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Introduction

1Jusque dans les années 1980, le progrès technique a été considéré comme la clé du développement agricole au Sud, notamment dans les grands organismes internationaux de recherche (CGIAR [3]). Les résultats obtenus ont été décevants et ont entraîné un certain scepticisme. Les producteurs paysans ont changé, mais pas nécessairement dans le sens souhaité, utilisant parfois les technologies proposées à contretemps ou à contre-emploi par rapport aux attentes externes.

2Depuis plus de 25 ans, l’étude des savoirs et des pratiques locales [4] fait ressortir les indéniables compétences techniques des producteurs et leur inventivité compte tenu des contraintes qu’ils ont à surmonter (Dupré, 1991 ; Darré, 1996). L’analyse des dynamiques des systèmes agraires souligne les capacités d’adaptation technique et organisationnelle des producteurs. Il faut cependant se garder de surévaluer ces capacités locales d’innovation dans un environnement instable. En outre, l’exposition à des innovations extérieures peut être profitable si elle donne lieu à une reformulation des solutions importées. Dans ce cas, il ne s’agit plus d’un transfert, mais d’un processus d’appropriation sociale. Parallèlement, Boserup (1970) et Couty (1991) ont mis en lumière deux éléments poussant à l’innovation dans ces systèmes agraires : la pression démographique pour Boserup et la maximisation de la productivité du facteur de production rare qu’est le travail dans ces systèmes manuels de production chez Couty. Dans cette dernière situation et dans le cadre de l’essartage tropical, on est amené à utiliser beaucoup de terres qu’on laisse au repos faute d’une fertilisation chimique et animale ; ceci n’est praticable qu’en zones de faible densité, zones qui se raréfient avec la croissance démographique. On a donc pu parler de modernisation extensive pour souligner les dynamiques productives locales alors que les opérateurs du développement et les agronomes recherchent le plus souvent une intensification des systèmes de production [5].

3Dans ce texte, nous allons tenter de voir dans quelle mesure les technologies anti-risques proposées par la recherche-développement aux éleveurs et agriculteurs du Maghreb ont des chances de se voir adoptées et si l’intensification à l’unité de surface est possible dans les zones marginales de cette sous-région. Le projet de recherche-développement ICARDA, qui se proposait de développer durablement les sociétés agro-pastorales des zones arides et semi-arides du Maghreb et du Proche-Orient par le biais de la diffusion de technologies dans les communautés rurales [6], sera pris ici comme exemple.

L’innovation technologique dans les projets et politiques agricoles au Maghreb

4Les petits paysans ou petits éleveurs des pays en développement sont souvent réticents face aux innovations technologiques issues de la recherche. Cependant, dans des zones à fort potentiel agricole, telles que les zones irriguées, des processus d’intensification ont permis d’accroître la productivité de la terre tout en réduisant les risques liés aux aléas climatiques. Il s’agit souvent alors d’un processus à marche forcée sous la pression d’organismes nationaux d’encadrement.

5En Afrique du Nord, l’innovation technologique promue au lendemain des indépendances s’est largement inscrite dans les mouvements volontaristes et planifiés de modernisation du secteur agricole en vue de satisfaire les besoins alimentaires d’une population croissante et d’assurer une certaine autonomie politique vis-à-vis des pays dominants. Dans le secteur de l’élevage, le Maroc a enchaîné les plans Lait, Fourrages, Viande Rouge (etc.), basés sur l’extension des cultures fourragères, les subventions à l’investissement pour un équipement moderne, l’importation de races améliorées et la mécanisation. En Algérie et en Tunisie, l’expérience « socialisante » des années post-indépendance était basée sur le principe de l’intégration de l’ensemble des moyens de production (y compris le cheptel) dans les domaines autogérés ou les coopératives. Très vite, cette modernisation brutale, fortement axée sur l’intensification en capital, se heurte à une multitude de résistances de la part des sociétés locales lorsqu’elle atteint les zones difficiles comme les zones arides non irriguées. En Tunisie, l’expérience coopérative s’est soldée par un échec massif dès 1969, marquée par un abattage sans précédent du cheptel. Cette période dure jusqu’aux années 1980 en Algérie, avec la dissolution, en 1984, des coopératives d’éleveurs, appelées CEPRA (Coopérative d’élevage de production de la révolution agraire), puis celle des Domaines agricoles socialistes en 1988 [7]. Les sociétés pastorales seront bien souvent jugées réfractaires au développement, ancrées ou figées dans leurs archaïsmes et pas assez évoluées. In fine, le progrès technique touche rarement les zones dites difficiles ou avec des résultats très mitigés et peu durables.

6Les années 1970-1980 voient la multiplication de grands projets intégrés visant un développement harmonieux du territoire en intégrant les composantes sociales. Dans ces projets, l’éducation et l’alphabétisation des sociétés « traditionnelles » sont les conditions sine qua non du développement économique. Mais les techniques contenues dans ces projets intégrés ne rencontrent toujours pas l’intérêt des populations dans les zones laissées pour compte par les grands programmes d’irrigation, le processus de diffusion des innovations technologiques s’apparentant à une néo-colonisation par les élites nationales. Les techniques proposées s’inscrivent souvent dans un modèle de développement testé en station expérimentale ou provenant directement d’une zone favorable, sans processus d’adaptation. En outre, ces projets étaient souvent réalisés dans des milieux sociaux en pleine mutation comme les sociétés agro-pastorales mobiles du Maghreb, contraintes ou encouragées à se sédentariser. Or toute innovation entraîne des changements sociaux et souvent une recomposition des pouvoirs. Elle peut faire naître des leaders qui bousculent l’autorité traditionnelle et renforce certaines inégalités sociales ou, enfin, en crée de nouvelles. Elle peut exacerber des conflits sociaux, notamment dans la gestion des terres collectives. Enfin, les techniques proposées, axées sur l’amélioration de la productivité par un processus d’intensification, étaient inadaptées aux objectifs des populations privilégiant leur survie et la reproduction de l’appareil de production, et donc la sécurisation des productions. Or l’intensification induit un accroissement des risques que peu de petits producteurs en milieu aride peuvent prendre ou veulent gérer.

