CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Sur les différents sites investigués, les populations estiment que la crise de 2004-2005 a été particulière du fait de la flambée des prix sur le marché et des interventions humanitaires successives. Les débats passés et actuels sur les modalités des aides à apporter et sur les dispositifs à mettre en place, qu’ils soient impulsés par l’État ou par des ONG internationales (occidentales comme islamiques [3]), soulèvent la question de la « dépendance » des populations envers ces aides. Le fait que les interventions des humanitaires auraient été primordiales pour surmonter les difficultés des villageois n’a rien d’évident, comme le montrent les récits des habitants de deux communes rurales de la région de Zinder : Olléléwa [4] (département de Tanout) et Tirmini [5] (département de Mirriah), classées dans les zones moyennement vulnérables par le système d’alerte précoce (SAP) mais sièges de plusieurs distributions, du fait de leur statut administratif ou de leur situation géographique (Tirmini et Olléléwa sont situées sur ou à proximité de la route nationale RN1). Les événements de 2005 se sont inscrits dans le contexte politique et social local et ne renvoient pas uniquement à une question de survie.

2Si, dans d’autres lieux de distribution, les autorités coutumières et municipales n’ont pas toujours été associées, ce n’est le cas ni à Olléléwa ni à Tirmini. Dans la région de Zinder (le Damagaram en hausa) les chefs traditionnels sont affiliés au sultanat de Zinder. Tirmini comme Olléléwa sont à la fois chef-lieu de commune et chef-lieu de canton. Le chef de canton de Tirmini a pour titre Barma. Les habitants revendiquent leur proximité avec l’aristocratie locale. À Olléléwa, la chefferie touarègue serait au pouvoir depuis le XVIIe siècle, depuis l’installation de l’Anastafidet Mazawagé, chef des Touaregs venus de l’Aïr (Malam Issa, 1995-1996).

3Les conseils municipaux, élus en juillet 2004, se sont mis en place début 2005. Habituées à travailler dans la région, les ONG ont impliqué dans leurs activités les autorités locales, qui pourraient même être qualifiées de courtières en développement [6]. Les emplois du temps des conseillers municipaux sont remplis par des formations organisées par les partenaires techniques, et le bureau du maire est couvert des courriers échangés avec des ONG.

4Les aides alimentaires sont venues s’inscrire dans ce contexte d’interactions denses entre les autorités coutumières et municipales et des partenaires techniques et financiers qui interviennent sur divers aspects du quotidien des cantons-communes : l’alimentation en eau, les soins en faveur des femmes enceintes, etc.

5Les études de cas, obtenues par le croisement de récits, révèlent, dans la première partie, l’« appropriation » ou « l’accaparement » des aides alimentaires par ces autorités, phénomène constaté habituellement pour tout projet de développement (de Sardan, 1995 : 137, et 1999). Mais elles rendent aussi compte, dans la deuxième partie, de revendications parfois violentes qui s’inspirent de principes différents. En effet, face aux privilèges des aristocrates locaux et aux critères de la zakat[7], les intervenants extérieurs ont proposé d’autres règles établies selon des protocoles prédéfinis. Les acteurs locaux ont composé avec ces normes plurielles, démontrant ainsi que la question de la dépendance (perçue comme une réception passive d’un projet extérieur par un ensemble homogène) se heurte à une réalité sociale complexe et mouvante, y compris et peut-être même plus encore en contexte de crise.

Quels bénéficiaires ? Les logiques d’« appropriation » de l’aide

Maintenir la hiérarchie sociale : les privilèges des aristocrates

6À Tirmini, une ONG américaine, œuvrant habituellement contre la pauvreté notamment via le microcrédit féminin, a transformé son programme initial de food for work pour l’année 2005 pour l’orienter au profit des enfants malnutris. Trente centres de récupération nutritionnelle ambulatoire pour la malnutrition modérée (CRENAM) ont été ouverts dans le département, dont dix dans le canton de Tirmini. Les sites ont été choisis parmi les villages déficitaires identifiés par le Système d’Alerte Précoce (SAP). Durant six mois (août 2005 à février 2006), les enfants y ont été accueillis et éventuellement suivis chaque jour durant deux semaines. Les enfants de zéro à cinquante-neuf mois (moins de cinq ans) ont été toisés et pesés. Ceux en situation de malnutrition sévère ont été conduits au centre de récupération nutritionnel intensif (CRENI) de Zinder, des voitures de l’ONG étant mobilisées pour les transports.

7Les membres de la cour du Barma ont été recrutés dans ce dispositif, révélant les logiques clientélistes habituelles et l’importance de la suprématie aristocratique, acceptée mais surveillée par la population.

