CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Au sein des dispositifs cliniques de médiation thérapeutique, nous pouvons observer que l’art se fait support des processus psychique des patients, dans un double mouvement (Brun, 2007). D’une part, la pratique artistique, par ses propriétés, sollicite certains processus psychiques. D’autre part, les problématiques psychiques propres au patient orientent la manière dont il utilise le médium. Ainsi, en médiation théâtrale, nous pourrions lister quatre grands axes, reprenant les propriétés du médium : axe sensoriel, axe imaginaire, axe d’incarnation du personnage et enfin axe du regard de l’autre et des propriétés de contenance de la scène et du groupe. En fonction de la problématique psychique des patients, ces axes sont mis en lumière différemment. Les adolescents, notamment, vont très fortement convoquer la dimension groupale en médiation théâtrale, au point que cet axe devient un élément central de ce dispositif clinique. Cela peut s’expliquer par le fait que l’être-ensemble prend une place prépondérante pour les patients adolescents.

2Il semble que ce facteur groupal devienne un ressort essentiel de la médiation théâtrale avec les adolescents, afin d’induire des effets thérapeutiques chez les patients en souffrance psychique. Il semble que les propriétés mêmes du médium théâtral sollicitent fortement la construction d’un appareil psychique groupal. J’émets alors l’hypothèse que la groupalité générée par la rencontre entre le dispositif théâtral et les jeunes patients permet aux adolescents d’explorer l’altérité constitutive, propre au sujet de l’inconscient : ce que la subjectivité contient d’intersubjectivité. Pouvons-nous analyser plus avant la spécificité groupale de ce dispositif clinique avec les adolescents ?

3En quoi notamment la médiation par le théâtre se différencie-t-elle du psychodrame psychanalytique de groupe ? En effet, les origines du psychodrame sont elles aussi théâtrales, bien que la pratique du psychodrame psychanalytique se soit quelque peu distanciée des enjeux de créativité propres au théâtre. En quoi la médiation théâtrale partage un socle commun avec le psychodrame, tout en s’en différenciant pour offrir d’autres axes de travail thérapeutique en groupe aux adolescents ? Il est alors nécessaire de prendre la mesure de toutes les spécificités de cet art théâtral pour analyser la complexité des processus groupaux qu’il mobilise, permettant que se déploie un authentique site analytique. Ainsi, après avoir défini plus précisément le cadre de ces interventions groupales auprès d’adolescents en services de soins psychiques, nous mettrons en avant les nuances structurelles de ce dispositif par rapport au psychodrame. De là, nous pourrons mettre en exergue les particularités du travail en médiation théâtrale et tout l’intérêt que cela comporte dans les prises en charge d’adolescents, en parallèle des dispositifs cliniques groupaux existants.

Le cadre d’intervention

4La médiation thérapeutique par l’improvisation théâtrale est structurée comme un atelier de théâtre classique. Les techniques théâtrales de formation d’acteur sont utilisées (travail sur la voix, le corps, le développement de l’imaginaire, ainsi que sur des textes théâtraux). Cependant la médiation dans sa visée même s’écarte du cours d’art dramatique classique. Bien que la dimension artistique soit toujours présente, le but n’est pas de parfaire leurs performances artistiques. Il s’agit plutôt de donner aux patients la possibilité d’exprimer leur subjectivité, tout en canalisant leurs angoisses.

5Les dispositifs d’ateliers thérapeutiques par le théâtre peuvent varier dans les modes de jeu proposés. En effet, il peut y avoir recours à un texte, à une caméra, à un type spécifique de mise en scène. Ces différentes approches ont été spécifiées et analysées, surtout par l’école américaine de drama-thérapie [1] (play back Theater, role method, naradrama, etc.). Nous nous centrerons ici essentiellement sur des ateliers d’improvisation, en ce que « l’improvisation a longtemps été au cœur de la drama-thérapie, et tous les drama-thérapeutes croient dans les propriétés curatrices du jeu et de la spontanéité » [2]. Nous cherchons à analyser de manière psychanalytique les processus psychiques engagés par ce jeu de la spontanéité, au sein d’un site thérapeutique, cadre nécessaire pour qu’émerge la pensée. Je me baserai pour ce faire sur mon expérience de thérapeute de groupes théâtraux, mais aussi sur un travail de recherche mené sur les différents cadres d’ateliers théâtraux existants en service de soin psychiatrique pour adolescents.

