CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Ce texte prend son point de départ dans l’accueil que je fais, depuis plus de quatre ans dans mon cabinet de psychanalyste parisien, à la parole d’adolescents séduits par la propagande djihadiste, mais redoutant aussi cette séduction. Ces jeunes, chez qui les tensions dynamiques entre Surmoi et idéaux sont à vif, sont venus et viennent encore me parler de cet état d’instabilité référentielle qui les pousse à vouloir rejoindre la Syrie, soit pour se plier à un idéal guerrier, soit encore pour des motifs plus sentimentaux, soit enfin pour rejoindre un idéal humanitaire aussi impérieux que vague.

2Ils me sont adressés le plus souvent par certains de mes étudiants de premier cycle de l’Université Paris 10 - Nanterre où j’enseigne en psychologie clinique. Les jeunes qui m’adressent leurs camarades sont tous des étudiants qui ont assisté à mon cours de première année ou à mes enseignements d’anthropologie psychanalytique délivrés en L 2. Dans ces cours, je réserve un temps à la médecine arabo-musulmane, ce qui me fait apparaître comme un enseignant ayant une sympathie et une reconnaissance pour d’autres cultures. Certains de ces étudiants ont abandonné leurs cursus, mais je conserve des liens avec eux par le biais des réseaux sociaux, et ce sont eux qui m’envoient leurs camarades qui se disent en partance pour le djihad.

3Le thème de la radicalisation fait l’objet de mes préoccupations et de mes recherches depuis que je me suis impliqué dans la prise en charge d’enfants et d’adolescents sous la guerre, en Afrique de l’Ouest depuis plus de quinze ans (Douville, 2016). En cela ma pratique d’accueil de ces candidats ambivalents au djihad fait se rejoindre et se recouper une curiosité de clinicien et de chercheur. L’éthique analytique permet l’écoute au singulier et éloigne de la facticité consistant à établir des prototypes de djihadistes typiques ; de même, j’atteste qu’il n’y a pas une seule configuration psychique qui puisse rendre compte de l’engagement guerrier des jeunes africains sous la guerre que j’ai rencontrés.

4Ne pouvant, ni ne voulant être un stéréotype de psychanalyste, je parle aussi beaucoup à ces adolescents que je reçois en face à face, toujours individuellement. Il est urgent de détresser leurs liens aux idéaux groupaux, lesquels se payent souvent d’un mixte d’apathie et d’impulsivité dans lequel se morfond la possibilité d’une affirmation subjective. Ce sont eux qui financent leurs séances, nous en fixons le prix qui, évidemment, compte tenu de leurs conditions d’existence, n’excède pas une poignée d’euros. Un tel accord les prive quand même du financement de cigarettes, alcool et autres menus plaisirs. C’est la moindre des choses, bien que je soutienne que la logique du transfert ne procède pas nécessairement du « refusement », mais des conditions et des formes de l’accueil. Ainsi me confia en riant timidement un de ces jeunes : « Ici dans votre cabinet de psy c’est un peu comme si j’allais à la mosquée, je ne dois plus kiffer le tabac ou l’alcool »… Excellente introduction pour parler du rapport à l’argent et aux produits licites ou illicites consommés.

5Ces jeunes âgés de dix-huit à vingt-deux ans (à ce jour neuf garçons et trois filles) ne sont pas des fanatiques, et aucun d’entre eux encore n’est parti pour le grand engagement. Ils sont comme suspendus dans le temps, déchirés entre un pur présent qui les accable et une utopie qui les obsède. Les errances, les dérives, les conversions guerrières, les vocations violentes, les appels au grand départ pour le djihad, voilà ce qui compose une actualité palpitante et inquiétante. La majorité de ces jeunes sont des enfants de l’exil et de la migration, sans doute héritiers d’un exil douloureux et vivant dans un monde symbolique où ils sont réduits à leur étrangeté. Celle-ci ne trouve pas de point d’accueil pour se faire reconnaître, non comme une extériorité mais comme un accent du familier. Souligner le lien entre souffrance adolescente et exil parental, revient à souligner que le non accueil de ce tricotage entre l’étranger et le familier dans les familles migrantes, provoque chez le jeune une impossibilité de transitionnaliser la tradition, la paternité, les références, etc.