8Pour ne pas uniquement distribuer des denrées (mil et sorgho, réparties par la femme bénéficiaire dans sa concession), l’ONG a recruté des femmes modubay, femmes « miroirs » ou « mamans lumières » qui devaient jouer le rôle de « modèle », en préparant des repas équilibrés à base de recettes « traditionnelles », telles que le couscous de mil, la bouillie enrichie ou encore le niébé, ordinairement destiné essentiellement à la vente. Madubi (singulier de modubay) signifie « miroir » en hausa. La métaphore a été choisie par l’ONG. Le miroir devait symboliser tant la luminosité, c’est-à-dire la propreté exigée des femmes recrutées, que le reflet ou l’exemple à suivre.

9Six mois après l’interruption du programme de prise en charge, les mères d’enfants malnutris de Tirmini minimisaient la fonction d’exemple des femmes modubay. Pour elles, madubi signifie « celle qui prépare pour les mères des enfants qui ont tamowa[8] » et non celle qui reflète une propreté exemplaire qu’il conviendrait d’imiter. Certaines font référence au miroir, mais ne font pas le lien avec les femmes recrutées par l’ONG.

10Les femmes modubay reprennent par contre à leur compte le sens de la métaphore. L’une d’entre elles, T., commerçante et présidente d’un groupement féminin, fut sollicitée durant notre conversation pour donner un avis sur l’état de santé d’un enfant. Il semblerait donc, de prime abord, que son rôle de conseillère perdure. Mais les femmes qui s’adressent à elle n’adhèrent pas à la métaphore de l’ONG. Cette femme était en fait déjà reconnue antérieurement à la crise alimentaire, alors qu’elle était déjà présidente de groupement, riche commerçante et proche de l’aristocratie.

11Ce lien entre aristocratie et recrutement des femmes modubay mérite ici d’être souligné. Les « mamans miroirs », « déviantes positives », devaient être sélectionnées par une enquête des agents de l’ONG reposant sur plusieurs critères. Les femmes devaient tenir leurs foyers propres, prendre soin de leur hygiène et de celle de leurs enfants, qui devaient être non touchés par la malnutrition. Elles devaient également avoir accouché une fois dans un centre de santé et ne pas adhérer à des interdits alimentaires, telles que les croyances relatives à la consommation de l’œuf pouvant conduire au vol, ou la méfiance à l’égard du colostrum. L’enquête fut certes réalisée, mais sur la base d’une présélection par le chef de canton.

12Nous avons rencontré trois femmes modubay, désignées par la population du chef-lieu. T. est l’une des femmes les plus riches du village et l’amie de la première épouse du chef de canton (Barma). La seconde est l’épouse d’un des dogari, notable de la cour. Enfin, la troisième est l’épouse d’un frère cadet du Barma.

13Dans une société hiérarchisée, qui d’autre que des aristocrates pourraient être désignées comme « modèles », notamment lorsque c’est au chef de canton qu’est confiée la tâche de nommer des « mamans lumières » potentielles ? La motivation première exposée par les femmes modubay n’était d’ailleurs pas de servir d’exemple, bien qu’elles disent en être fières, mais de contribuer au fonctionnement de leur foyer. Leur engagement apparaît alors clairement comme une stratégie économique. Le rôle de madubi a été perçu par les femmes sollicitées comme la possibilité d’obtenir une rémunération, supposée élevée puisque attribuée par un projet. Les maris auraient ainsi donné leur accord, voyant là une possibilité d’alléger le poids de la crise. Les femmes racontent avec amertume leur déception quand elles ne reçurent que quelques tiya[9] de mil qui, pour l’ONG, ne représentent pas une rémunération mais une compensation. L’une des femmes interrogées a tiré tout de même un bénéficie économique de son statut puisqu’elle est devenue le fournisseur de lait pour le CRENAM grâce aux allers-retours de son mari au Nigéria.

14L’appropriation du dispositif d’intervention par les proches du Barma s’est étendu jusqu’au dispositif de distribution. Les acteurs locaux dépeignent comment leurs choix s’inscrivent entre logique aristocratique, clientélisme, principes islamiques et directives des ONG.

La « part de la cour » : les foires au bétail

15L’exemple qui illustre le mieux la nécessité de composer avec ces différentes logiques est probablement celui des foires au bétail organisées à Tirmini et à Ollélléwa par une ONG irlandaise qui intervient dans la région de Zinder, essentiellement pour installer des forages hydrauliques. À Olléléwa, elle supervisa la distribution des vivres acheminés par le PAM.

