CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les processus psychiques qui adviennent à l’adolescence accompagnent les transformations corporelles confrontant le sujet à un tel inconnu que cela peut, parfois, le rendre étranger à lui-même, comme une sorte de « folie pubertaire » (Gutton, 1991). Lorsque ce « traumatisme » survient dans une même synchronicité qu’un traumatisme collectif, le télescopage est tel que le devenir adulte s’inscrit dans une construction complexe qui semble dès alors, entravée.

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Yvette était adolescente pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle fait partie des personnes nées entre 1924 et 1941, en France, de parents juifs étrangers, interrogées dans le cadre d’un travail de recherche sur l’impact de l’histoire collective sur la construction individuelle (Feldman, 2009). Une analyse qualitative selon une approche complémentariste (Devereux, 1967) impliquant psychanalyse, anthropologie et histoire, a permis de mettre en avant des spécificités dans leur construction psychique, en termes de facteurs de vulnérabilité mais également en termes de compétences ou de solutions mises en place pour soulager leurs blessures passées. Parmi les interviewés, quatre étaient âgés de douze à seize ans en 1940. À cette période de développement, des changements d’ordre bio-psycho-social s’opèrent. Maturité, ambivalence, lutte pour l’indépendance sont des traits centraux (Durst, 2003). À la différence des plus jeunes, ces adolescents ont supporté de lourdes responsabilités, pour eux-mêmes, et parfois pour les plus jeunes.
Yvette est née à Paris en 1928. Elle a un frère né en 1925, et un autre, Serge, né en 1940. Ses parents viennent de Roumanie. Le père d’Yvette est tailleur. La famille vit dans un quartier de Paris, dans lequel la communauté juive ashkénaze est importante. Les parents d’Yvette pratiquent les grandes fêtes juives. La langue est le français, parfaitement bien parlée par son père, et le yiddish que la mère d’Yvette parle avec sa propre mère. Sa grand-mère maternelle ne parle que le yiddish. Yvette évoque son enfance comme représentant les meilleures années de sa vie. Elle aime aller à l’école et obtient son certificat d’études.
À partir de 1941, elle se souvient parfaitement bien des mesures discriminatoires envers les Juifs. Elle ne peut monter que dans le dernier wagon du métro. Sa meilleure amie catholique, refuse du jour au lendemain de la fréquenter. En 1941, le père d’Yvette, se sentant plus menacé, quitte Paris pour la zone libre. Son frère aîné également, il part s’engager dans le maquis. Ses oncles et tantes vont à Lyon. Yvette porte l’Étoile jaune.
Yvette est avec sa mère et son frère, la nuit du 23 au 24 septembre 1942. À 5 heures du matin, elle est avertie par une amie que la rafle des Juifs roumains a lieu ce matin-là. Yvette tente de presser sa mère de partir. Celle-ci met du temps pour se préparer. Yvette se dépêche : elle prend son petit frère, âgé de deux ans, dans les bras et quitte l’appartement. En descendant l’escalier de son immeuble, elle croise trois policiers français venant arrêter sa famille ; la fuite est alors la seule issue possible. Sa mère restée dans l’appartement, sera arrêtée et déportée. Yvette part chez une amie. Comme elle n’a rien sur elle, elle décide de retourner le lendemain chez elle, mais des scellés sont apposés sur la porte. Elle les coupe, entre dans l’appartement et décide finalement de repartir sans rien prendre.
Yvette reçoit une lettre de sa mère, en provenance de Drancy, qui lui dit : « Nous partons pour la mort » et elle ajoute « Surtout ne te sépare pas de Serge ». Yvette et son petit frère passent quelques jours dans un centre de l’UGIF[1]. Puis, grâce à une cliente de son père, ils prennent le train et tentent de franchir la ligne de démarcation. C’est la fin du mois d’octobre 1942. Arrivés à la gare d’Angoulême, les Allemands procèdent à une vérification des papiers d’identité. Par « miracle », une femme, dont Yvette apprendra plus tard qu’elle est résistante, l’interpelle avec son petit frère. Elle les prend en charge et les dirige vers un passeur. Lorsqu’ils franchissent la ligne de démarcation à pied, une patrouille allemande avec des chiens se trouve dans le secteur. C’est grâce à la pluie qui tombe cette nuit-là que le flair des chiens est émoussé et qu’ils ne sont pas repérés. Yvette est censée retrouver son père, à qui elle avait envoyé une lettre. Arrivée au point de rendez-vous, elle apprend que son père a été conduit la veille au camp de Nexon [2], en Haute-Vienne. Elle tente de le rejoindre avec Serge. Ils sont logés là « dans un endroit infâme » dit-elle. Yvette repère un abri pour Serge chez des femmes réfugiées. Elle trouve un travail chez un cafetier. Elle reçoit des nouvelles de son frère aîné, qui les fait venir dans le Sud-Ouest ; là-bas, elle est accueillie chez une femme qui tient un hôtel. Yvette l’aide et met Serge en nourrice pour s’apercevoir rapidement que celle-ci est maltraitante. Une nuit, Yvette échappe à une rafle, elle a une péritonite aiguë, elle est emmenée à l’hôpital de Montauban. Elle se souvient des propos du chirurgien qui l’opère : « Je sais que vous êtes juive, s’il vous arrive quelque chose, c’est pas grave. » Après être restée quelque temps dans cet hôpital, dans des conditions décrites comme « sordides », elle est aidée par une religieuse de St-Vincent-de-Paul qui la fait sortir, car repérée comme Juive, elle doit être emmenée à Drancy. Cette religieuse la conduit auprès de l’évêque Pierre-Marie Théas [3]. Il lui propose de la faire passer en Espagne mais elle ne veut pas abandonner son petit frère et le place dans une famille bienveillante.