7Cette période a été aussi marquée par des politiques visant à faciliter l’accès des producteurs aux intrants (versement de subventions) et à encourager la production en garantissant les prix à la vente. Malheureusement, ce choix a souvent bousculé, voire remis en cause, les logiques sécuritaires d’antan : mobilité des troupeaux, stockage des aliments, maintien des races rustiques, etc. Il est responsable pour partie de l’accroissement de la vulnérabilité actuelle à l’égard du marché dans un contexte de désengagement de l’État et de réduction des soutiens et de la faible adoption des techniques de lutte contre la sécheresse.

8Enfin, les politiques d’ajustement structurel vont remettre en cause les peu efficaces services de vulgarisation en charge du transfert technique, les instituts ou sociétés de développement et les rares politiques agricoles qui existaient.

9Aussi, si les années 1980 montrent les limites des politiques économiques interventionnistes en Afrique, les années 2000 vont marquer l’échec des politiques libérales. Dans ce nouveau contexte, la recherche va mettre l’accent sur la composante sociétale de toute innovation pour mieux comprendre les résistances qui s’opposent à son adoption.

Les nouvelles approches de l’innovation

10L’innovation – réduite jadis à une invention technique [8] et à un processus de transfert technologique – devient un processus social par lequel un groupe d’individus s’approprie une invention. Pour Latour (2003), « la route choisie est le produit d’une “construction sociale” collective faite de multiples interactions, controverses, compromis, détours, réorientations, et d’une série de microdécisions indépendantes ». L’adoption d’une innovation est donc le résultat d’un jeu social entre acteurs.

11Ces nouvelles recherches s’inspirent largement des travaux de Joseph A. Schumpeter (1883-1950), mais aussi des approches institutionnelles sur le processus ou les conditions d’accompagnement de l’innovation. Schumpeter met l’accent sur le rôle des entrepreneurs dynamiques dans le processus d’innovation et montre le lien entre les innovations et le caractère cyclique d’une évolution économique rythmée par le processus de « destruction créatrice ». En d’autres termes, l’auteur souligne l’importance du caractère entrepreneurial dans le comportement d’adoption et montre comment l’innovation s’inscrit dans un processus temporel de création ou d’expansion – dans la phase d’investissement où le crédit finance la nouvelle combinaison de facteurs – et de dépression liée à la perte de profits suite aux mouvements d’imitation et de saturation des marchés du système capitaliste.

12Les approches institutionnelles incluent les changements organisationnels inhérents à toute innovation. Ainsi, dès que l’innovation dans le domaine agricole suppose l’utilisation d’intrants sophistiqués tels qu’un matériel végétal spécifique ou des fertilisants, il est nécessaire d’organiser et de sécuriser l’approvisionnement en amont. C’est que souvent l’absence d’un minimum d’environnement institutionnel (établissements de crédits, services agricoles adaptés et proches des petits producteurs) constitue le principal frein à l’adoption. On suscite donc des organisations de producteurs pour combler le déficit d’encadrement ou d’organisation des filières. Mais le développement de groupements ou d’associations de producteurs est rarement spontané et se heurte rapidement aux structures socio-politiques locales. Ainsi, l’innovation peut être rejetée si elle remet en cause les règles d’accès à certaines ressources telles que le foncier. Pour être efficiente, l’innovation en matière de structuration organisationnelle doit éviter de déstructurer le milieu paysan ou d’y modifier trop profondément le système social.

13Capacité d’invention des sociétés et processus social sont aussi les maîtres-mots d’une approche innovante basée sur l’élaboration des technologies avec la participation paysanne (Chambers et al., 1994 ; Reij et al., 2001). Dans cette approche, les technologies sont le produit d’une « recherche-action » [9] qui associe producteurs, chercheurs, agents du développement et autres acteurs comme les commerçants. Il s’agit de coproduire des référentiels en s’appuyant sur les connaissances scientifiques et les savoirs des producteurs. Mais il est difficile de prendre en compte la demande des paysans qui évolue elle-même au contact des acteurs de la recherche et du développement. Alors que le principe de la recherche-action veut que le chercheur soit subordonné aux paysans, elle aboutit bien souvent à proposer aux producteurs un éventail d’options susceptibles d’apporter des réponses à leurs problèmes.

14Enfin, dans l’analyse de ces processus, la recherche va aussi s’intéresser à la configuration des liens sociaux qui constituent le réseau dans lequel l’information [10], et donc l’innovation, peuvent circuler. Granovetter (1978) va montrer comment un réseau de liens faibles favorise la flexibilité et l’initiative par rapport à un réseau de liens forts. C’est le cas notamment des leaders ruraux ou des pluriactifs qui ont développé un large réseau de connaissances auprès des commerçants itinérants, agents du développement ou autorités locales, ce qui leur facilite l’accès à l’information utile et à l’innovation fiable. A contrario, la majorité des producteurs entretient un réseau de solidarité forte, mais qui ne s’étend que rarement au-delà de la communauté ou de la famille élargie, ce qui ne facilite pas l’accès à l’information nouvelle.

15Rogers (1995) va s’attacher à représenter les principales phases du processus de diffusion de l’innovation, en distinguant trois phases :

  • Une phase généralement longue avec de faibles taux d’adoption, durant laquelle l’innovation est dans les mains des leaders ou entrepreneurs.
  • Une deuxième phase correspondant à l’extension rapide de l’innovation.
  • Une phase finale où le taux d’adoption diminue.
Cette courbe dite courbe en S intègre le comportement des acteurs face au risque dans le processus d’adoption et les incertitudes quant aux bénéfices à en espérer. Selon Rogers (1983), le risque forcerait les individus à chercher plus d’informations et donc d’assurance dans la première phase. L’information accumulée auprès des jeunes adoptants va favoriser un vaste mouvement d’adoption dans un deuxième temps jusqu’à atteindre un palier de saturation durant la troisième phase.