16Elle organisa également des foires au bétail à Olléléwa et à Tirmini, après avoir pris connaissance des pratiques de déstockage des animaux. Circonscrites, et avec contrôle des prix, ces foires devaient permettre de faire se rencontrer les éleveurs et commerçants d’un côté, et les 400 familles les plus pauvres du canton de l’autre côté, désignées par les chefs de village. Une telle organisation devait servir les intérêts de chacun tout en évitant de déresponsabiliser les chefs des familles vulnérables : c’était à eux de choisir les animaux dont ils avaient besoin.

17Au sein de la foire, les prix étaient fixés et des agents recrutés localement devaient veiller aux respects des règles établies. La chèvre devait ainsi coûter entre 5 000 et 9 000 FCFA (prix du marché en novembre 2005 : 7 500) [10]. Le mouton était évalué entre 11 000 et 15 000 FCFA (prix du marché en novembre 2005 : 13 000). Le bénéficiaire se présentait avec un bon d’achat de 41 500 FCFA pour le ménage, complété par 10 000 FCFA pour que la femme puisse commencer une activité génératrice de revenus. Les commerçants se présentaient au responsable de l’ONG à la fin de la foire avec les bons d’achat récoltés, pour établir une facture, qui leur était payée après 48 heures.

18Quatre cents ménages vulnérables devaient être servis au niveau du canton. Mais, à nouveau, le dispositif initial prévu fut réapproprié par la cour du chef. Les autorités coutumières devaient désigner les bénéficiaires. À Tirmini, le chef de canton ainsi que les quatre chefs de quartier ont rempli cette fonction. Les agents de l’ONG devaient ensuite s’entretenir avec les bénéficiaires potentiels pour vérifier leur vulnérabilité. Ce qui fut le cas. Aucun interlocuteur n’a contesté la désignation effective des plus vulnérables, évalués selon les critères de la zakat, c’est-à-dire les veuves et les orphelins, ou les mères chefs de famille et leurs enfants, les handicapés et les personnes âgées. Les personnes sélectionnées devaient alors obtenir un bon d’achat kudin carto (« argent en papier »).

19Mais les notables ont interprété le dispositif initial à leur façon, pour en obtenir « la part du chef » ou la « part de la cour », tribut qui leur est normalement dévolu. La cour se vit en effet confier la distribution des bons d’achat. Pour les récupérer, les bénéficiaires devaient remettre 2 000 FCFA à la cour, ainsi que 500 FCFA en échange du bon :

20

« L’année passée, tu as reçu l’aide des chèvres ? »
« Non. On nous a demandé même de donner 2 000 FCFA.
Je n’en avais pas, il a fallu que je parte à l’auto-gare pour emprunter. J’avais amené la somme à la cour du chef de canton mais à ma grande surprise on m’a ramené mon argent. »
« Pourquoi on t’a ramené ton argent ? »
« Ah ! On a remplacé mon nom par celui de quelqu’un des villages voisins qui a donné plus d’argent que moi ».
« Mais au départ tu faisais partie des gens qui devaient en bénéficier ? »
« Oui. Il y a des agents qui étaient venus pour poser des questions.
Ils nous ont donné rendez-vous plus tard. Avant qu’ils ne reviennent, on est venu nous dire de donner chacun 2 000 FCFA. C’était une sorte de corruption pour que la personne soit servie avant les autres. C’est une corruption car les gens qui collectent l’argent (les gens de la cour) l’empochent [11]. »

21L’interprétation de S.T., concernant le remplacement de son nom, rejoint les observations de plusieurs habitants de Tirmini décrivant une mascarade. La foire aurait accueilli des riches déguisés en pauvres.

22Les mêmes pratiques de déguisement ont été décrites à Olléléwa. Certains membres de la cour du chef de canton ont été inscrits sur la liste puis envoyés à Bakin Birji (village de la commune d’Olléléwa situé sur la RN1 où devait se tenir la foire). Le jour de la foire, ils se présentèrent vêtus de leurs plus beaux habits. Les agents de l’ONG refusèrent de leur remettre les bons d’achats, sous prétexte qu’ils n’étaient pas concernés par la foire parce que leurs tenues trahissaient leur statut. Consigne donc a été donnée à tous ceux dont les noms figuraient sur les listes de s’habiller en loques pour pouvoir bénéficier des coupons.

23Certains s’estimant lésés, tels que S.T., ont dénoncé ces pratiques :

24

« Des gens sont allés se plaindre à la radio Anfani disant que les riches avaient été servis à la place des pauvres. On a vu des riches mettre des loques pour ne pas être repérés [12] ! »

25Les chefs de quartier de Tirmini explicitent leurs choix des bénéficiaires des aides ciblées pour la foire au bétail. Ils éclairent tant les logiques prises en compte lors des désignations que celles qui alimentent les rumeurs de détournement. Dans un premier temps, il leur était demandé de désigner les plus vulnérables, les plus « fatigués », ce qu’ils ont fait… Puis, on leur proposa une liste additive ; il leur fut alors possible de désigner leurs proches.