6Comment comprendre cet engouement fatidique qui accable nos jeunes pour une radicalité qui les éloigne de nos liens symboliques et de nos engagements républicains ? La plupart vivent dans des zones de relégation de l’humain qui ne sont plus que faiblement irriguées par l’« eau douce de la loi » (Euripide) et par le partage des repères symboliques et générationnels. Cela est insupportable à l’adolescent, qu’il soit garçon ou fille. Quartiers populaires, dit-on, pour désigner ces lieux où ils résident. Dans ces quartiers, les études anthropologiques initiées par G. Althabe et actuellement poursuivies par B. Morovich [1], montrent comment les opérations de stigmatisation de l’étranger – hier le pauvre, aujourd’hui le migrant – cristallisent les rapports entre les individus dans des situations de dégradation matérielle et sociale des rapports humains. Il n’y a pourtant pas en France de ghettos, au sens de clôture ethnique de l’habitat, comme aux USA. La décomposition de la philia inquiète toutefois dans ces zones urbaines où il n’est plus acquis que la suspension de la violence ouvre à un pacte de non-agression symbolique entre les acteurs de la cité [2]. En ces lieux à la fois désertés de rituels incluant les diverses composantes des populations et lourds de stigmatisation, où la parole semble gelée, l’utopie adolescente se rétrécie à un espoir impérieux : se trouver accueilli dans un lieu nouveau. Les valeurs morales de réhabilitation, et même de rédemption, d’éveil spirituel, sont bel et bien là, en latence. Bien entendu, il y a aussi des petits délinquants qui voient dans le djihadisme une forme de promotion économique, mais ceux-là, je ne les rencontre guère.

7Tous les jeunes que je reçois ne sont pas de confession musulmane (quatre d’entre eux se disent athées et ont aussi d’autres utopies en tête dont le « véganisme »), et peu se raccrochent à une idéalité religieuse. Ainsi, lorsque les préceptes du Coran sont évoqués, c’est toujours de façon automatique et rudimentaire. Pris encore dans l’ambivalence et accessibles au doute, ils ressentent une lassitude de vivre dans l’« inespoir » contemporain. L’appel à la radicalisation ne joue donc pas pour eux comme une incitation à une conversion religieuse. Y frémit plus exactement l’appel au grand départ, pour un lieu nommé par certains Califat et pour d’autres EI, ou jute État (sans plus de précisions), dans lequel régnerait une loi en airain offrant à chacun une place, quitte à ce que cette immuable répartition des places soit configurée dans un climat de terreur... Un monde réel où l’on peut se sentir réel car identifié à une cause et à une loi sexuelle de stricte partition des appartenances et des genres. Tous disent qu’ils veulent réparer quelque chose de leur vie et de celle de leurs parents, et si peu se sentent investis d’une mission. Ces protestations narcissiques s’accompagnent d’une survalorisation des impératifs surmoïques, au prix d’un renoncement à la complexité qui fait notre identité de tous les jours. Ne sont-elles à entendre que comme l’effet d’un souhait d’affranchissement ? D’un vœu de faire un bond « moral » dans un monde totalitaire qui assigne chacun à un idéal ? Un psychanalyste ne peut s’en tenir à une simple lecture des paroles données, en décrivant le lien qui s’y produit entre transcendance funèbre et utopie. La tentation radicale est-elle aussi l’expression d’une obéissance à un Surmoi féroce qui exige une soumission à la férocité de la loi ? Aussi cette guerre est-elle souvent une guerre contre le propre désir du sujet… L’idéal est-il à comprendre non seulement dans son sens métaphysique et plus encore dans son sens physique ? Il ne s’agit pas seulement de se régler sur un idéal du Moi fait de paroles et de slogans, mais de réparer un Moi idéal chez ceux qui se sentent perdus dans leur narcissisme, encombrés de leur corps et donc sans orientation dans ce monde. La Syrie représente un point d’orientation de ce corps laissé en plan. Il s’agirait en quelque sorte sinon d’un vrai espoir, du moins d’une fausse orientation, comme le montre largement le travail mené par le journaliste David Thompson auprès des jeunes adultes partis faire le djihad et revenus en France [3].