16Dans les années 1990, ce schéma va favoriser le développement d’approches en réseau (network approach) qui se sont développées dans deux directions (Valente, 1995) : l’étude des réseaux relationnels qui mettent en exergue les liens directs entre individus et celle des réseaux structurels qui se focalisent sur la position des individus dans la structure sociale. La première s’intéresse plus particulièrement aux leaders d’opinion, qui sont les premiers adoptants alors que la seconde prend en compte la structure du réseau et propose des mesures sur le taux d’adoption en fonction de la capacité des individus à atteindre les autres agents des réseaux, ce qui dépend de leur position en leur sein.

17Parallèlement, nombre de travaux actuels se poursuivent sur l’analyse du processus de gestion et de perception des risques par les producteurs (Marra, 2003). Dans ce cadre, l’innovation s’inscrit dans la recherche d’une solution satisfaisante et non optimale de façon à ne pas mettre en péril la sécurité du ménage et de l’exploitation. Par ailleurs, sont étudiés les processus d’apprentissage qui visent à réduire l’incertitude ou le risque concernant la technologie proposée.

18Comment ces différentes approches nous permettent-elles de mieux comprendre les processus d’adoption de l’innovation et surtout d’identifier les facteurs de résistance à celle-ci ? À partir des démarches analytiques présentées, nous essaierons de comprendre a posteriori les comportements des producteurs face aux innovations proposées dans le cadre du projet de recherche-développement ICARDA, The Mashreq/Maghreb Project. Les objectifs ici sont le développement et la diffusion de technologies adaptées aux conditions socio-économiques et naturelles des zones arides et semi-arides du Maghreb et du Proche-Orient pour permettre un développement intégré et durable de l’agriculture.

Présentation du projet étudié

19Ce projet impliquant l’ICARDA et les instituts nationaux de recherche de huit pays (Algérie, Iraq, Jordanie, Liban, Libye, Maroc, Syrie, Tunisie) s’est déroulé en deux phases. Lors de la première phase (1995-1998), les producteurs ont été associés à l’identification, à l’expérimentation et au développement des techniques. Dans la deuxième (1999-2002), la recherche s’est intéressée aux formes d’organisation qui pouvaient soutenir le processus d’adoption des innovations techniques élaborées dans la phase précédente. L’originalité de cette phase tient au développement intégré d’options technologiques, institutionnelles et politiques par les équipes multidisciplinaires et multi-institutionnelles et au développement d’un modèle communautaire de diffusion de l’innovation basé sur une étroite collaboration entre les producteurs, les agents du développement, les associations et les chercheurs. Dans ce cadre, la technologie n’est qu’une composante de l’innovation qui comprend un volet institutionnel et organisationnel, ce qui revient, en principe, à mettre le savoir scientifique au service des attentes et des logiques de reproduction de ces sociétés.

20Dans ce projet, plusieurs types de techniques ont été développés (cf. tableau 1). Toutes les techniques testées s’inscrivent dans la problématique de la dépendance au marché et de la réduction de la pression démographique sur les parcours. Certaines peuvent être relativement anciennes et n’ont jamais connu de succès dans le milieu étudié. Dans ce cas, l’accent est mis sur le processus sociétal qui l’accompagne pour favoriser son adoption.

Tableau 1

Analyse des techniques développées dans le cadre du projet ICARDA

TechnologiesPrincipaux inconvénientsPrincipaux avantages
Cactus inerme/ Atriplex intercalaire1. Frais d’implantation.
2. Temps de surveillance pour éviter le pâturage par les animaux.
3. Occupation d’une partie des terres.
1. Résistance aux sécheresses.
2. Aliments bétail / diminution du coût de la ration alimentaire des animaux.
3. Raquette de cactus riche en eau diminuant la contrainte d’abreuvement.
4. Lutte contre l’érosion et la désertification (conservation des sols et de l’eau).
5. Marquage foncier.
Blocs alimentaires1. Besoin de mise en place d’une unité de fabrication ? nécessité de mettre en place une organisation.1. Valorisation des sous-produits agricoles et agro-alimentaires.
2. Faciles à fabriquer, stocker, transporter et utiliser.
3. Supplément à faible coût dans la ration alimentaire des animaux rééquilibrant la ration.
4. Stockage de longue durée.
5. Facilite la digestion des fourrages grossiers.
Béliers améliorateurs1. Coût du bélier.
2. Besoin d’entretien/soin plus important des béliers améliorateurs.
1. Amélioration des performances de reproduction.
2. Diminution du ratio : nombre de béliers / nombre de brebis ? réduction des coûts alimentaires.
Variété d’orge à double fin1. Difficile à trouver sur les marchés.
2. Coût des semences.
3. Rapport grain/paille dans les nouvelles variétés.
1. Possibilité de pâture en hiver et de récolte à la fin du printemps.
Vesce1. Sensible à la sécheresse.
2. Difficulté de s’approvisionner en semences.
1. Fourrage riche.
2. Bonne production en zone irriguée.

Analyse des techniques développées dans le cadre du projet ICARDA

Source : Véronique Alary.

21On peut ainsi distinguer les techniques « intensifiantes » telles que les nouvelles variétés d’orge, les variétés fourragères, la sélection de béliers performants, etc., et des techniques de lutte contre la sécheresse. Parmi ces dernières, on peut citer les plantations de cactus ou d’Atriplex, mais aussi les blocs alimentaires. Les plantations de cactus comme l’Atriplex constituent des ressources alimentaires à faible coût pour les animaux et sont très résistantes aux sécheresses tout en diminuant les besoins en abreuvement des animaux en raison de la richesse en eau des raquettes de cactus. Ces plantations jouent aussi un rôle important dans la lutte contre l’érosion et la désertification, tout en participant au marquage foncier. Le cactus produit également des fruits qui peuvent être consommés ou vendus sur les marchés. Tous ces atouts font du cactus une culture très propice pour les zones arides à dominante d’élevage. Dans ce projet, c’est la technique du cactus inerme (sans épine) soit en culture intercalaire ou alley cropping (Tunisie), soit en culture pure (Algérie), qui a été promue. L’avantage du cactus inerme est de diminuer le temps de préparation des raquettes qui sont juste coupées en morceaux et données aux animaux. Les plantations d’arbustes s’inscrivent aussi dans une logique de réduction de la dépendance vis-à-vis du marché et de ses aléas.