26Lors d’un entretien avec un chef de quartier, nous eûmes à observer une scène conflictuelle mettant en évidence cette tension omniprésente entre le respect des règles aristocratiques, marqué notamment par le clientélisme, et l’alignement sur les règles imposées par les distributeurs. Les autorités durent composer avec ces deux exigences, alors qu’ils étaient sujets aux rumeurs de détournement par les pauvres lésés et aux reproches de non-respect de leurs réseaux d’affinité.

27

Installés sur une natte à l’ombre de la maison du chef, nous étions entourés de ses femmes et de ses enfants, simples auditeurs. Après quelques instants, un homme vint nous rejoindre. Il prit place auprès du chef. Alors que nous abordions la désignation des bénéficiaires de la foire, notre intrus s’exalta, reprochant à son chef de ne pas l’avoir désigné, lui qui en avait besoin. La discussion tourna alors autour du terme gajiyaye (« fatigué »), souvent utilisé en hausa pour exprimer la pauvreté, et donné comme consigne de la catégorie à cibler par les distributeurs :
« Moi aussi je suis « fatigué ». Je n’avais rien à manger alors que j’ai dix enfants à charge ! »
« Oui mais “fatigué” c’est pour dire “vieux”. C’étaient les anciens que nous devions désigner. Après j’ai donné le nom de mes enfants, tu aurais fait pareil. »
« Moi qui suis ton ami, tu ne m’as pas aidé. »

28La définition de la vulnérabilité (savoir qui est « fatigué »), n’est pas univoque et fait l’objet de discussions. Si les catégories de la zakat ont d’abord été prises en compte par les chefs traditionnels, la logique de la « part de la cour et de ses clients » s’y est mêlée. Cette deuxième vague de désignations a suscité des revendications, chacun s’estimant en situation de difficulté et donc en droit de recevoir des dons. La tension entre ciblage des catégories vulnérables et partage clientéliste est ici mise en évidence.

29Par ailleurs, nous pouvons observer que les pratiques d’accaparement sont surveillées par les habitants. Si la véracité des événements rapportés n’est pas mesurable, les discours tenus traduisent des logiques oscillant entre légitimité des privilèges des aristocrates et contrôle par leurs « sujets ». Apparaît en effet très clairement la suprématie de l’aristocratie associée aux projets. Les enjeux sont symboliques (avec la reproduction d’un prestige permis par l’octroi du rôle de « modèle ») et politiques (avec le renforcement de relations clientélistes et économiques, même si les emplois se sont révélés non rémunérés).

30Cette appropriation du mécanisme d’intervention par les proches du chef n’est nullement contestée par les habitants, qui adoptent par contre les comportements de surveillance et de sollicitations habituellement observés à l’égard de leurs notables. La rumeur est toujours latente, les habitants étant prêts à dénoncer un défaut de redistribution.

31On constate également, comme à l’accoutumée, que l’objectif des « développeurs » de faire se mobiliser les acteurs locaux pour qu’ils s’approprient les connaissances diffusées (telles que des conseils culinaires) et les mécanismes mis en place (tels que la sélection des bénéficiaires) fonctionne autrement qu’ils l’avaient envisagé. Les femmes n’ont pas endossé le rôle de modubay pour servir de modèle en vue d’éclairer leurs voisines mais bien pour obtenir une rémunération. Si certaines sont sollicitées, c’est à titre de femmes nanties. Les habitants inscrivent leurs stratégies dans le court terme, distinct de l’optique développementaliste de l’ONG, mais correspondant aux contraintes quotidiennes dues aux pénuries alimentaires.

32De manière générale, l’intervention des aristocraties dans la distribution des vivres, selon les informations recueillies, semble avoir donné plus de satisfactions aux paysans que celles orchestrées par les autorités communales. Ce décalage rend compte du peu de légitimité dont les représentants de l’État bénéficient.

33

« Je suis conseiller municipal d’Olléléwa mais j’ai plus confiance quand c’est le chef de village qui organise les distributions des vivres. Tu sais ici, les talakawa (simples paysans) font plus confiance à leurs princes qu’à la mairie [13]. »

34Dans ce contexte de cohabitation des règles de distribution et des pouvoirs, des revendications se sont exprimées, parfois violement. Elles rendent compte de dynamiques locales politiques, ignorées par les intervenants humanitaires, qui expliquent les impacts réels des distributions au niveau local.