8Partir en Syrie, c’est s’assurer que le corps qu’on a est assigné à une mission, guerrière le plus souvent, mais pas toujours. Des jeunes filles me parlent ainsi de fonder une famille, un couple, de devenir une épouse et une mère dignes, quitte à ce que ce cette épouse, dans la réalité, devienne veuve d’un mari mort en martyr (terme assez extrinsèque au fondement symbolique de l’islam). Voilà ce que pourrait être pour eux le Califat qu’ils veulent rejoindre : un pays qui dans son achèvement réaliserait la fin de l’histoire, mais aussi la fin des conflits (y compris ne l’oublions pas des conflits psychiques). La tentation de l’Un (unité absolue du Califat, du divin et du corps du croyant) vient ici faire pièce au morcellement pulsionnel ressenti dans son corps, lorsque le sujet se trouve en position de désarrimage et de « déchétisation » – le thème de l’humiliation est l’argument qui permet de donner un nom aux effets réels de corps.

9Les lois qui règnent au Califat sont, selon ces adolescents et adolescentes, la condition d’un retour à la racine-même de toute loi sociale ; elles ne trompent pas… Abandon de l’intolérable contingence, clef pourtant de notre liberté. Ce monde utopique est clivé, non seulement en termes de « fidèles » et « infidèles », mais plus radicalement encore en termes de rôles féminins et masculins. Dans la foulée de cette rêverie qu’attise la propagande des recruteurs, se thématise la conviction de vivre en France dans un monde injuste et humiliant. L’expérience d’humiliation prime et prédispose à l’adoption automatique d’un scénario de justice et de fin de l’histoire. Comme mot, l’humiliation traîne partout en ce monde ; il s’agit d’un des signifiants les plus mobilisables pour dire le ressentiment de ceux qui, se sentant les déchus du monde, sinon les déchets, se ressourcent en répudiant le cynisme d’un monde qui conjoint l’exclu au déchet. N’allons pas en rajouter en parlant de traumatisme, terme qui, utilisé sans prudence, sert de main courante à l’idéologie victimaire.

10Les lois exercent leur pouvoir humanisant si elles sont articulées en un discours. Point n’est ici besoin de plaider pour un « droit naturel » qui irait comme un gant au sujet de l’inconscient devenu par on ne sait quel tour de passe-passe sujet de droit. Ce que montre au lecteur de notre époque somnambule ces sujets tantôt résignés tantôt insurgés, dans une bipolarité harassante, est qu’il n’y a de sujet que dans le lien social. Et que le délitement de ce lien rend malade le rapport du sujet à la loi. La loi la plus cruelle, la plus obscène insiste alors, celle du Surmoi qui se collectivise dans des idéaux de néant et qui, de façon spectaculairement aphasique, garantit le salut au prix de la ruine de tout souci de soi et d’autrui.

11Comme le rappellent Ph. Gutton (2015), D. Epstein [4] ou encore F. Benslama (2016), bien des processus adolescents sont à la source de l’engagement radical : clivage des idéaux, refus des ambivalences, haine de l’indétermination et de la soumission à un Surmoi tyrannique [5]… Toutefois, il serait rapide et faux de faire coïncider engagement djihadiste et crise d’adolescence. Sur les 642 saisines du parquet antiterroriste liées à la guerre irako-syrienne, seules 99 concernent des mineurs (dont 70 mis en examen ou mandat d’arrêt, 9 en attente de jugement et 20 jugés) [6].

12Ces jeunes qui veulent s’engager ne sont pas pour autant les plus abandonnés, ni des laissés pour compte. Ils jouissent dans leur environnement d’un certain renom, assis sur une réputation de caïd ou même, pour ceux qui ont fréquenté l’université, de lettrés. Pour autant, leur amertume est vive et leur sentiment d’humiliation très net. Ils disent avoir été floués, tant ils se sentent trahis dans la promesse de prestige et d’intégration que la société leur aurait faite : au plan du travail, ils sont pris dans un chômage massif et les parents sont souvent sans emploi ; concernant l’éducation, ils sont en échec, même si cet échec n’est pas massif, certains d’entre eux ayant poursuivi la scolarité au-delà des dix-huit ans. Une génération qui se vit sans destinée plausible dans le monde tel qu’il est, est aisément captive des idéaux identitaires et d’une position victimaire. De quelle nature ces idéaux sont-ils faits ? En quoi ces prescriptions d’identité s’allient-elles à la jouissance du meurtre, jouissance mal camouflée par des thématiques de vengeance ?