En 1943, Yvette a quinze ans. Elle retourne dans l’hôtel où elle a séjourné quelque temps plus tôt. Elle raconte avoir eu des problèmes avec les hommes. Yvette dit se barricader tous les soirs, pour être tranquille la nuit. En 1944, un matin, tôt, quelqu’un frappe à sa porte. Elle pense encore que c’est quelqu’un qui lui veut du mal. Cet homme, un Allemand, lui glisse un mot sous la porte, lui disant de partir rapidement de l’hôtel car une rafle se prépare. Yvette lui fait confiance et sort. Elle est aidée par la propriétaire de l’hôtel, qui lui trouve une cachette dans une grange : « J’avais peur, parce que c’était le noir. » Yvette est tellement angoissée, qu’elle décide de sortir. À quelques mètres de là, elle se fait arrêter et est emmenée à la Kommandantur[4]. Elle raconte avoir été torturée : « Il faisait chaud, il m’attache sur une chaise, il me laisse au soleil, ça j’ai fait des cauchemars longtemps. » Le commandant la convoque, menace de la fusiller. Épuisée par ce qu’elle a subi, Yvette lui dit accepter de mourir. Le commandant la laisse partir. Elle échappe à nouveau à la mort.
Arrive la Libération. Son père qui a échappé à la déportation se trouve au camp du Vernet [5] jusqu’à la fin de la guerre. Il rentre à Paris. Yvette souhaite aussi revenir à Paris, pour continuer ses études. Mais son père l’envoie à Lyon chez sa tante. « Et c’est là que tous les problèmes ont commencé parce que tant qu’il fallait se battre,… j’étais une petite fille très fragile de santé mais là je m’étais très bien débrouillée et c’est à partir du moment où je suis arrivée à Lyon, où je suis tombée sur ma tante et mon oncle, mais qui n’ont pas posé la moindre question et je suis arrivée, comme si j’arrivais dans un autre monde. Et alors ça a été le commencement de l’horreur, je me suis recroquevillée sur moi et j’ai rien compris et j’ai commencé à… ça a été le commencement de longues années de terreur, de phobies, d’angoisses, de… presque aux portes de la folie je peux dire. »
Yvette travaille comme sténo-dactylo. Un jour, elle décide de retourner à Paris. Elle découvre que son père a refait sa vie. Et comme la famille n’a pas récupéré son appartement, elle loge avec son frère aîné dans un endroit précaire, « une espèce de truc horrible ». Celui-ci connaît une grave dépression et se suicide. Yvette trouve du travail dans un centre accueillant les soldats américains à Paris. Serge est toujours à Montauban : « Il a pas voulu s’en occuper, mon père. » Il est accueilli chez différentes nourrices jusqu’à l’âge de quatorze ans. Yvette dit qu’il a erré de nombreuses années, puis, il s’est marié et vit depuis quelque temps à l’étranger. Elle précise que son petit frère l’a longtemps appelée « maman ».
Dans le même temps, Yvette rencontre celui qui sera son mari, mais elle dit ne pas l’aimer. Il insiste pour l’épouser alors qu’elle ne le souhaite pas. C’est un officier en permission, de dix ans son aîné, qui a perdu sa femme. Il est catholique. Le père d’Yvette encourage ce mariage. Yvette rencontre des difficultés pour avoir des enfants. Après onze ans de mariage, elle a un fils puis un deuxième, quatre ans plus tard. Son mari ne veut entendre parler ni de son histoire à elle, ni de celle des Juifs.
Yvette dit qu’elle a survécu à toutes ces années d’après-guerre, grâce à l’écriture. Elle écrit son histoire depuis longtemps : « J’écrivais, ça a été ma thérapie. » C’est par l’intermédiaire d’un journal de retraités, qu’elle entre en contact avec des personnes qui étaient au même lycée qu’elle à Paris, avant la guerre. De fil en aiguille, elle rencontre l’association des « Enfants cachés : 1940-1944 ». Elle y adhère immédiatement. Elle participe aux groupes de paroles, qui ont été, pour elle, une expérience libératoire. Elle a rompu, enfin, avec le silence et l’isolement dans lequel elle était depuis 1945. Yvette dit qu’elle a traversé des périodes extrêmement difficiles dans sa vie d’adulte. Elle a été phobique. Elle avait peur de sortir de chez elle. Elle dit avoir eu honte d’être juive pendant de nombreuses années. Maintenant, elle le revendique. De nouveaux liens se tissent grâce à la venue de ses petits-enfants. Les relations avec ses enfants restent difficiles. Aucun de ses deux fils ne veut entendre parler de son histoire. C’est sa petite-fille aînée qui lui pose des questions. Yvette y répond. Tenu au courant de leur échange, son fils est intervenu en lui interdisant de parler à ses filles de son vécu : « Jamais plus tu dis ça. »
Yvette a publié son histoire récemment. Elle en est fière. Elle a été très active au sein de l’association des « Enfants cachés : 1940-1944 », jusqu’à sa dissolution en 2007. Elle intervient régulièrement dans les écoles. Elle transmet. C’est sa mission et c’est peut-être le sens qu’elle donne au fait qu’elle soit restée « miraculeusement » en vie.