6Au sein d’une médiation thérapeutique par l’improvisation théâtrale avec adolescents, les séances sont construites en trois temps : un premier temps d’accueil et de discussion en groupe, un temps d’échauffement avec exercices en groupe, enfin un temps d’improvisation. La longueur de ces trois temps peut varier en fonction de la dynamique du groupe. Avec un groupe dans lequel circule une forte angoisse, nous pouvons privilégier des échauffements et des jeux théâtraux cadrés. Avec un groupe où semble s’être mis en place une illusion groupale forte, nous privilégierons une succession d’improvisations aux consignes multiples. Enfin, les exercices et les improvisations peuvent être repris d’une séance à l’autre, le plus souvent lorsque les patients le sollicitent.

7Ces jeux proposés sont tirés des entraînements classiques du théâtre. Au sein des séances et au fil des séances, la difficulté augmente graduellement et des axes différents sont travaillés (le corps, l’imagination, l’écoute du partenaire, le contrôle, la peur de l’échec,…). En tant que thérapeute, il apparaît important de privilégier des consignes de jeu qui offrent un cadre pour que se déploie l’associativité propre aux patients (un lieu, un thème,…), plutôt que de proposer de jouer un scénario déjà construit. De plus, le thérapeute n’interprète pas au patient ce que le jeu mis en scène semble refléter de sa problématique psychique. En revanche, les consignes de jeu et les interventions du thérapeute cherchent à éclairer la dynamique du groupe. Cliniquement, nous pouvons en effet remarquer que les improvisations des adolescents peuvent être comprises sous deux angles complémentaires : d’une part, elles reflètent à un premier niveau le fonctionnement psychique des adolescents qui en sont acteurs ; d’autre part, elles peuvent être mises en lien avec l’appareil psychique groupal. Par exemple, au sein d’un groupe d’adolescents en service psychiatrique, l’improvisation réalisée par deux patientes de l’accouchement d’un bébé mort-né peut être comprise à la fois dans leur histoire individuelle – symbolique figurative d’un processus de subjectivation troublé où l’accès à la féminité est en question – et d’un point de vue groupal. Dans cet exemple, cette improvisation venait en résonance avec la chute de l’illusion groupale qui était advenue à cette séance avec la crise clastique d’un membre du groupe. Ainsi, nous observons cliniquement que cet art devient support pour les adolescents de modulations de l’appareillage psychique du groupe.

La fonction phorique en groupe à médiation théâtrale

8En médiation théâtrale avec les adolescents, à l’image du jeu théâtral lui-même et à l’image de l’idéalité des pairs propre à l’adolescence, le groupe prend une place prépondérante. Une spécificité du médium théâtral est bien les mouvements de vu/être vu qu’il met au centre. Theatron signifie en grec « lieu où l’on regarde ». Le théâtre est intrinsèquement un fait de groupe. Il est un des rares arts qui ne peut être pratiqué seul et son dispositif scénique ne tient que parce qu’il y a d’autres personnes pour regarder ou pour jouer avec soi. Ainsi, le dispositif théâtral [3], par ses propriétés relationnelles de mise en représentation de soi face aux autres, devient à la fois le prétexte pour que s’établisse la dynamique de groupe, et le catalyseur et le transformateur de la résonance fantasmatique en groupe. Enveloppe dans l’enveloppe, la scène se fait piédestal qui va considérablement moduler la dynamique de groupe. En ce sens, le jeu sur scène est comme un tableau qui viendrait se décaler de la chose même pour en donner un éclairage supplémentaire. Comme un tableau, le jeu en émergence du groupe vient saisir dans un langage qui lui est propre les problématiques en action. Le jeu vient alors mettre en évidence plus franchement les liens transférentiels qui se tissent, les liens identificatoires qui émergent et les questionnements psychiques qui circulent. Ces liens et questionnements portent en leur sein les problématiques psychopathologiques des patients. Leur évolution et leur transformation entraînent, nous pouvons le supposer, une modification de la posture subjective des patients, voie d’appropriation des pensées dans une logique réflexive, autre que la logique psychopathologique. Ainsi, le piédestal de la scène se fait porteur de l’appareil psychique groupal pour, premièrement, en figurer les mouvements, deuxièmement, en catalyser les changements.