13Pour ma part, je suis très sensible au fait que certains jeunes qui veulent partir en Syrie, ont, comme on le dit, la peur au ventre. Je me permets ici une incidente : Il se pourrait fort bien que, livrés à la jouissance insupportable des vidéos de recrutement, montrant des accumulations de sacrifices humains et qui circulent aisément dans les quartiers, certains jeunes se retrouvent sans autre recours que de s’inventer un destin héroïque et néantisant où, par leur auto sacrifice à une cause démesurée, ils trouvent enfin une identité réconciliée avec l’idéal. Le jeune tenté par le djihadisme se dit qu’il va pouvoir donner du poids à sa présence dans le monde, et dans un monde si étranger au monde commun, que franchir une limite le fait passer dans un espace autre. Seul ce passage offrirait à leur existence un enracinement qui ferait enfin trace, dans un destin raccourci de fulgurante façon.

14D. W. Winnicott (1962) disait que l’adolescent ne voulait pas être compris. Si l’on prend cette proposition au premier degré, elle est absurde. Elle ne signifie pas du tout que l’adolescent ne veut pas être entendu, ni qu’il n’a pas une demande d’écoute. Il ne faut pas être sourd à la demande d’écoute de ces jeunes sujets, sous prétexte qu’ils ne voudraient pas être compris. La question est aujourd’hui posée de pouvoir recevoir ce discours de la protestation subjective en laissant ouvert le questionnement subjectif, là où la violence radicale recouvre une fureur mélancolique, et où le sujet se prend lui-même pour sa propre cause et pour sa propre fin ; et ceci sans la moindre ambigüité féconde, hermétique à ce qui ferait de lui un passeur, un témoin et un acteur de ce qui nous permet de vivre ensemble : le fait qu’il n’y a d’origine qu’en ouverture, en remaniement et en partage.

Terminologies

15La notion de radicalisation renvoie au salafisme, qui implique l’idéal de revenir aux racines « islamiques » dans les modes de vie. Salaf signifie le rapport aux fondements des prescriptions du Coran, telles qu’elles sont supposées en vigueur dans le premier cercle du prophète. Pour un psychanalyste, ce terme de radicalisation reste intéressant à condition de le subvertir. En effet, nous ne pouvons plaider pour l’existence d’une origine pleine vers laquelle il serait possible de faire retour au point de s’y confondre. Nous voyons dans ce mythe du retour, qui est un mythe agi, un puissant facteur attractif pour des sujets désarrimés, et surtout pour des jeunes en errance dans leur adolescence. Bien entendu, je ne crois en rien que tous les leaders d’Al-Qaïda et de Daesh fonctionnent avec de tels schémas ; il y a une part de pragmatisme géostratégique qui n’est pas mince dans leur politique. Je parle ici de la séduction idéologique qui fait du djihad une des rares utopies qui se répand dans notre monde moderne. Pour la psychanalyse, dès Freud, l’origine est en effet toujours marquée d’un manque, ce qui fait qu’on parle par exemple plus volontiers des montages incertains et mobiles des identifications bien plus que de l’identité en tant que telle. Dans sa fable anthropologique qui aujourd’hui semble bien désuète, Totem et Tabou (1912-1913), Freud n’en soulève pas moins une idée importante qui est que l’origine de la culture c’est la mort en tant que donnée, le meurtre. Tel est le sens de sa fable, qui importe en cela qu’elle est aussi un mythe politique indiquant que c’est dans la volonté de rompre avec la jouissance du meurtre que les humains ont bricolé leurs institutions. Freud, lecteur d’une anthropologie déjà surannée à son époque, définissait ainsi l’invention du « Totem » et des « Tabous ». En ce sens, vouloir retrouver le noyau intact de la culture, c’est risquer de se mettre au service de la mort et du meurtre, avec l’espoir qu’un nouvel ordre puisse éclore d’un massacre. Quant à ce terme de « déradicalisation », je ne pense pas que les divers psys qui, avec énergie et sincérité, se sont penchés sur la question, aient assez déconstruit ce signifiant dont ils font usage. En effet, dès que l’on adhère à ce mot de « déradicalisation », il devient malaisé de ne pas se rabattre sur une psychologie du comportement. Comme s’il s’agissait de changer d’habitus et de conduite. Ce terme suppose que la radicalisation est un conditionnement, or tant que la « déradicalisation » et la radicalisation seront conçues sur le modèle du conditionnement et du déconditionnement, la réflexion restera dans l’impasse. Il vaut mieux soigneusement étudier le discours de ces jeunes, leurs motivations, envisager ce qui les « fixe » en Syrie et ce qui, pour nombre d’entre eux, les en détourne une fois qu’ils ont atteint cette terre. Enfin, ce couple de notions ne peut qu’être inopérant pour qui tente de déchiffrer les sauts d’absolu que ces jeunes donnent à leur existence. Les candidats au départ que j’ai entendus et qui, conduits par leurs camarades, ont fait une halte chez moi et ne sont pas partis, expriment certes une soif de pouvoir, mais surtout, restent pour certains persuadés que ce voyage a quelque chose d’initiatique : ils ont l’idée qu’une volonté souveraine les reconnaîtra et les sauvera de leur condition, ressentie avec angoisse et colère comme une condition de désarrimé, voire de rebut.