Discussion

3Avant même les persécutions, Yvette grandit dans un contexte d’instabilité et de multiplicité [6]. En effet, elle est comme les autres enfants juifs nés en France de parents immigrants, présentant une certaine vulnérabilité dans leurs affiliations : nés en France, les enfants « métis » s’inscrivent dans le « monde » d’ici et s’appuient sur le « monde » d’origine de leurs parents. Leur structuration culturelle et psychique se fait ainsi sur un clivage et sur un conflit. Le yiddish et le français sont les deux langues avec lesquelles Yvette grandit jusqu’en 1942, l’année de la « solution finale », pour laquelle le gouvernement de Vichy représenté par Laval, décide de la déportation des enfants. Le paroxysme des persécutions est, par la suite, atteint avec la rafle du Vel d’Hiv des 16 et 17 juillet 1942 [7], la plupart des Juifs arrêtés sont des étrangers. D’autres rafles se poursuivent. Elles sont organisées dans un lieu précis ou bien par nationalité [8].

24 septembre 1942 : changement de statut. Yvette a quatorze ans

4En France, les premières lois anti-juives sont mises en place à partir d’octobre 1940. Les menaces se manifestent progressivement. Yvette souligne également un espace de vie qui se rétrécit. La première mesure à laquelle les enfants sont obligatoirement soumis est le port obligatoire de l’étoile jaune, en zone occupée [9]. Les enfants sont ainsi repérés dans la rue, dans les écoles, ils sont perçus comme différents [10]. À douze-treize ans, les enfants acquièrent une certaine autonomie qui permet de se rendre compte d’éventuels changements dans le cadre social, alors que ces premières menaces sont ressenties par les adolescents, elles sont pour la plupart minorées ou déniées par leurs parents. La France est qualifiée de « pays des droits de l’homme », et les familles immigrées se sentent protégées. C’est ainsi que S. Klarsfeld explique que 90 % des Juifs obéissent sans arrière-pensée à la démarche de se faire enregistrer à la Préfecture à la suite de l’« ordonnance du 27 septembre 1940 ». Venir en France signifiait s’installer dans un pays protecteur, en référence au fait que la France est le premier pays à avoir proclamé l’émancipation des Juifs (en 1791).