9Ainsi, en médiation théâtrale avec les adolescents, la scène se fait catalyseur de la fonction phorique au sein de la dynamique de groupe. La fonction phorique est théorisée dans l’appareil psychique groupal comme l’élection d’un membre en tant que porte-symptôme, porte-rêve, porte-idéal, porte-mort, bouc émissaire, sacrificateur, … Par exemple, les groupes établissant des fonctions de bouc émissaire font porter les éléments mauvais du groupe à celui désigné comme l’exclu, dans un fonctionnement en projection et clivage bon-mauvais. En médiation théâtrale avec les adolescents, il arrive aussi bien souvent qu’un patient se fasse porteur dans les jeux scéniques des problématiques psychiques d’un autre, avec qui il est plus fortement en alliance dans le groupe. Cette fonction phorique est une combinaison du désir inconscient du sujet et de là où les autres membres du groupe le convoquent.

10En médiation théâtrale avec les adolescents, la scène, par l’attention qu’elle focalise, conduit à ce que chaque membre du groupe occupe à son tour une fonction phorique. Les adolescents se saisissent de cette propriété scénique car cela résonne avec la recherche identitaire propre à cet âge. Alors, chaque fois qu’un patient adolescent vient jouer son improvisation devant le reste du groupe, il se fait porteur d’une fonction phorique au sein de la dynamique du groupe. Mais, cette dynamique spécifique s’apparente à celle du dispositif psychodramatique de groupe. Le passage de l’action à la mise en représentation de soi, répondant au « comme si » dans le jeu théâtral, s’apparente au passage à l’action induit par le jeu psychodramatique. Alors, la médiation théâtrale n’est-elle rien d’autre qu’un psychodrame de groupe agrémenté de conventions de jeu issues du théâtre ? La médiation thérapeutique par l’improvisation théâtrale est-elle une re-théâtralisation du psychodrame, revenant ainsi aux origines moréniennes [4] (Moreno, 1965) même du psychodrame ?

Médiation théâtrale et psychodrame de groupe

11En psychodrame de groupe comme en médiation théâtrale, la dynamique de groupe se polarise vers une action jouée de ce qui circule fantasmatiquement au sein du groupe. Cependant, il semble que l’enjeu de représentation de soi, à portée hautement culturelle, change la valeur du jeu en médiation théâtrale, par rapport au psychodrame de groupe. Il est important de mesurer combien la dramatisation théâtrale a une logique créative liée à une esthétique propre que n’a pas le psychodrame. Le jeu théâtral est un jeu qui vise à se mettre en représentation, qui vise à se faire autre pour se faire voir par un autre. C’est donc un jeu plus figuratif du rôle social que ne l’est le psychodrame, qui lui cherche à figurer la scène psychique. En ce sens, le psychodrame pourrait se définir par une dramatisation de jeu kleinien, du point de vue de l’exploration des symboles psychiques dans le jeu, alors que la médiation théâtrale pourrait se concevoir sur un modèle winnicottien, où la créativité a une importance pour elle-même. Ainsi, là où le psychodrame cherche la figuration des conflits psychiques dans le but de les intérioriser, la médiation théâtrale sollicite l’extériorisation de soi. Comme l’écrivent E. Kedem-Tahar et P. F. Kellerman (1996), dans la médiation théâtrale, l’art dramatique utilise « la force vitale dans le jeu », alors qu’au psychodrame, l’exploration du psychique utilise le jeu théâtral pour se formaliser.

12L’utilisation de la « force vitale dans le jeu » s’apparente à ce que A. Artaud décrit : « la scène est un lieu physique et concret qui demande qu’on le remplisse, et qu’on lui fasse parler son langage concret » [5]. Celui qui joue fait résonner ce qu’il joue dans son corps, par ses moyens d’expression propres jusqu’à en donner une représentation spectaculaire devant les spectateurs. Ceci est à différencier de la caricature et se rapproche des conceptions brechtiennes de la distanciation. « Le fait que les gens se présentent devant d’autres gens pour leur montrer quelque chose ; que ce qu’ils montrent a été travaillé, que cela ne se déroule pas dans la réalité, mais n’est qu’une répétition ; que les sentiments exprimés sont ceux de tiers ; qu’on montre des processus qui ont été soumis à une censure, autrement dit qu’on a sur eux déjà réfléchi et même porté un jugement ; tout cela fait partie intégrante du processus qu’est le jeu théâtral, doit donc y trouver sa place naturelle et y être manifeste, afin que le spectacle garde un certain caractère terrestre et prosaïque incitant la réflexion » [6].