Revendications et rumeurs : les impacts des distributions

35Revenons sur la façon dont les aides ont été perçues par les habitants des villages.

Un processus global qui accumule les inégalités

36Les intervenants ont organisé leurs distributions sur le terrain selon leurs propres principes, leurs protocoles, et sans coordination véritable, bien que celle-ci ait été souhaitée. Les bénéficiaires, informés parfois lors d’événements médiatiques (à Tirmini tout comme à Olléléwa) avant le lancement de distributions généralisées, ont attendu ces aides parfois longtemps et ont souvent été déçus par les quantités distribuées. Ils en désignent les origines variées (« Blancs », « Arabes », ressortissants, États nigérians voisins…) mais elles leur parviennent plus ou moins toutes par les mêmes canaux : les autorités locales.

37Les dons répétés sont alors perçus comme relevant d’un même processus global. Les rumeurs de détournements et les revendications se sont accumulées et amplifiées du fait de cette succession d’annonces de distributions, et de déceptions, tandis que la crise persistait et que les prix augmentaient encore.

38Le flou sur l’origine des donateurs ainsi que sur les quantités mobilisées a servi à alimenter les rumeurs :

39

« Qui vous a amené les dattes, le thé et les macaronis ? »
« Tu sais, il y a beaucoup des gens qui aiment Olléléwa. Cette aide, c’est la ministre Z. dont le mari a étudié à Olléléwa qui nous l’a amenée. »
« Et l’aide arabe ? »
« Celle-là, c’est un Arabe qui est en Arabie Saoudite qui a entendu qu’on a des problèmes qui l’a amenée. Il avait dit uniquement le village d’Olléléwa, mais ils ont magouillé pour dire que c’est toute la commune. »
« Qui sont ceux qui ont magouillé ? »
« Laissons la poule dans ses plumes [14]… ».
« Pendant la crise, aviez-vous reçu des aides ?
« Oui ! »
« Donnez-moi l’exemple d’une aide. »
« Bon ! On a reçu ce qu’on a pu avoir puisqu’il paraît que les gens ont détourné les vivres à leur profit, mais qui peut parler ? Et Dieu seul sait que cette commune a reçu beaucoup d’aide [15] ! »

40Cette perception d’un « système » d’intervention, pourtant non coordonné, les distributions généralisées qui introduisaient de nouveaux principes de distribution rompant avec ceux de la zakat promus par les « Arabes », ainsi que la méfiance envers les autorités locales sont autant de facteurs expliquant les événements contestataires vécus tant à Olléléwa qu’à Tirmini.

Le discrédit des autorités étatiques

L’autorité du préfet contestée

41Le préfet de Tanout a revendiqué, tout au long de la crise, le monopole du droit de regard et de contrôle sur toutes les distributions de vivres dans son entité administrative.

42

« Je ne sais pas pourquoi le préfet veut contrôler ce que nous faisons. Les vivres que nous distribuons ne proviennent pas de l’État. Il n’a donc pas le droit de nous dire de distribuer tel tonnage dans tel village. Nous travaillons avec des techniciens qui connaissent la zone. Vous savez, nous on fait de l’humanitaire et non de la politique. Nous sommes là pour sauver des vies et non pour faire plaisir à quelqu’un [16]… »
« Le préfet ne fait confiance à personne. S’il le pouvait, il irait superviser toutes les distributions faites dans le département de Tanout. Si on a crée les communes, c’est pour décentraliser le pouvoir. Nous sommes en démocratie, les méthodes fortes et la dictature ne marchent pas. O.M a dû vous raconter ce qui est arrivé au préfet lors de la distribution de l’aide du PAM, non [17] ? »

43Le 7 septembre 2005, le préfet du département de Tanout accompagné du maire de la commune d’Olléléwa et de quelques conseillers décidèrent de procéder à la distribution des vivres non pas aux dix-sept villages déclarés bénéficiaires, mais aux cent un villages administratifs que compte la commune.

44

« Êtes-vous au courant de la distribution des vivres ? »
« Non ! Tous les chefs de villages de la commune n’étaient pas informés. Même s’ils avaient l’information, ils n’étaient pas invités à participer. »
« Savez-vous exactement qui sont les bénéficiaires de cette aide ? »
« Franchement non… J’étais couché à la maison, j’étais souffrant, quand on est venu me dire que la population voulait lyncher le préfet. Je m’étais précipité pour les calmer. »
« Qu’est-ce qui s’était passé ? »
« Les populations avaient appris par je ne sais qui que le village d’Olléléwa avait reçu une grande quantité de vivres et chacun se retrouverait avec un sac… Quant le préfet est venu, il a dit qu’on va partager l’aide avec tous les villages de la commune. Ils ont ouvert un sac et ont commencé à distribuer un kilogramme par personne. Les gens ont trouvé ça trop peu et ont commencé à insulter le préfet et exiger la présence des chefs traditionnels. Il y avait une grosse tension et, dans la confusion, un malade mental a assommé le garde du corps du préfet. Heureusement, j’étais arrivé pour calmer les gens. Le préfet fut évacué à mon domicile en attendant que les gens se calment. On a fermé la banque et le préfet est parti après [18]. »