16L’utopie djihadiste ne peut pas être comprise en termes théologiques. Beaucoup d’adolescents que j’écoute sont portés par un désir de se refaire avec une cause ; ils retiennent de cette idéologie la promesse d’une vengeance qui les débarrasserait du sentiment d’inutilité et d’absurdité qui les accable. Certaines jeunes filles mettent en avant des motivations humanitaires – le modèle de la fille qui part au djihad pour éduquer ou soigner est répandu chez les candidates au départ – mais cela n’implique en rien que les choses se passent ainsi une fois sur place. En tant que psychanalyste, je ne peux comprendre leur cheminement comme une conversion religieuse stricte, avec ce que cela suppose de culture, mais comme une façon d’en découdre avec la vie. Même s’il suffit de réciter la sourate d’ouverture du Coran pour être considéré(e) comme musulman(e), c’est-à-dire une personne supposée respecter les principes de l’islam contenus dans ses cinq piliers (lecture du Coran, prières, jeûne et aumône, voyage à la Mecque). Tous ceux qui partent ne sont pas issus de culture musulmane, ils ne sont pas non plus tous issus des banlieues « en crise », comme on dit. L’idéologie djihadiste « mord » sur beaucoup de nos jeunes, adolescents et jeunes adultes. Ils veulent en découdre, quitter le domaine des hontes et des incertitudes et pourquoi pas, car cela joue aussi, rejoindre un monde où règne une loi sexuelle inflexible désignant une bonne fois pour toutes la place des hommes et celle des femmes. Ceci rassure qui se sent fragilisé dans son identité sexuelle et cherche avidement des modèles standard d’imposition de la virilité et de la féminité. Je suis frappé par ce que j’entends de ces adolescents garçons qui se précipitent dans des idéologies d’indentifications sexuelles souvent complètement closes, reposant sur la domination masculine, à la suite d’une montée d’angoisse au cours d’une relation sexuelle, angoisse devant la jouissance et face à la demande sexuelle de la partenaire, angoisse devant une impuissance plus ou moins passagère.

17D’autres, petits délinquants par exemple, peuvent être captés par un aspect de la propagande des recruteurs. Réduits à leurs méfaits et à l’économie parallèle des cités, coupés d’un territoire plus étendu, ils sont séduits par le discours de ces recruteurs qui donnent à leurs actes délictueux une tout autre valeur : leur délinquance n’en serait pas une, elle ne serait qu’un premier acte dans la lutte contre la tyrannie de l’Occident, ils ne peuvent qu’agréer à Daesh, et pourquoi pas à Dieu… Ce genre de bluff fonctionne sur fond d’antiaméricanisme et d’antisionisme, voire d’antisémitisme. Pour autant, il serait réducteur de simplifier tout ce mouvement à ce seul facteur idéologique et à cette seule manipulation. La réalité est complexe, et des profils psychiques différents, des positions subjectives tout à fait variées, peuvent adopter comme trait de définition de soi cette identité radicale de façade. Car pour un psychanalyste, s’il existe des idéologies radicales et des modèles de conduites radicales, il n’existe pas de sujets radicalisés et « déradicalisables ». Tout sujet est par définition divisé, toujours en mouvement. Si je réduis ces sujets à une démarche fascinée par la mort subie ou donnée, cela aura comme conséquence immédiate que je ne pourrai plus les écouter.