22Le développement des blocs alimentaires en Afrique du Nord comme au Proche-Orient vient du souci de valoriser la masse des sous-produits de l’agriculture et de l’agro-industrie (comme les pulpes de tomates, les grignons d’olive, etc.) et de les déplacer facilement jusqu’au lieu de leur consommation par les animaux. Composés de sous-produits agro-industriels, d’urée et de sel, ces blocs sont considérés comme un supplément et non un aliment de base pour les petits ruminants. Ils permettent d’enrichir une ration à base de paille ou chaumes, pauvre en protéines (Ben Salem, 2000). Ces techniques visent à sécuriser l’alimentation des animaux et à réduire la pression sur les ressources naturelles, durant les périodes de sécheresse notamment.

23Les résultats présentés sur le processus d’adoption proviennent d’un suivi minutieux conduit dans une communauté des trois pays du Maghreb (Algérie, Maroc, Tunisie). Ces trois communautés ont été choisies en raison de l’intégration de leurs activités agro-pastorales et de leur forte vulnérabilité aux conditions climatiques (entre 200 et 350 mm de pluie) [11].

24Au Maroc, c’est la variété d’orge à double fin qui a connu le plus grand succès. Il s’agit d’une variété qui peut être pâturée en hiver (déprimage), puis laissée monter en graine et récoltée au début de l’été. Par contre, les techniques relatives aux plantations d’arbustes (Atriplex, cactus) développées sur les parcours collectifs ont connu peu de succès alors que la productivité moyenne estimée était de 625 kg de matière sèche par hectare pour l’Atriplex et de 8 tonnes de matière fraîche par hectare pour le cactus.

25En Algérie, les plantations de cactus enregistrent le plus fort taux d’adoption, estimé à 40 %. La technique du bélier améliorateur n’enregistre qu’un taux d’adoption de 6 % alors que le bénéfice/coût calculé serait de 1,5 (Shideed, 2003).

26En Tunisie [12], si plusieurs techniques ont été adoptées au moment du projet, c’est le cactus inerme intercalaire (avec un taux d’adoption de 36 %) qui a connu et connaît toujours le plus grand succès. L’adoption relativement forte du bélier améliorateur tient à la facilité de financement accordée lors de l’adoption du cactus inerme intercalaire et à l’organisation d’une foire où sont primés les plus beaux animaux. La création de cet événement social a stimulé l’adoption du bélier. Par contre, l’utilisation de blocs alimentaires dans l’alimentation animale est quasiment nulle aujourd’hui, alors qu’elle concernait près de 13 % des producteurs à la fin du projet. Enfin, la sensibilité de la vesce aux situations de stress hydrique rend difficile sa mise en culture dans ces zones.

27Si ces premières indications permettent de comprendre certains comportements des producteurs face à l’innovation, elles masquent parfois une plus grande complexité dans les processus d’adoption des techniques.

Les facteurs économiques, sociaux et de communication qui favorisent ou empêchent l’adoption

28Au-delà de l’encadrement et des incitations, quels sont les éléments clés du processus d’adoption de chacune de ces techniques par les différentes communautés et quelle place y tiennent marchés et gestion des risques ?

Les formes nécessaires d’appui et de médiation

29Les difficultés d’accès au crédit des producteurs et l’aversion au risque ont toujours été citées comme des éléments importants des résistances à l’adoption. Comme la mise en place de systèmes d’assurance est restée jusqu’à présent au stade expérimental dans les économies de subsistance ou les régions à risque, l’État a souvent pris en charge le financement et l’accompagnement de la diffusion technologique, notamment dans les zones où l’incertitude rend très aléatoire tout changement technique. Ceci explique en partie le succès des plantations de cactus inermes dans les communautés de Tunisie et d’Algérie, technologie qui a largement bénéficié du soutien financier et technique de l’État dans le cadre du projet, à la différence des autres technologies. En Tunisie, le soutien de l’État comprend une subvention directe pour le financement de l’implantation du cactus et une compensation en nature liée à la perte des ressources fourragères, les trois premières années de plantation. En Algérie, il s’agit d’une aide directe à l’implantation. Mais ces mesures étatiques sont-elles entièrement responsables des résultats obtenus ?

30Tout d’abord, le système de soutien technique et financier joue différemment selon le type d’exploitation et son insertion dans la communauté. Dans le cas tunisien, par exemple, la subvention a permis d’alléger le déficit en ressources et d’éviter quelques décapitalisations supplémentaires (en nombre de têtes de petits ruminants) dans les petites exploitations. En revanche, dans les grandes exploitations, elle a surtout servi de levier à l’adoption de nouvelles technologies, sachant que les compensations versées en nature lors de la mise en place d’une parcelle de cactus étaient associées à la mise en œuvre d’une nouvelle technologie (bloc alimentaire, bélier améliorateur). L’hétérogénéité des unités socio-économiques explique la multiplicité des logiques qui sous-tendent le processus d’adoption technologique.

31Mais les facteurs structurels et les logiques économiques ne peuvent expliquer la totalité du processus d’adoption. Le soutien social, voire moral, assuré par les agents du développement et les chercheurs a eu son rôle aussi. En effet, les déclarations d’intention d’adoption de la technologie suivant différents systèmes de support financier permettent de le comprendre (figure 1).

Figure 1

Déclarations d’intention de plantation de cactus : surface cumulative de cactus en alley cropping suivant le niveau de soutien de l’OEP (en hectare) dans la communauté tunisienne (Zoghmar)

Figure 1

Déclarations d’intention de plantation de cactus : surface cumulative de cactus en alley cropping suivant le niveau de soutien de l’OEP (en hectare) dans la communauté tunisienne (Zoghmar)

Source : Projet SPIA/ICARDA, Enquête auprès de 29 éleveurs, 2004.