5Au matin du 24 septembre 1942, la mère d’Yvette ne prend pas la mesure du danger imminent. La décision d’Yvette de partir avec son frère, de quitter précipitamment le domicile et de ne pas remonter lors de sa rencontre avec la Gestapo, signe dès lors une bascule dans son existence : « L’arrestation signe souvent la fin brutale du monde de l’enfance et l’entrée, sans transition, dans le monde des adultes » [11]. À quatorze ans, Yvette est désormais adulte.

6Au-delà même de son nouveau statut d’adulte, elle devient également mère pour son petit frère, âgé de deux ans. Elle va prendre un certain nombre de décisions pour son bien-être, au détriment de sa propre protection parfois.

Peurs et frayeurs sont au cœur de son parcours entre 1942 et 1945

7Freud dissocie l’effroi de la peur. « Le terme de peur suppose un objet défini dont on a peur ; quant au terme d’effroi, il désigne l’état qui survient quand on tombe dans une situation dangereuse sans y être préparé ; il met l’accent sur le facteur surprise » [12]. Les peurs « normales » prennent appui sur des aspects imaginaires, elles ont, entre autres pour rôle de nous protéger, en plaçant notre corps en alerte lors de la réception d’un stimulus extérieur tel qu’un bruit ou une image. Celles-ci existent davantage chez l’enfant mais aussi chez l’adolescent, et l’adulte. Il y a, par ailleurs, des peurs « pathologiques », qui elles s’inscrivent dans le réel. On identifie également des frayeurs : des instants pendant lesquels l’individu se retrouve face à de la surprise ou de la stupeur. T. Nathan [13] indique que l’étymologie du mot frayeur contient deux notions : d’abord une peur particulièrement vive qui surprend le sujet, l’effroi étant une frayeur encore plus intense, qui saisit, pétrifie ; puis une extraction hors de l’univers de la paix. Il semble que ces deux significations sont bien présentes dans le vécu d’Yvette. Cette frayeur correspond à l’instant qui représente la bascule dans l’inconnu, l’« inquiétante étrangeté ». Pour Yvette, ces moments de frayeur sont nombreux et repérables précisément dans son récit : le jour de l’arrestation, l’imminent contrôle d’identité par les Allemands à l’arrivée en gare d’Angoulême, le passage de la ligne de démarcation, son opération chirurgicale, sa fuite, le fait qu’elle échappe à deux autres rafles, son camouflage dans une grange obscure, son arrestation et les sévices subis par le chef de la Kommandantur. L’abus sexuel s’associe également à de la frayeur. Il est peu abordé par Yvette : « C’est la seule chose dont je ne peux pas parler, je crois que je ne pourrai jamais en parler. » L’adolescence est marquée par des modifications morphologiques. Le deuil du corps d’enfant nécessite une élaboration dans le but d’intégrer les nouvelles données physiologiques et psychologiques. Or, Yvette a eu une adolescence confisquée, « volée » (Tomkiewicz, 1999). Elle a donc été précipitée dans la sexualité et son expérience s’apparente à des viols qui ont empêché ce temps de l’organisation de sa sexualité adulte. Si le début de l’adolescence représente ainsi un moment de fragilités psychiques, l’abus peut entraîner des inquiétudes et des confusions autour de l’estime de soi et de l’identité sexuée. La réalité et l’impact de la traumatisation secondaire deviennent des facteurs de désorganisation. Et la répétition de ces abus vient dès lors renforcer les effets désorganisateurs. De 1942 à 1945, Yvette est confrontée au Réel de la mort mais également à la réalisation des tabous et des fantasmes.

