une hypothèse, suscitée par sa lecture : et si la relation intra-BRICS et BRICS-Afrique conduisait à relier discussion monétaire et industrielle ? Ce serait le retour du dialogue entre micro- et macro-économie, débat oublié depuis la conférence de La Havane de 1941, qui avait proposé un accord mondial sur l’ensemble des questions économiques, avant que d’être réduit au parent pauvre du commerce à Bretton Woods en 1944.

Notes

  • [1]
    La Découverte, coll. « Repères », 2013.
  • [2]
    Les subventions aux grandes firmes d’État sont mentionnées, mais sans pousser l’analyse systémique.
  • [3]
    Joël Ruet est membre du CNRS et chroniqueur au Monde.
Joël Ruet [3]
  • [3]
    Joël Ruet est membre du CNRS et chroniqueur au Monde.
Mis en ligne sur Cairn.info le 26/08/2014
https://doi.org/10.3917/afco.249.0134
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