45La suprématie des autorités coutumières est à nouveau clairement explicitée. Si le préfet, en tant que représentant de l’État, est mis à mal, il semble s’agir d’un cas isolé. Le manque de légitimité des autorités communales au regard de la population apparaît par contre de manière récurrente.

Les autorités communales clairement indexées

46Le maire de la commune d’Olléléwa, soupçonné de malversations par les conseillers de son propre parti, a ainsi failli être destitué (n’eût été l’intervention du chef de canton) au cours du deuxième conseil de la session ordinaire de la commune d’Olléléwa tenu du 27 au 30 avril 2006. Il lui était surtout reproché le détournement de quatre-vingt-dix-sept sacs de riz et bien d’autres malversations difficiles à prouver :

47

« En fait, l’affaire de détournement des vivres est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. En vérité, beaucoup de choses sont reprochées au maire : il n’est pas natif d’Olléléwa, il n’est pas souvent présent à la mairie parce qu’il passe le plus clair de son temps à Bakin Birji et enfin et surtout il n’est pas de la chefferie. Les habitants d’Olléléwa avaient préféré au poste de maire le conseiller M.M, frère du chef de canton. Au cours de cette session, c’est l’intervention du chef de canton qui a permis au maire de sauver sa tête. Combien de temps il va tenir encore [19] ? »

48À Tirmini, une personne identifiée dans nos entretiens comme étant « l’Arabe » vint déposer une centaine de sacs de mil et de riz. Ce représentant d’une ONG islamique que nous n’avons pas pu identifier est considéré comme un mécène venu aider ses frères musulmans selon les principes de la zakat. Il était entendu que chaque sac devait être partagé entre dix personnes veuves, handicapées ou âgées. Chacun devait ainsi recevoir deux tiya de chaque type de denrées.

49Le camion étant arrivé sans agents pour le décharger et sans dispositif de stockage, le conseil municipal naissant se porta volontaire pour s’occuper de la gestion des vivres, les abriter et les distribuer. Des tickets furent remis aux bénéficiaires identifiés.

50

Les sacs furent entreposés à la mairie. Les individus concernés furent prévenus et se présentèrent. Des files indiennes furent organisées mais des bousculades éclatèrent. S.T. fut mis à terre. La distribution fut interrompue pour rétablir le calme. Le lendemain, les potentiels bénéficiaires affluèrent à nouveau. Alors que l’attente se faisait longue en plein soleil, un homme venu d’un village voisin s’esclaffa : « À Tirmini vous prenez tout, nous n’avons rien ! ». Les insultes fusèrent jusqu’à ce qu’une femme saisisse une pierre « Vous n’allez tout de même pas le laisser nous insulter comme ça, nous les Damagarawa, alors que lui n’est qu’un villageois ! ». Elle frappa l’homme au visage. La distribution fut à nouveau interrompue et le blessé fut conduit au CSI où il maugréa le temps que les sutures soient faites : « Je suis venu pour dire la vérité, pas pour recevoir quoi que ce soit. J’ai 60 000 FCFA dans ma poche [20] ! »

51La volonté de s’accaparer l’aide n’est pas le seul facteur expliquant le manque de redistribution au sein des villages alentour : les conditions d’accès et d’acheminement y sont pour beaucoup. Ainsi, à Olléléwa, lors des ventes à prix modérés organisées par le comité départemental de Tanout, beaucoup de paysans ont renoncé à faire le déplacement. En effet, les habitants des villages éloignés devaient faire de difficiles déplacements pour se rendre au chef-lieu de la commune. Les seuls moyens de transport sont les charrettes bovines et les chevaux. Ceux qui n’en disposent pas doivent faire tout le trajet à pied pour acheter deux ou trois tiya de mil ou de sorgho, parce qu’ils n’ont pas les moyens financiers pour s’en procurer davantage.

52Certains commerçants passèrent alors par l’intermédiaire des paysans pour acheter les vivres à prix modéré destinés aux populations. Les autorités coutumières et administratives ont pris des mesures dissuasives. Une fatwa a été édictée : « Tout celui qui sera auteur, complice ou qui ne dénoncera pas une telle pratique s’attirera les foudres du saint Coran ». Mais, malgré les menaces du préfet de Tanout et la fatwa, les commerçants, par l’intermédiaire de paysans acquis à leur cause, ont racheté une partie du stock de céréales vendues à prix modéré pour les revendre au prix du marché.