L’après 1945 : La Libération n’en est pas une, « le début de l’enfer »

8La mère d’Yvette n’a pas pu protéger ses enfants. Son père n’a pas pu mieux faire et devient une figure destituée. Yvette a tenté de le rejoindre, peut-être recherchant sa protection. Cette quête s’inscrit dans une période particulière puisqu’à l’adolescence sont réactualisées des représentations liées à des fantasmes infantiles. Le dépassement et le rejet de ces fantasmes incestueux permettent alors à l’adolescent de s’affranchir de l’autorité parentale. Or, cette période ayant été sabordée, il est difficile pour Yvette d’accepter ce qui représente pour elle une démission paternelle. Les humiliations subies, les craintes d’être déporté suivies de la perte notamment de sa femme nuisent à la capacité de cet homme de fonctionner à la hauteur de sa fonction parentale : « Il s’est jamais occupé de nous. » À la Libération, le père d’Yvette rencontre une nouvelle compagne et prend des décisions concernant sa fille et son fils qu’Yvette trouve inadaptées, d’autant que pendant trois ans, elle a pris elle-même des initiatives d’adulte en-dehors de l’accord de son père. La seule injonction, qui a tenu jusqu’en 1944, revient à sa mère qui lui a demandé de ne pas se séparer de son petit frère.

9À la Libération, Yvette a dix-sept ans et c’est l’éclatement de la famille. Elle se voit contrainte à son éloignement de Paris et à la séparation d’avec son petit frère. Les retrouvailles avec les adultes de la famille se révèlent impossibles. Son père et son frère reviennent humiliés. Tout semble s’effondrer. La dislocation de repères extérieurs se poursuit. De plus, les silences du camouflage durant la période de clandestinité, s’ajoutent à ceux d’après-guerre qui viennent renforcer l’isolement et le sentiment de vulnérabilité. Ce second silence incite à rester caché, en particulier par le mutisme et le « faire-semblant ». Il y a aussi le silence du politique, de la société française : ces adolescents, de retour « chez eux », sont à nouveau autorisés à reprendre le métro, ils ont de nouveau accès aux jardins publics, aux cinémas.

10Le temps de la clandestinité, après l’arrestation de sa mère, était aussi temps d’espérance et d’attente. La période d’espérance est suivie par celle de la dépression. Au cours de cette attente, des retrouvailles s’opéraient entre le Moi et son objet perdu, qui surgissait alors comme un idéal. Espérer, c’est souhaiter, non trouver, mais plutôt espérer retrouver ce qui fut perdu lors d’une période de symbiose fusionnelle avec la mère. L’attente est tel un sursis de la dépression. C’est ainsi qu’on peut comprendre à la fois l’intelligence adaptative d’Yvette, l’instinct incroyable qui lui fait fuir le danger et dans le même temps l’« enfer » que constitue la Libération qui est la fin de l’espérance, le retour à la réalité, le non-retour de sa mère, et ainsi la dépression et le deuil impossible qui s’ensuivent. C’est en cela qu’un lien s’établit entre Moi idéal et dépression (Marty, 1980). Yvette est comme morte deux fois : psychiquement avec l’arrestation de sa mère et symboliquement à la Libération. Elle est comme réduite à un corps abusable, le pubertaire empêché va potentiellement générer une part pervertie, et un devenir adulte empêché, le travail autour de la sexualité n’ayant pu s’élaborer. Ce qui est tué est sa possibilité d’advenir en tant que sujet sexué, éradiquant ainsi son devenir sujet. C’est ainsi que l’on peut comprendre son enfermement dans un mariage non souhaité, ses difficultés à procréer et la manifestation d’un certain nombre de troubles psychopathologiques et familiaux.

11L’écriture est un appui à sa « survie », comme si ces années de mariage étaient une continuation de la période de survie. Sa période d’enfance sécurisante lui permet d’introjecter des imagos maternelles sur lesquelles elle peut malgré tout s’étayer [14]. Cependant l’accès à la maternité se révèle être difficile. Elle attend onze ans avant de pouvoir tomber enceinte. Onze ans est le temps de l’enfance, temps de son enfance peut-être même. Les morts réelles et symboliques cumulées en période pubertaire, telles que la perte de sa mère, les menaces d’arrestation, les menaces mortelles du chirurgien qui l’opère, les abus sexuels, la destitution de son père, la perte de ses frères, viennent questionner son devenir à être sujet et mère de surcroît. On peut supposer que ce processus a été plus qu’attaqué et c’est peut-être la raison de l’impossibilité pour son corps de donner naissance, la vie.