18Nous voyons à quel point cette identité « radicale » voulue, indivise. Rejetés loin des puissances pacificatrices des discours institués, ces jeunes se retournent souvent contre les parents. Tout ici n’est pas réductible au conflit œdipien. Souvent le rival n’est plus le père mais un aîné – la rivalité se refoulant souvent par la mise en avant dans le tissu social d’une union fraternelle vouée à la solidarité et à la complicité dans la lutte. Les générations se disjoignent. Bien des jeunes perdus dans la déchirure de l’exil parental déplorent le fait que leurs parents n’ont pas respecté la tradition. Il faudrait réfléchir à cela, parce qu’une grave confusion de registre anthropologique attise cette violence : confusion entre l’origine et la tradition. Or, de l’origine, on ne sait rien ou si peu. La tradition en revanche, c’est déjà l’histoire, qui nous éloigne de l’origine. Quand des traditions s’établissent, elles sont vouées à se modifier. Revenir à une origine qui serait une origine pure, une origine inentamée, revenir à un point zéro de l’origine, voilà un trait ahurissant de nos idéaux. Ce trait proprement psychotique semble être passé dans les horizons idéologiques les plus virulents que connaît notre époque.

19Avec ces jeunes que je reçois, si nous parlons ensemble de leur rapport à la mort et de leurs propres angoisses de mort, nous parlons aussi de ce qu’est la guerre et la mort donnée. À la consigne classique de dire tout ce que vient en tête, j’ajoute qu’il est important de dire aussi ses peurs et ses colères, ses idées politiques et religieuses. Ce que j’ai noté, est que leur relation avec leur entourage et que leurs premières histoires d’amour sont généralement extrêmement blessantes et constamment décevantes.

20

Saïd, dix-neuf ans, me parle de ce sentiment éprouvé lors de ses premières relations sexuelles. Il n’a pu jouir qu’au moment où, dans l’acte d’amour, sa partenaire, jeune femme réputée facile dans le quartier, lui parla en arabe, langue de ses parents mais qu’il ne comprend plus. Langue de l’amour, certes, mais aussi de la prescription de jouissance. Il lui semble alors que seule cette langue peut à la fois énoncer le désir, l’éros, mais encore proférer la jouissance et dire la Loi : « J’étais dans un paradis, je sentais que si ça parlait en arabe autour de moi j’allais me trouver en sécurité, je m’entendais bien avec moi aussi ». Mais la seconde tentative est moins concluante, les relations sont interrompues par une éjaculation précoce. Et c’est en arabe qu’il se fait traiter de « puceau » de « chien – kelb – » par sa partenaire. Il lui faut alors rechercher dans la langue arabe un nom qui le protège de nouveau et lui redonne sa « dignité bafouée ». Partir en Syrie, retrouver la protection d’une langue qui l’a exalté puis « lâché », se retrouver enfin nommé pour « un vrai homme », voilà l’imbroglio qui le rend accessible à la propagande djihadiste. En quête d’un lieu d’accueil, Saïd éprouve la nécessité de trouver une langue, abandonnée par ses parents, qui sera la langue capable d’éterniser la promesse d’en finir avec la castration. A ce moment de la cure, si par mon silence je m’étais effacé, alors la partie se serait jouée entre le Moi de Saïd et cette élucubration sur la langue comme immense voix d’un appel à sa mort subjective. Le dépliement d’un tel transfert, en face, mais non en compagnie, d’un analyste qui aurait fait le mort, aurait pu confiner au délire. Il s’agit là de traduire d’une langue à l’autre, et d’encourager Saïd à se réconcilier avec ce qui vit en lui : des traces mnésiques d’un bain de langue vite asséché, dans ce lieu qui se souvient de l’oubli, c’est-à-dire l’inconscient.

21Lorsqu’ils ne sont plus portés par l’exaltation djihadiste, ces jeunes acceptent leurs fragilités et leurs incertitudes, ce qui ouvre à une période de dépression structurante. Ils peuvent m’en tenir rigueur dans un transfert aux aspects agressifs ; c’est un moment important du travail avec eux. Quant à moi qui travaille sur l’adolescence depuis de longues années, je suis tenté d’y voir ce que j’avais souligné dans certains de mes travaux, soit la fin normale et douloureuse des idéaux de toute-puissance. Je fais alors attention à ce que cette dépression transitoire ne se retourne pas en honte ni en haine de soi. Je suis vigilant à ce qui, dans la tentation djihadiste, se dit aussi d’une envie de sortir d’une condition sociale de paria vécue dans la honte. Car nous ne pouvons lutter contre les idéaux de néant que si d’autres idéaux plus consolateurs se mettent en place. Cela prend du temps, alors que bien souvent ces jeunes se livrent comme s’il ne leur fallait parler qu’une seule et dernière fois, vider leur sac, se vider dans le même mouvement, pour retourner ensuite à une errance dans des coordonnées de hasard et des trajets idéalisés de sacrifice. Vif peut être leur étonnement lors que je leurs dis « C’est bien, nous avons suffisamment parlé aujourd’hui, vous allez revenir demain ou après-demain, nous continuerons ». C’est aussi pour cela que je suis vigilant à ne pas exiger un paiement trop onéreux des séances, qui les empêcherait de venir régulièrement. Il faut de la régularité et du temps pour défaire les identifications enkystées dans les cruautés de l’idéal et réchauffer les espoirs de mener sans honte une vie ordinaire.