32La figure 1 montre que les éleveurs seraient prêts à implanter près de la moitié des intentions de plantations déclarées uniquement si l’Office de l’élevage et du pâturage (OEP), office public en charge du développement de l’élevage pastoral en Tunisie, assurait la distribution des raquettes ou s’il finançait le rachat des raquettes pour les éleveurs qui ont déjà une plantation de cactus inerme. Même s’il existe à présent un stock de raquettes inermes qui peut servir à étendre les plantations dans la communauté, la méfiance entre producteurs empêche cependant les échanges intra-communautaires sans l’intervention d’agents extérieurs. Ainsi, certains éleveurs sont allés acheter des raquettes de cactus inerme pour l’alimentation de leur troupeau dans les communautés avoisinantes.

33Qui plus est, certains déclarent être prêts à réaliser des plantations à condition qu’un agent technique leur rende visite. Les éleveurs non concernés par le programme de diffusion de la technique se sont ainsi sentis exclus du processus de reconnaissance sociale par la recherche et l’administration. Ce comportement remet donc en cause le modèle de diffusion spontanée de l’innovation, basé sur l’effet « tâche d’huile ». Et il met en exergue le poids de l’histoire du développement agricole dans ces régions, qui a façonné les comportements entre acteurs faits de confiance, méfiance, réserve et croyance et qu’il est difficile de changer dans de courts délais.

34En résumé, dans la communauté tunisienne étudiée, la trajectoire sociétale de la diffusion de la technologie révèle des réticences de principe. Aussi, « la question de l’adoption de l’innovation ne peut se réduire aux desiderata des intéressés » (Courade, 2004) ; elle est au contraire enchâssée dans les relations qui se sont construites entre État, agents du développement, producteurs et autres acteurs.

35En Algérie, incités à une plantation de cactus en culture pure, les producteurs étaient contraints de réduire leur surface céréalière. En outre, dans le système intercalaire, un espacement de 10 mètres restait insuffisant pour la mécanisation. Ces contraintes ont pu freiner l’adoption, bien que certains producteurs aient su laisser un écartement de 20 mètres. Ici se pose la question de l’appropriation sociale qui demande une phase d’adaptation de la technologie intégrant l’objectif de sécurité céréalière et les pratiques locales telles que la mécanisation. Ainsi se distingue bien ce que Milleville (1999) appelle la logique des producteurs – basée sur une exploration empirique des moyens d’atteindre les buts donnés – de la logique des développeurs – fondée sur un raisonnement déductif qui part d’idées ou objectifs préconçus. Autrement dit, les producteurs chercheraient une meilleure allocation des facteurs limitants alors que les développeurs maximisent le meilleur rendement ou le meilleur revenu (ce que l’on appelle la fonction objectif).

36Le processus d’adoption nécessite donc bien l’intégration des logiques de fonctionnement des producteurs. Et ceci d’autant plus que la formation et l’information restent bien souvent limitées aux chefs d’exploitation, interlocuteurs privilégiés des instances de développement. Comment faire fi de l’apprentissage par l’utilisation ? Comment ignorer le fonctionnement même des unités de production sachant que, bien souvent, la pratique en incombe aux femmes ou aux autres membres de la famille et, parfois, aux employés plutôt qu’au chef de ménage, souvent à la recherche d’un emploi à l’extérieur ? Dès lors, accompagner une innovation, c’est aussi transmettre les messages aux différents intervenants dans le processus en identifiant qui fait quoi et quel est son savoir-faire.

37Ces premières observations du processus d’adoption de la technique du cactus inerme en Tunisie et en Algérie s’inscrivent bien dans les nouvelles approches en termes de réseaux sociaux et de prise en compte des savoirs locaux. Mais cette approche horizontale n’est pas suffisante.

L’aiguillon du marché et le besoin d’innovation institutionnelle

38Dans les communautés étudiées, les analyses des relations entre les producteurs et les commerçants révèlent de faibles liens organiques entre acteurs. On vend souvent à celui qui assure un paiement comptant. Les échanges communautaires de travail ou de terre sont quasiment nuls. Les seules formes d’entraide apparaissent au sein des familles élargies, non à celui de la communauté. L’approvisionnement en aliments du bétail se réalise cependant le plus souvent auprès des commerçants qui fréquentent régulièrement les souks ou marchés de la région.

39Ainsi au Maroc, l’orge à double fin a connu un succès temporaire, fortement lié au projet de recherche-développement qui assurait en totalité l’approvisionnement en semences. Mais, aujourd’hui, l’absence de semences sur les marchés empêche de tester son intérêt réel au prix du marché. On retrouve le même scénario pour la technique du bloc alimentaire en Tunisie, qui a connu des taux importants d’adoption au moment du projet, mais qui n’a pas su susciter la mise en place d’une filière d’approvisionnement. Cet échec est-il lié au manque d’intérêt des commerçants pour des zones à haut risque à la rentabilité incertaine ? Dans ces zones, la demande est, en effet, dispersée, souvent isolée, et de fait très difficile à appréhender en termes de potentiel ou de risque de marché. De plus, la demande en aliments pour le bétail est fortement liée aux conditions climatiques, elles-mêmes très aléatoires. Enfin, dans ces zones, la majorité des producteurs ont une trésorerie limitée et ne peuvent en outre offrir que de faibles garanties foncières pour que s’y développe un système d’avance. Tout cela explique sans doute la faible motivation des commerçants à la recherche d’une demande sûre, si possible groupée, pour éviter des coûts de transactions élevés.

40Ceci souligne deux handicaps majeurs de ces zones marginales : le manque, voire l’absence de réseaux locaux à l’intérieur comme à l’extérieur des communautés qui favoriseraient l’organisation de marchés ou instaureraient la confiance dans les transactions et la faible implication de l’État pour susciter des marchés. Faute en effet d’organisation en filière structurée des productions, l’État reste le seul médiateur possible pour accompagner le développement d’une organisation qui garantisse une demande fiable pour les commerçants et des coûts de transactions tolérables pour les producteurs. Aussi, dans la communauté algérienne, l’organisation officielle de débouchés pour les fruits et les raquettes de cactus a fortement contribué à la revalorisation sociale de la culture de cactus, souvent reléguée au statut de culture du pauvre (Alary et al., 2005). De façon plus générale, les innovations porteuses de débouchés dans les économies de subsistance, si elles n’aggravent pas l’exposition aux risques extérieurs, ont de fortes chances d’être adoptées.