12Yvette a des peurs et des phobies. Les abus vécus par Yvette, associés à des moments de frayeurs intenses, correspondent au traumatisme psychique, en termes d’événements survenus sur un mode brutal déclenchant des sensations immédiates de fortes menaces pour la vie, celle de ses proches et un important vécu d’impuissance (Beitchman et al., 1992). Cette source externe d’effroi vient faire effraction dans le monde interne d’Yvette, qui a continué à produire ses effets de façon durable, car des événements externes se sont répétés suffisamment avec les mêmes caractéristiques effrayantes. On les repère dans son parcours pendant et après la guerre. Tous ces vécus cumulatifs sont synonymes de pertes. Le traumatisme psychique vécu par Yvette continue ainsi à opérer et ses symptômes se manifestent par l’angoisse, les phobies, les craintes, le secret et le manque accru de confiance et d’estime de soi. Ce tableau clinique est celui du syndrome de stress post-traumatique d’autant plus que le traumatisme externe est venu faire collusion avec l’interne correspondant aux modifications pubertaires, aux prises avec des mouvements de désorganisation et de réorganisation. Yvette parle même de folie. Au-delà des effets, à court et moyen termes, décrits dans le DSM IV, les travaux de L. Crocq (1999), entre autres, mettent en évidence la persistance d’une « anesthésie affective » tout au long de la vie adulte. Une des caractéristiques de l’événement traumatique est de conserver une force dans la vie présente (reviviscences, peurs, cauchemars…), de laisser des traces indélébiles sur le fonctionnement psychologique (intellectuel, affectif et social), susceptibles d’une réactivation différée (Sironi, 2002).

13Yvette évoque également des difficultés relationnelles avec ses enfants. R. Krell et al. (2004) identifient un décalage de perceptions entre les deux générations. Les parents expriment de la fierté pour leurs enfants, or ce n’est pas ce que ces derniers perçoivent, puisque, de leur côté, ils ressentent intensément le besoin de toujours prouver à leurs parents qu’ils peuvent faire des choses. Le deuxième paradoxe concerne le silence des parents : leurs messages implicites, concernant leur passé, sont reçus par les enfants dans un contexte de non-sens. La compréhension de ce qu’ils ont réellement vécu est empêchée. Ne pas avoir accès au contenu a donné lieu à des fantasmes, parfois plus terrifiants encore que la réalité. Ainsi, au lieu de protéger leurs enfants, ce qui était pourtant leur intention, les parents se sont parfois enferrés dans un silence qui a provoqué le résultat inverse.

14Cependant, il semble qu’une réconciliation et un appel à la vie surgissent avec les petits-enfants, quand les grands-parents peuvent les voir. Pour Yvette, le contrôle de son fils sur la relation qu’elle a avec sa petite-fille semble toutefois la barrer.

15Qu’en est-il alors de la cicatrication de tous les maux vécus ? Il semble qu’elle soit difficile à mettre en œuvre. Seuls le processus d’écriture et l’arrivée d’une nouvelle génération semblent l’apaiser.

Conclusion

16Cette « adolescence empêchée » (Waintrater, 1997) est suivie par une vie d’adulte empêchée avec toutes ses composantes, une maternité empêchée, et également une parole interdite, qui semble seulement se libérer au passage à la retraite. Ce temps correspond également au moment historique d’une reconnaissance officielle du vécu des enfants et adolescents juifs cachés pendant la guerre, avec la première réunion internationale qui a lieu en 1991. Ce rassemblement est suivi, en France, par la création de l’association « Enfants cachés : 1940-1944 », dont la première initiative est de proposer des groupes de paroles, auxquels Yvette adhère d’emblée. L’écriture peut éclore et s’affirmer. L’écriture est un processus qui permet de métaboliser les éléments du traumatisme et de les mettre à distance. Cette retraite, qui pour beaucoup, peut être un moment de réactivation d’un passé douloureux, est, pour Yvette, le moment d’une métamorphose et d’une libération. Yvette transmet. Le récit peut (enfin) se raconter.