13L’intérêt thérapeutique de la médiation théâtrale semble alors moins l’émergence de la conflictualisation psychique que l’exploration des signifiants formels, « représentations des configurations du corps et des objets dans l’espace, ainsi que de leurs mouvements » [7]. Ce langage concret du jeu théâtral met en mouvement des formes de symbolisation primaire, dans l’image du corps et dans le lien primordial aux autres. L’adolescent est convoqué, en médiation théâtrale, à porter attention aux affres du sensoriel et à tenir un personnage désigné comme différent de soi. Ces tentatives de représentation de soi rendent les adolescents conscients des messages dont ils sont porteurs inconsciemment. Ainsi, cette formalisation de soi par le jeu théâtral a des retombées sur la dynamique de groupe, en accentuant drastiquement la fonction phorique au sein du groupe. La consigne de se transfigurer en un personnage différent de soi fait prendre conscience à l’adolescent, en tant que porte-parole, qu’il « porte lui-même sa propre parole méconnue et qu’il peut la connaître à travers ce qu’il énonce pour un autre ou à un autre » [8]. Ainsi, la fonction phorique sur scène offre les conditions nécessaires à la désidentification aux adolescents, par prise de conscience réflexive, tant à un niveau groupal, interindividuel qu’intrapsychique. En effet, par la possibilité de porter des personnages inattendus par les autres, comme par soi-même, le jeu modifie radicalement la fonction phorique du patient au sein du groupe. Cette modification des places dans le groupe vient aussi traduire comment le jeu sur scène bouge le positionnement subjectif du patient et sa manière de s’auto-représenter. La vignette clinique de Sacha, au sein d’une médiation thérapeutique en CMPP, en donne une illustration.

Un patient dans un groupe de pré-adolescents était pointé comme l’élément défaillant, dit « bizarre ». Tous étaient d’accord pour ne pas l’approcher. Il semblait prendre un plaisir en effet « bizarre » à s’abêtir et à tenir des propos inquiétants. Cette bizarrerie se retrouvait autant hors scène, dans la vie du groupe, que sur scène. Dans son jeu, il ne tenait pas en place et tenait des propos sur-sexualisés qui me faisaient fantasmer en tant que thérapeute de groupe sur un futur psychopathe. Il tenait en ce sens la fonction de bouc émissaire dans le groupe.
Le groupe avait développé un rituel de phobie du toucher envers ce patient. Les autres ne voulaient pas toucher ce qu’il avait touché. Au lieu de se miner, il prenait, du moins en apparence, un plaisir fou à toucher, à s’asseoir sur les chaises des autres… Il était indéniablement la figure du paria qui faisait écho à sa propre problématique. Cela permettait au groupe un aménagement en clivage du bon et du mauvais.
Or, sur une séance, cette dynamique s’était déjà quelque peu assouplie. Il joua ce jour-là avec une patiente qui, habituellement, était des plus virulentes avec lui. Le thème de leur improvisation était un talk-show. Il prit le rôle d’un fou. Lui qui était habituellement traité de fou par les autres, jouait ce rôle, mais cette fois-ci de manière caricaturale, et donc trop exagérée pour être vraie. Dans ce personnage, il se jeta plusieurs fois au pied de cette autre patiente, il la toucha et elle ne se détourna pas de lui. Elle resta dans son propre personnage et l’improvisation fut menée jusqu’à son terme.
Ainsi, par l’incarnation de cette parole, sa fonction porte-parole dans le groupe fut modifiée. Après cette séance, il ne portait plus la figure du paria. Il put se dégager de cette fonction phorique, en grande partie parce qu’il avait pu incarner, en jeu, la caricature d’un mauvais, qu’il faisait craindre aux autres hors scène. L’entité groupe pouvait maintenant arriver à une autre organisation. L’organisation en clivage bon-mauvais n’avait plus de sens, maintenant que le fantasme de folie partagé par tous mais porté par lui avait été porté sur la scène. Du point de vue individuel, pour ce patient, jouer le fou lui a aussi probablement permis de se décaler de cette fonction à laquelle il semblait s’identifier. Cela lui a permis de lâcher ce mode d’expression subjective pour entrer dans une autre position subjective.