53À Tirmini, après les incidents qui avaient éclaté lors des distributions « arabes », la distribution avait été suspendue, mais les hommes qui avaient déchargé le camion attendaient leur rémunération (quatre sacs devaient être partagés entre eux). Les conseillers de la mairie leur fixèrent rendez-vous à l’aube pour éviter de nouvelles manifestations Le magasin devait en effet rester fermé le temps de mettre au point un nouveau système de distribution. Des rumeurs de détournement circulèrent parmi les habitants de Tirmini. Le rendez-vous matinal, auquel devaient se trouver les déchargeurs et l’agent d’agriculture responsable de la clef du magasin, se transforma en émeute :

54

« Il fallait voir les femmes et les enfants affluer avec des parents. L’agent d’agriculture n’a plus su quoi faire. Moi aussi j’avais peur de ne plus retrouver les sacs qui m’étaient destinés. Je lui ai dit de fermer. Les femmes et les enfants sont restés à l’intérieur. Ils se sont assis sur des sacs alors devenus de fait leur propriété. Les hommes restés à l’extérieur ont récupéré les tables du CEG pour en faire un échafaudage. Ils ont ainsi pu atteindre le toit de la mairie. Vous voyez les grilles à l’extrémité ? Ils les ont enlevées et ont envoyé des cordes aux femmes et des sacs. Elles ont réparti les céréales dans des sacs moins lourds que les hommes tiraient par-dessus le mur. Les parents des femmes leurs mettaient leurs parts de côté en attendant qu’elles puissent sortir. Le lendemain matin, à l’arrivée du maire, le chef de canton et l’agent de l’agriculture ont ouvert le magasin. Il était vide. Il ne restait plus que les femmes et les enfants [21]. »

55Un conseiller municipal, peu bavard sur le sujet, remarqua simplement que les gens avaient eu faim et s’étaient servis. « Comment le leur reprocher ? », ajoutait-il. Les autorités auraient de ce fait choisi de ne pas porter plainte, elles ont enterré l’affaire…

Conclusion

56De ces récits, plusieurs éléments ressortent clairement… Tout d’abord, alors que les donateurs « arabes » ou l’ONG irlandaise avaient procédé à des distributions socialement ciblées, répondant a des principes de charité normalement partagés par les villageois de Tirmini (cf. zakkat), et que le préfet de Tanout avait fait édicter une fatwa s’inspirant de ces principes, ces normes n’ont de fait pas prévalu. Elles étaient différentes des modalités de distribution « égalitaires » par les grandes ONG et l’État, Les bénéficiaires initialement ciblés ont dû partager avec les autres habitants du village. En effet, la succession d’aides accompagnées de rumeurs a fait naître un sentiment d’injustice et des élans contestataires tant auprès des villageois voisins – eux aussi sujets du chef de canton et administrés de la commune – que des habitants du village. Les villageois ont vécu les distributions comme un seul système, un seul processus, alors que chaque ONG avait préparé et exécuté séparément son action.

57L’autre constat est que d’autres logiques sont intervenues au cours du processus de distribution, témoignant de la nécessité de considérer le contexte sociopolitique. On observe en effet que les autorités communales ou étatiques ne bénéficient pas du même ascendant que la chefferie coutumière. Les rumeurs de détournement des sacs par les conseillers ou le préfet ont conduit à un soulèvement des habitants, alors que l’affaire de la « part » du chef et de la cour n’a pas fait l’objet de telles manifestations.

58Les aides risquent-elles de rendre les villageois dépendants ? Pour répondre à cette question, rappelons d’abord que les vivres perçues se mesurent en quelques tiya servant à la préparation d’un ou deux repas.

59Par ailleurs, si la crainte exprimée derrière cette interrogation est qu’une population affamée se complaise dans l’assistancialisme offert par les ONG et les humanitaires occidentaux, les descriptions proposées ici témoignent de deux facteurs, abordés par ailleurs dans d’autres travaux. D’une part, les ressources d’une famille (restreinte ou large) sont constituées par les récoltes ou les ressources du chef ou des chefs de ménage, ainsi que par divers soutiens extérieurs (des parents en ville, fonctionnaires ou en exode, des ressortissants, des voisins plus aisés, des chefs traditionnels, ou des appuis divers des ONG et projets) : les aides humanitaires exceptionnelles n’ont été que l’un des mécanismes qui alimentent le système de solidarité local.