41On voit bien que la dynamique de soutien à la création d’un marché demande entre autres une participation active de l’État dans un contexte politique où les formes de contractualisation et de coordination ont du mal à émerger. Mais l’accompagnement de la filière doit se faire sur la base d’études du comportement des intermédiaires et des consommateurs comme de la demande ou de l’offre des producteurs, pour mieux situer l’importance du marché. Aussi, les résultats obtenus sur le cactus encouragent le développement d’une recherche plus approfondie sur les marchés de niche comme sur les moyens de sécuriser les débouchés par une organisation ou une association prenant en charge la vente des raquettes et des fruits. « On peut vendre », « on est assuré de vendre » et « on a des garanties de survie », le tout assorti de taux d’intérêt non prohibitifs : autrement dit, il existe un marché avec une sécurisation minimale des débouchés et des possibilités pour emprunter.

42Le degré d’insertion marchande de chaque type d’exploitation est un facteur important de différenciation des comportements des producteurs. Dans la communauté tunisienne, les ménages pluriactifs fortement insérés dans les réseaux marchands des villes voisines enregistrent des taux d’adoption deux fois plus élevés que les petits éleveurs. Ces réseaux participent à la formation et transmettent l’information nécessaire pour développer la technique et ils justifient souvent le bien-fondé de l’adoption en assurant soit l’approvisionnement, soit les débouchés. Ces réseaux jouent un rôle important dans la sécurisation du processus d’adoption, pour minimiser les aléas du marché en particulier. Il est dès lors difficile d’approcher les conditions de marché sans parler des comportements face aux risques dans ce processus.

L’appréhension des risques

43Le risque a été longtemps considéré comme le principal facteur qui réduit le taux d’adoption d’une nouvelle technologie (Rosenberg, 1976 ; Lindner et al., 1987). Marra (2003) propose de distinguer différents éléments de risque dans le processus de décision comme l’apprentissage (learning) et la perception des producteurs de la distribution des probabilités présentes et futures de profits et de pertes attendus de la technologie, la covariance des profits entre l’ancienne et la nouvelle technologie et les délais de retour sur investissement de la technologie. Dans les faits, si une approche met l’accent sur la décision d’investissement dans un environnement incertain, une autre explore davantage les relations entre le risque induit par la technologie et l’attitude des producteurs envers celui-ci.

44De nombreux travaux empiriques montrent toutefois les difficultés d’analyser les questions de risque et d’incertitude. Les études sur l’estimation des probabilités subjectives de la distribution des rendements montrent que ces estimations changent avec le degré d’information (Smith et Mandac, 1995). Binswanger et al. (1980) aboutit à des résultats très contrastés entre prise de risque et niveau de richesse des producteurs ; dans un exemple indien, l’auteur montre que les petits producteurs pourraient prendre des risques bien plus importants que les grands. L’analyse du changement de système de production en fonction du degré d’aversion au risque montre que, pour les petits éleveurs, les contraintes structurelles et fonctionnelles délimitent davantage le champ des possibles que leur comportement vis-à-vis du risque (Alary, 2005). Kebede (1992) montre qu’une source de revenu non agricole peut réduire la prise de risque alors que nos résultats montrent l’inverse, que les pluriactifs ont une tendance plus importante à l’adoption des nouvelles techniques du fait de leur accès à l’information. Shapiro et al. (1992) aboutit à la conclusion que les adoptants pourraient avoir un comportement plus sécuritaire que les non-adoptants. Et, finalement, la perception du risque est un facteur plus déterminant que l’attitude réelle face au risque. Ces éléments montrent bien les difficultés à cerner le processus d’adoption dans un contexte risqué et incertain.

45L’association du risque à l’innovation se retrouve souvent dans les situations de crise où l’on peut observer l’émergence d’un certain nombre d’innovations spontanées pour faire face à la crise ou encore le recours à des innovations « exogènes » qui n’avaient pas eu d’échos auparavant. Ainsi, au-delà du projet lui-même, la sécheresse 1999-2002 a sûrement favorisé l’adoption de la culture du cactus dans les communautés tunisienne et algérienne, culture mieux adaptée aux conditions extrêmes. En outre, cette technique du cactus inerme intercalaire avait l’avantage de combiner un savoir-faire local et une amélioration apportée par l’extérieur (savoir scientifique). Elle a aussi fait l’objet d’une appropriation locale assortie de certaines modifications (écartement des lignées de cactus).

46L’adoption de la culture de la vesce, technologie « intensifiante », est fortement liée aux conditions climatiques et à la disponibilité foncière, mais aussi aux conditions de marché. Dans un contexte climatique incertain, les cultures céréalières plus résistantes sont conservées. De plus, la vesce n’assure pas les mêmes fonctions alimentaires et, dans les bonnes années, les gains de production importants ont parfois du mal à être valorisés sur l’exploitation. En outre, le non-fanage de la vesce peut entraîner des pertes. Au total, son adoption augmente la prise de risque pour les producteurs, d’où leur intérêt réduit pour cette culture.

47Le degré et le type d’information comme le médiateur de celle-ci sont aussi des facteurs importants dans la construction de la perception et donc dans l’attitude des producteurs face au risque lié à l’adoption de l’innovation. Ces facteurs sont souvent limitants pour se lancer dans des activités qui s’inscrivent dans le temps comme pour les plantations de cactus dont les rendements ne sont connus qu’au bout de 3-4 ans au minimum et dont les effets indirects sur la productivité des céréales ne sont enregistrés que beaucoup plus tard. Or la connaissance des rendements céréaliers potentiels sur les parcelles plantées en cactus intercalaire aurait pu favoriser l’adoption spontanée de la technologie au-delà du programme financé par l’État [13]. Mais personne ne pouvait espérer de tels gains de productivité la première année d’entrée en production. En outre, dans la communauté tunisienne, le besoin d’information exprimé par les éleveurs résultait aussi du besoin de rencontrer un technicien pour négocier un soutien à son implantation, voire bénéficier de la même considération sociale que les autres. Du point de vue des producteurs cependant, il existe des incertitudes sur les effets attendus et non attendus de la technologie. Ceci explique l’attitude attentiste et observatrice des producteurs dans un premier temps.