14Ainsi, le dispositif thérapeutique de la médiation théâtrale donne une place centrale aux enjeux de représentation de soi, induisant par là même une réflexivité à plusieurs niveaux, tant individuelle, interindividuelle que groupale. Le dispositif scénique se fait figure réflexive de la dynamique de groupe avec les adolescents : l’utilisation de la scène comme médium amène le groupe à s’auto-représenter et ainsi se saisir d’une représentation de ses processus, induisant des réaménagements rapides dans la dynamique de groupe. L’appareil psychique groupal ne peut plus être dupe de lui-même lorsqu’il est mis en représentation sur scène. Il apparaît donc que le dispositif thérapeutique de la médiation théâtrale se différencie de celui du psychodrame par l’accentuation de la fonction phorique, jusqu’à permettre des mouvements de désidentification.

15D’un point de vue intersubjectif et en liaison avec l’individuel et le collectif, par les passages répétés sur scène où les liens aux autres – partenaires de jeu et spectateurs – sont constamment convoqués, l’adolescent remet au travail la manière dont ses liens aux autres entre en résonance avec sa problématique psychique. La médiation théâtrale semble en ce sens être une médiation qui met au travail le sujet dans le groupe, tant dans son rapport intersubjectif que groupal. Ce dispositif thérapeutique induit un travail sur l’altérité, avec les pairs et les thérapeutes.

16En ce sens, une seconde différence de taille entre psychodrame de groupe et médiation théâtrale apparaît : le degré d’intervention des thérapeutes. En effet, en médiation théâtrale, le thérapeute intervient, de sa place de metteur en scène, à partir de sa connaissance de l’art dramatique. Parce qu’il y a une technicité du jeu théâtral qui se doit d’être transmise aux patients pour pouvoir être utilisée par eux comme support des processus psychiques, le thérapeute de médiation théâtrale est dans une posture plus active que les thérapeutes de psychodrame. Au sein de la médiation théâtrale, le support du jeu, l’effort que demande l’écoute du partenaire, la concentration que sollicite l’injonction d’être son personnage, la complexité du travail sur le geste, sont autant de techniques qui mobilisent des processus psychiques restés sous silence s’ils n’avaient pas été directement sollicités. Le thérapeute propose ainsi des exercices et des consignes de jeu. Il participe activement à l’émergence des modalités créatives d’expression de soi, sans rien interpréter des contenus de jeu.

17Mais en quoi alors la médiation théâtrale peut-elle être considérée comme un dispositif analytique ? Premièrement, il est important de considérer combien les consignes du thérapeute visent essentiellement à ouvrir l’associativité des patients vers le langage du corps et de l’acte. Deuxièmement, nous pouvons observer que les consignes du thérapeute émergent en associativité sur la dynamique du groupe, proposant des thèmes de jeu qui soient au plus près de ce qui est abordé dans le groupe. Si, par exemple, le groupe parle de la violence et que certains semblent prêts à frapper, il est possible de proposer une improvisation autour du thème de la boxe, sans jamais y définir les personnages et l’histoire, pour que ce soit à eux de s’approprier ces éléments. En ce sens, les propositions de jeu sont en co-création entre le matériel brut des patients et les références théâtrales de l’animateur de l’atelier. Nous pourrions même émettre l’hypothèse que ces propositions de jeu sont, pour le thérapeute, des tentatives de mise en sens et de figuration de la dynamique de groupe et des fantasmes exprimés en groupe. La capacité de rêverie du thérapeute devient une co-rêverie avec les patients pour co-créer la dynamique de groupe. Ainsi, cette dynamique est constamment relancée par la rencontre entre la force d’expressivité des adolescents et les propriétés de création propres au théâtre, portées par les interventions du thérapeute.

18Mais il est essentiel que le thérapeute engage une réflexion sur son positionnement, sur sa place et sur son rapport au théâtre. Selon J. Bleger (1979), le cadre est un processus immobile. Proposer à des adolescents une médiation autour de l’improvisation théâtrale conduit à immobiliser certains processus pour en solliciter d’autres. Le thérapeute doit avoir conscience que, dans sa rencontre avec le patient au travers du médium théâtre, ses choix de mise en scène induisent des effets de sollicitation de l’adolescent. L’utilisation du médium est indissociable de l’engagement transféro-contre-transférentiel dans la rencontre. Pour ce faire, le thérapeute-metteur en scène doit se dégager d’enjeux de performance pour offrir aux patients un espace d’exploration de soi en groupe, travailler avec son engagement contre-transférentiel, notamment sur ce qui l’engage individuellement dans ses choix artistiques, de théâtralité. À cette condition seulement, les modalités de rencontre offertes par le support du dispositif scénique reproduisent cet équilibre entre fait de reconnaissance et mise en sens des contenus bruts du patient, ce qui fait de ce dispositif un terrain original de la rencontre analytique.