22Il serait bien d’inventer d’autres solutions que l’injonction d’adopter telle ou telle phobie pour sortir de la peur. Aujourd’hui, ce sont pour chacun et pour l’humanité des enjeux politiques, économiques et géostratégiques qui se posent. Pensons les et ne nous cramponnons pas seulement, loin s’en faut, à l’art de vire ensemble dans notre bel hexagone. L’horizon est plus vaste. Mais c’est à un de mes jeunes interlocuteurs, encore un peu étonné de préférer le dialogue avec un psychanalyste à un engagement qu’il tenait pour héroïque, que je laisse la parole en guise de conclusion : « Vous savez Monsieur, me confia-t-il, c’est pas juste de tuer pour se faire une vie. »

Notes

  • [1]
    Morovich B. (2017). Miroirs anthropologiques et changements urbains. Qui participe à la transformation des quartiers populaires ? Paris : L’Harmattan.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    Thomson D. (2016). Les revenants. Ils étaient partis faire le djihad, ils sont de retour en France. Paris : Seuil.
  • [4]
    Epstein D. (2016), Dérives adolescentes : De la délinquance au djihadisme. Toulouse : Érès.
  • [5]
    Surmoi incarné dans le réel par le commandement sacrificiel exprimé par ces recruteurs, souvent minables, qui mettent en avant comme argument de propagande qu’un humain accompli est celui qui n’a pas peur de la mort. Ainsi Marcel, âgé de dix-huit ans, me dit : « J’ai confiance dans ceux qui ne craignent pas la mort ». La recherche d’un lieu de toute-puissance, dont les recruteurs se présentent comme les tour-opérateurs, est un pari sur le fait qu’une référence absolue se tiendrait dans la toute-puissance.
  • [6]
    Source du Parquet de Paris. Aussi les terroristes dont parle O. Roy ne sont-ils pas tous, loin s’en faut, en âge d’adolescence. Roy O. (2016). Le djihad et la mort. Paris : Seuil.
Français

Ce texte présente comment un psychanalyste écoute, à Paris, la façon dont des jeunes gens, filles et garçons, sont séduits par l’appel au djihad. Ces jeunes personnes ne sont pas des fanatiques. Ils viennent rencontrer un psychanalyste sur le conseil de certains de leurs amis ou de membres de leurs familles. L’auteur de ce texte décrit les troubles de l’identité et les blessures psychologiques importantes, mais aussi les idéaux et les espoirs de ces jeunes.

Mots-clés

  • Djihad
  • Errance
  • Religion
  • Surmoi
  • En lignebenslama f. Éds. (2016). L’idéal et la cruauté. Subjectivité et politique de la radicalisation. Paris : Lignes.
  • douville o. Éds. (2016). Enfants et adolescents sous la guerre. Figures modernes du meurtrier et du sorcier. In : O. Douville, Guerres et Traumas. Paris : Dunod, pp. 177-206.
  • freud s. (1912-1913). Totem et tabou. Paris : Gallimard, 1993.
  • En lignegutton ph. (2015) Adolescence et djihadisme. Paris : L’Esprit du Temps.
  • winnicott d. w. (1962). L’adolescence. In : De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris : Payot, 1989, pp. 398-408.
Olivier Douville
Univ. Paris Diderot-Paris 7, Sorbonne Paris Cité
CRPMS, EA 3522
75013 Paris, France
Directeur de publication de Psychologie Clinique
22, rue de la Tour d’Auvergne
75009 Paris, France
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/12/2018
https://doi.org/10.3917/ado.102.0291
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