48L’espérance d’un soutien financier est-elle plus importante que la technologie elle-même ? Ceci est bien souvent le cas dans des situations difficiles, comme une sécheresse qui dure. Mais le succès relatif des plantations de cactus par rapport aux autres technologies conforte le fait que l’innovation technologique doit d’autant plus s’inscrire dans le savoir ancien ou récent qu’il s’agit d’un environnement risqué.

49Enfin, la plupart des producteurs des zones arides ont une gestion de très court terme de l’exploitation liée à l’abandon des mécanismes sécuritaires de long terme tels que la mobilité des troupeaux, le stockage des aliments ou le maintien des reproducteurs âgés dans le troupeau (Alary et al., 2002), comme à une plus grande dépendance au marché. Cette tendance s’observe dans les zones qui ont été soumises à des politiques de soutien aux intrants ou dans celles où la vulnérabilité s’est accrue. Cette gestion à court terme rend difficile l’appropriation d’une technologie qui demande un investissement de long terme avec des effets lointains ne répondant pas à la satisfaction de la demande immédiate des acteurs. Ainsi, pour ces technologies, un travail d’accompagnement et d’adaptation est d’autant plus nécessaire qu’il concerne des objectifs bien souvent d’intérêts communs (maintien de la fertilité des sols pour les générations à venir, diminution de la désertification, etc.). Aussi, l’analyse du processus d’adoption du cactus dans les communautés agro-pastorales du Maghreb montre le rôle ambigu des politiques qui peuvent être des éléments moteurs de l’adoption mais aussi favoriser des dérives risquées. La distribution gratuite ou à des prix subventionnés d’aliments du bétail a largement détourné les éleveurs des technologies à faible rendement, pourtant susceptibles de contribuer à la moindre dépendance par rapport au marché.

50Enfin comment expliquer le peu de succès des plantations de cactus ou d’Atriplex sur le parcours de la communauté marocaine par rapport au succès enregistré en Algérie et en Tunisie ? En fait, les plantations proposées concernaient un parcours collectif qui fait encore l’objet de nombreuses dissensions au sein de la communauté entre fractions sociales et entre utilisateurs permanents et utilisateurs occasionnels en fonction des conditions climatiques. Dans ce contexte, difficile de proposer une technologie qui implique un certain consensus social pour assurer la pérennité de son adoption.

51Ainsi, le processus d’adoption est bien un processus complexe qui comporte des arguments objectifs et subjectifs et des décisions individuelles et collectives articulées, difficilement pondérables. Il s’inscrit aussi dans une conjonction d’événements extérieurs, comme le climat, et dans des dynamiques locales relativement imprévisibles.

Conclusion

52Des propositions technologiques du projet ICARDA qui nous sert d’exemple, seul le cactus a réellement été adopté, mais dans les seules terres privatives. Il l’a été sans changement radical du système sociétal, sans peser sur les budgets ou sur le temps de travail des ménages, tout en rendant moins vulnérables les systèmes de production. En revanche, d’autres technologies trop dépendantes d’un marché peu sécurisé n’ont pas eu ce succès (semences améliorées d’orge, bétail amélioré, blocs alimentaires). Enfin, la technologie de replantation sur le parcours commun de la communauté marocaine a entraîné une recomposition des rapports sociaux dans un milieu déjà fragilisé par des conflits latents sur l’usage de la ressource commune. Cet exemple montre que ces régions, bien que marginales en raison de leurs conditions difficiles et de leur enclavement, ont pu adopter des technologies qui ne déstabilisent pas le système social et qui n’augmentent pas la vulnérabilité vis-à-vis du marché.

53Les technologies « intensifiantes », plus consommatrices d’intrants et demandant aussi une relative sécurité de débouchés sur les marchés pour devenir rentables, semblent difficiles à promouvoir en l’état actuel des choses, notamment pour les producteurs familiaux très sensibles aux risques. L’isolement des sociétés agro-pastorales et leur faible pouvoir de négociation ne peuvent être surmontés que par des formes de coopération interne (coopératives ou groupements de producteurs) qui ont du mal à émerger, faute d’ouverture politique dans les contextes étudiés.

54Par contre, l’exemple du développement du cactus au Maghreb montre aussi comment il peut y avoir des synergies positives entre politiques agro-pastorales et accompagnement social, entre savoir local et savoir scientifique, mais aussi comment une technologie sécuritaire peut participer à l’augmentation de la productivité sans intensification en capital.

55L’analyse des mécanismes de négociations sociales dans le processus de diffusion de l’innovation montre souvent des déficits de communication à l’intérieur de la population rurale, comme entre « développeurs » et « développés ». Dès lors, dans ce type de contexte, les innovations sont le plus souvent provoquées par des mesures politiques, administratives et réglementaires, plus que par des opérations de vulgarisation elles-mêmes, sachant que les formes de coopération ont encore du mal à émerger.

56Enfin, ces analyses ne doivent en rien occulter ou sous-estimer les causes de non-adoption d’une nouvelle proposition technique du fait de son inadéquation aux problèmes que rencontrent les agriculteurs dans la conduite de leurs systèmes de production.