19 

20La médiation théâtrale est plus qu’un paradigme métaphorique de la scène et de l’espace psychique en termes de complexité processuelle. La médiation théâtrale est un jeu à règles (game) qui cadre le play au sens winnicotien (1971), tout en en conservant l’associativité et les possibilités d’exploration de la vie psychique du sujet dans le groupe. Ce jeu à règles laisse le patient régresser, sans décompenser, vers l’exploration de sa sensorialité et de ses contenus fantasmatiques. Les processus psychiques des patients adolescents, mis en mouvement, semblent alors moins dans des enjeux de fond que des enjeux de forme : sollicitation des enveloppes psychiques, de symbolisation formelle, d’approche de la singularité de son désir. Nous sommes en médiation théâtrale sur un véritable travail de mise en forme, où la représentation de soi vers l’autre vise à s’auto-saisir par la pensée. Là où en psychanalyse la guérison vient de surcroît, en médiation théâtrale d’orientation analytique, le travail de mise en sens de ce qui est mis en jeu est laissé à l’intime du patient. En ce sens la médiation théâtrale, comme la plupart des autres médiations, est une amorce à un travail psychothérapique, ouvrant l’adolescent aux possibilités de rencontre d’un autre adulte secourable (Richard, 2011). La médiation théâtrale ne sollicite pas tant la mise en conflit interne des contenus psychiques que la mise en œuvre des moyens représentatifs pour que la symbolisation de mots puisse advenir chez l’adolescent. La médiation théâtrale engage en ce sens un processus de subjectivation en appui sur le processus de création théâtrale. Ce dispositif explore la face de socialisation propre au jeu, là où le psychodrame va plutôt explorer la conflictualité psychique que le jeu rend possible. Ainsi, la spécificité de la dynamique de groupe en atelier théâtre semble être cette constante reproblématisation du lien à l’autre par la figuration réflexive du jeu d’improvisation. De la première accroche par le lien groupal, le processus thérapeutique chemine ensuite, par l’investissement de l’espace scénique comme miroir de soi autant que de l’autre. Le dispositif de la médiation théâtrale dévoile alors toute la complexité des rapports à l’autre et à soi au sein du groupe.

Notes

  • [1]
    Emunah, Johnson, 2009, ch. 3.
  • [2]
    Ibid.
  • [3]
    La scène est une part du dispositif mais le dispositif ne peut être réduit qu’à la seule présence de la scène. Les rituels de démarrage et de fin de jeu, les conventions d’organisation de l’espace, les modes de construction de la narration sont, entre autres, des éléments du dispositif scénique qui dépassent la seule présence de la scène.
  • [4]
    J. L. Moreno, inventeur du psychodrame, insistait en effet fortement sur l’identité théâtrale du dispositif qu’il avait mis en place.
  • [5]
    Artaud A. (1938). Le théâtre et son double. In : Œuvres complètes, T. IV. Paris : Gallimard, 1978, pp. 11-174, p. 36.
  • [6]
    Brecht B. (1955). L’art du comédien : écrits sur le théâtre. Paris : L’Arche, pp. 70-71, 1999.
  • [7]
    Brun, 2014, p. 449.
  • [8]
    Kaës, 1999, p. 106.
Français

Cet article analyse le « site » thérapeutique de la médiation théâtrale. Le groupe y occupe une place centrale, se différenciant toutefois du dispositif thérapeutique de psychodrame analytique en groupe. Les propriétés du médium théâtral induisent une dynamique spécifique. La scène se fait catalyseur de la fonction phorique. L’accordage esthétique offre des occasions de désidentification.

Mots-clés

  • Médiation thérapeutique
  • Théâtre
  • Groupe

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Tamara Guenoun
Univ. Lumière Lyon 2
CRPPC, EA 653
69500 Bron, France
tamaraguenoun@gmail.com
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/06/2016
https://doi.org/10.3917/ado.095.0117
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