60D’autre part, il serait erroné de penser que les habitants se contentent d’attendre ces aides. Ils mettent en place des stratégies multiples, et les systèmes d’intervention et de distribution sont confrontés à celles-ci.

61Quelles sont alors les conséquences sociales des aides extérieures ? Plus qu’un apport alimentaire ou agricole (toutefois nécessaire), elles semblent davantage se situer dans un registre politico-symbolique. Elles viennent s’inscrire dans des dynamiques locales, qui concernent entre autres la recomposition des formes d’autorités, ainsi que leur perception et leur contrôle par les populations, et la coexistence de plusieurs registres normatifs face aux distributions.

Notes

  • [1]
    Doctorant à l’EHESS Marseille, chercheur au LASDEL.
  • [2]
    Doctorante et chargée d’enseignement à l’Université Lyon II, chercheur en accueil au LASDEL durant l’enquête.
  • [3]
    Pour plus d’informations sur les ONG arabo-islamiques, cf. Benthall et Bellion-Jourdan (2003).
  • [4]
    Site investigué par Mahamane Tahirou Ali Bako, assisté de Kalilou Moussa.
  • [5]
    Site investigué par Élise Guillermet, assistée d’Issaka Oumarou.
  • [6]
    Cf. Bierschenk, Chauveau, Olivier de Sardan, éds, 2000.
  • [7]
    Dîme islamique. Pour appréhender les logiques symboliques, économiques et politiques qui fondent les systèmes islamiques de prise en charge sociale, cf. Weiss (2002).
  • [8]
    Ce terme est utilisé par les agents de santé pour désigner la malnutrition. Avant 2005, à Tirmini, il désignait seulement le centre nutritionnel de Zinder. Il est désormais associé à la « maladie » traitée dans les centres de nutrition, mais sans que les habitants ne s’accordent sur ce qu’est réellement cette « maladie ».
  • [9]
    Unité de mesure de céréales équivalant à environ 2,5 kilogrammes.
  • [10]
    Selon les chiffres estimés par l’agent de l’élevage en poste à Tirmini.
  • [11]
    S.T., dont le nom a été effacé de la liste des bénéficiaires de la foire.
  • [12]
    L., agriculteur.
  • [13]
    H.I.M, conseiller municipal.
  • [14]
    H.I, ménagère à Olléléwa.
  • [15]
    A.I, agriculteur à Olléléwa.
  • [16]
    Un responsable de l’ONG Goal basé à Zinder.
  • [17]
    H.I.M, conseiller municipal.
  • [18]
    O.M, fils du chef de canton.
  • [19]
    T.A, animateur communal.
  • [20]
    Cette description a été obtenue en recoupant les discours de plusieurs témoins, dont les agents de santé.
  • [21]
    L’un des hommes ayant déchargé le camion.
Français

Résumé

Les discours des habitants des communes rurales d’Ollélléwa et de Tirmini, qui ont reçu des aides durant la crise alimentaire de 2004-2005 au Niger, nous invitent à contester l’assertion selon laquelle les populations bénéficières de distributions alimentaires organisées par l’État ou par les ONG internationales en deviendraient dépendantes. Loin d’illustrer un comportement passif et attentiste, ils décrivent des logiques de réappropriation des vivres, nous renseignant sur les hiérarchies socio-politiques locales, sur le pluralisme des normes, et sur les dynamiques liées à la décentralisation.

Bibliographie

  • Benthall, J. et J. Bellion-Jourdan (2003), The Charitable Crescent, Londres et New York, I.B. Tauris.
  • Bierschenk, T., Chauveau, J.-P. et J.-P. Olivier de Sardan (2000), Courtiers en développement. Les villages africains en quête de projets, Paris, Karthala.
  • Malam Issa, M. (1995-1996), « Le Damergou au 19e siècle », thèse de doctorat de troisième cycle, tomes 1 et 2, FLASH, Abidjan, Université de Cocody.
  • Olivier de Sardan, J.-P. (1995), Anthropologie et développement, Paris, Karthala.
  • En ligneOlivier de Sardan, J.-P. (1999), « L’espace public introuvable : chefs et projets dans les villages nigériens », Revue Tiers Monde, vol. 40, n° 157, p. 139-167.
  • Weiss, H. (2002), Social Welfare in Muslim societies in Africa, Uppsala, Nordiska Afrikainstitutet.
Mamane Tahirou Ali Bako [1]
  • [1]
    Doctorant à l’EHESS Marseille, chercheur au LASDEL.
Élise Guillermet [2]
  • [2]
    Doctorante et chargée d’enseignement à l’Université Lyon II, chercheur en accueil au LASDEL durant l’enquête.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/09/2008
https://doi.org/10.3917/afco.225.0121
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...