Notes

  • [1]
    Cette réflexion sur les processus d’adoption a démarré dans le cadre du projet de recherche ICARDA/IFPRI The Mashreq /Maghreb project, financé par le FIDA, le FADES et le CRDI et s’est prolongée dans le projet FEMISE II (Forum Euro-Méditerranéen des Instituts de Sciences Économiques) financé par la Commission européenne. Que ces instituts soient remerciés pour leur soutien. Mes remerciements s’adressent aussi aux chercheurs de Tunisie, du Maroc et d’Algérie qui m’ont accompagnée dans ce travail et tout particulièrement Dr. El Mourid, coordinateur régional ICARDA au Maghreb, qui facilita toujours celui-ci et partagea les réflexions scientifiques qu’il a suscitées.
  • [2]
    Économiste rurale, Cirad (Centre de coopération international en Recherche agronomique pour le développement)/Icarda (International Center for Agricultural Research in Dry Areas).
  • [3]
    Consultative Group on International Agricultural Research.
  • [4]
    D’après l’ICSU (International Council for Science), les savoirs locaux traditionnels « sont un ensemble cumulatif de connaissances, savoir-faire, pratiques et représentations entretenus et développés par des populations possédant une longue histoire d’interaction avec l’environnement naturel » (cité par Martin, 2004). Les savoirs locaux s’opposent aux savoirs dits théoriques ou scientifiques et sont territorialisés, car issus d’un lieu particulier où ils ont été élaborés.
  • [5]
    Une technique est dite plus intensive en travail ou en capital en économie rurale, si elle utilise plus de travail ou de capital par unité produite. En termes agronomiques, ceci se traduit par l’obtention d’un rendement plus élevé de la production à l’hectare en utilisant des intrants (variétés de plantes améliorées, engrais et pesticides, etc.) ou en mobilisant plus de travail au travers de façons culturales plus sophistiquées.
  • [6]
    Le projet de recherche ICARDA, The Mashreq/Maghreb Project, intitulé Development of Integrated Crop/Livestock Production Systems in Low Rainfall Areas of the Mashreq and Maghreb Regions, est un projet de collaboration financé par le FIDA (Fonds International pour le Développement Agricole), le FADES (Fonds Arabe pour le Développement Économique et Social) et le CRDI (Centre de Recherche pour le Développement International). Il associe l’ICARDA (International Center for Agricultural Research in the Dry Areas), l’IFPRI (International Food Policy Research Institute) et des instituts de recherche nationaux d’Afrique du Nord et du Proche-Orient.
  • [7]
    Les Domaines agricoles socialistes (DAS) ont eu un impact important sur les systèmes steppiques avec le large développement de l’alimentation à base de fourrage et la diminution de l’achaba, c’est-à-dire de la transhumance des animaux du Sud vers le Nord.
  • [8]
    L’invention est, selon la définition de S. Kuznets, une « nouvelle combinaison de connaissances existantes sous forme de dispositifs potentiellement utiles pour la production économique », alors que l’innovation est l’application de l’invention, incluant de nouvelles formes d’organisation sociale.
  • [9]
    La recherche-action se caractérise par une volonté de changement partagée qui se traduit par la mise en place de dispositifs communs et de processus continus (depuis la génération de connaissance jusqu’à la résolution de problèmes) entre les acteurs de la recherche et du développement (chercheurs, agents du développement et usagers).
  • [10]
    L’information constitue un processus complexe depuis l’acquisition de la connaissance jusqu’à la transmission.
  • [11]
    La communauté étudiée en Algérie correspond à une fraction dominante, Ouled Khiar, localisée dans la commune de Sidi-Fredj, elle-même rattachée à la Wilaya de Souk-Ahras. L’activité agricole s’articule sur la pratique séculaire d’une céréaliculture de « loterie » en association avec l’élevage ovin (70 % des revenus en 1999) et le développement de la culture de l’Opuntia depuis 1993.
    Au Maroc, la communauté choisie est la fraction Ouled Si M’hamed Ben Aïssa de la commune rurale de Aït Ammar (Province de Khouribga). Le parcours étant la principale ressource partagée par les membres de la communauté, des accords informels d’usage et d’accès sont définis au sein de la communauté. L’élevage et l’agriculture constituent les principales sources de revenus de la population. Depuis les dernières années de sécheresse (1999-2002), l’immigration a pris de l’ampleur chez les jeunes ruraux.
  • [12]
    La communauté de Zogmar, située dans la Province de Sidi Bouzid, représente la situation des exploitations à dominante élevage de la zone semi-aride. Établie en 1991, cette communauté se répartit en six groupements sociaux, qui se définissent essentiellement par des liens lignagers. L’élevage de petits ruminants, notamment ovin, est la principale activité économique. Le système de culture est dominé par les céréales : l’orge pour les animaux et le blé dur pour la consommation familiale. L’arboriculture se limite aujourd’hui à quelques oliveraies, dont la majeure partie de la production est autoconsommée.
  • [13]
    Des relevés agronomiques conduits en 2004 (très bonne année) dans le cadre du projet SPIA/ICARDA sur un nombre limité de parcelles montrent un accroissement de la biomasse sur l’orge de 57 %, passant de 4,24 T./ha sans cactus à 6,65 T./ha avec cactus et de 0,82 T/ha à 2,32 T/ha uniquement pour le grain d’orge. Sur les parcours, on enregistre une augmentation de la biomasse herbacée de 3,3 T/ha à 5,0 T/ha, avec un maximum de 7,6 T/ha. Ces premiers résultats montrent bien les effets bénéfiques du cactus. En jouant le rôle de brise-vent, de contrôle du ruissellement de l’eau, il augmente l’humidité dans le sol. On relève aussi une augmentation de la biomasse dans le sol, passant de 0,3 et 1 T./ha, respectivement pour les sols de parcours et les sols céréaliers, à 2,0 T/ha dans le système cactus en alley cropping.
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Résumé

Quelles sont les conditions d’adoption d’une innovation agropastorale dans les zones vulnérables du Maghreb ? Les exemples choisis montrent qu’une technologie a d’autant plus de chances d’être adoptée dans un milieu difficile et incertain qu’elle réduit la dépendance au marché pour l’approvisionnement en intrants et augmente les chances de diversification. Ils montrent aussi que les politiques agricoles de soutien, si elles sont nécessaires, ne sont pas suffisantes dans un processus d’innovation exigeant en matière de communication et de dialogue. L’absence d’organisation des filières et les divergences sociales trop fortes obèrent enfin sérieusement le processus d’adoption.

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Véronique Alary [2]
  • [2]
    Économiste rurale, Cirad (Centre de coopération international en Recherche agronomique pour le développement)/Icarda (International Center for Agricultural Research in Dry Areas).
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2007
https://doi.org/10.3917/afco.219.0081
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