Notes

  • [1]
    L’Union Générale des Israélites de France, a été créée par le gouvernement de Vichy le 29 novembre 1941. L’UGIF est placée sous la tutelle du Commissariat Général aux Questions Juives. L’UGIF a eu notamment la charge de regrouper les enfants isolés, c’est-à-dire ceux dont les parents ont été déportés et internés.
  • [2]
    Le camp de Nexon fut construit dans le courant de 1940 et accueillit des prisonniers politiques en novembre 1940. Le 29 août 1942, 450 Juifs dont 68 enfants de la région de Limoges sont arrêtés et rassemblés à Nexon. Ils seront livrés aux nazis et déportés à Auschwitz.
  • [3]
    Évêque de Montauban, qui a pris position pour sauver les Juifs.
  • [4]
    Structure de commandement de l’armée allemande.
  • [5]
    Situé dans l’Ariège, le camp du Vernet a été un camp de concentration de réfugiés espagnols de février à septembre 1939, transformé en camp d’internement répressif pour les « étrangers indésirables » et à partir de 1940 en camp de déportation de Juifs.
  • [6]
    Moro, 2003, p. 175.
  • [7]
    En deux jours, 12 884 personnes furent arrêtées, dont 4 051 enfants nés de parents juifs étrangers.
  • [8]
    Ainsi, 1 500 Juifs roumains sont arrêtés en septembre 1942 à Paris.
  • [9]
    Il s’agit de la huitième ordonnance allemande du 29 mai 1942, entrée en vigueur le 7 juin de la même année.
  • [10]
    La préfecture de police évalue alors à 100 455, le nombre de Juifs, français et étrangers, astreints au port de cet « insigne », dont 15 322 enfants français de plus de six ans. Á la fin du mois de juin, 92 600 exemplaires de cette étoile ont été retirés dans les commissariats [Klarsfeld S. (1993). Le calendrier de la persécution des Juifs en France : 1940-1944. Paris : The Beate Klarsfeld Foundation].
  • [11]
    Waintrater, 1997, p. 199.
  • [12]
    Freud, 1920, p. 56.
  • [13]
    Nathan, 1994, p. 225.
  • [14]
    Ce qui n’est pas le cas pour son jeune frère, dont le passé infantile est marqué par de multiples séparations, et qui a erré de nombreuses années.
Français

Cet article montre qu’il est possible d’évaluer chez des adultes, âgés de soixante-seize ans à quatre-vingt-deux ans, les effets psychiques d’événements traumatiques vécus il y a plus de soixante ans. Ici, est présenté le processus de construction d’une adolescente juive entre 1940 et 1945 en France. Au-delà d’une adolescence confisquée, la situation clinique exposée montre les troubles psychopathologiques liés aux traumas cumulatifs : un devenir adulte empêché, un accès à la maternité difficile, une conjugalité et une parentalité en souffrance ainsi qu’un silence pesant. La retraite permet la libération tant attendue depuis 1945, notamment par la reconnaissance collective et le processus de l’écriture.

Mots-clés

  • adolescente
  • juive
  • occupation
  • frayeur
  • silence
  • retraite
  • écriture
Español

Ser un adolescente judío durante la ocupación en Francia : ¿ cual devenir para su adultez ?

Ser un adolescente judío durante la ocupación en Francia : ¿ cual devenir para su adultez ?

Este articulo muestra que es posible de evaluar en los adultos de sesenta y seis años a ochenta y dos anos, los efectos psíquicos de los eventos traumáticos vividos hace sesenta anos. Aquí es presentado el proceso de construcción de una adolescente judía entre los anos 1940 y 1945 en Francia. Mas allá de una adolescente confiscada, la situación clínica expuesta, muestra los desordenes psicopatológicos vinculados a los traumas cumulativos : un devenir adulto impedido, un acceso a la maternidad difícil, un conyugalidad y parentalidad en sufrimiento y también un silencio que pesa. La jubilación, permite la liberación tanto esperada desde 1945, y ello a través el reconocimiento colectivo y el proceso de escritura.

Palabras claves

  • adolescente
  • judía
  • ocupación
  • miedo
  • silencio
  • jubilación
  • escritura

Bibliographie

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Marion Feldman
Univ. Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité
LPCP, EA 4056
INSERM, U669
92274 Boulogne-Billancourt Cedex, France
Malika Mansouri
Univ. Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité
INSERM, U669
92774 Boulogne-Billancourt Cedex, France
malka.mansouri@gmail.com
Marie Rose Moro
Univ. Paris Descartes, Sorbonne Paris Cité
INSERM, U669
92774 Boulogne-Billancourt Cedex, France
marie-rose.moro@cch.aphp.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 11/10/2013
https://doi.org/10.3917/ado.085.0601
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