CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le changement ? Lorsqu’on parcourt physiquement ou virtuellement l’offre d’une grande librairie, on peut constater la forte présence de cette thématique : dans sa composante organisationnelle (manager le changement), dans sa composante individuelle (« apprivoiser » le changement), sa composante sociopolitique (adapter la société française au changement), pour n’en évoquer que quelques illustrations. L’analyse du contenu éditorial de divers médias d’information amène au même constat : la forte référence à l’enjeu de changement. Notons que plus les horizons futurs apparaissent incertains, plus nos capacités à nous adapter (individuelles et collectives) sont interrogées. Le changement, valeur positive d’une société de croissance, est de plus en plus associé aux interrogations sociétales sur le futur.

Organisations publiques et changement

2 Les organisations publiques sont fortement concernées par cette thématique mais avec quelques spécificités. Leurs faibles capacités à s’adapter sont souvent déplorées ; il en est ainsi pour l’hôpital, l’éducation ou la justice pour ne citer que trois exemples. Les résistances au changement font débat mais aussi le trop-plein de changement résultant d’une action publique « vibrionnante ».

Changement et réforme

3 Le changement est principalement associé à la réforme conduite par l’État. La conception d’une réforme suppose fréquemment de trouver un point d’équilibre entre plusieurs impacts en partie antagonistes : impact différencié selon les segments d’usagers, impact budgétaire, capacité à déployer plus ou moins rapidement une réforme, etc. La mise en œuvre est souvent le moment le plus critique. Les organisations publiques rencontrent fréquemment une difficulté particulière de mise en œuvre du changement, induit par un dispositif de réforme décidé par une autorité publique. Le rythme et le mode de mise en œuvre sont alors interrogés et cela d’autant plus que sur le terrain, pour les personnels au contact des usagers, ce qui est recherche du meilleur compromis devient souvent confrontation avec une partie des usagers, se pensant lésés par la réforme appliquée, sans être en mesure de comprendre les arbitrages qui ont été décidés dans la phase de conception. Toute organisation dont la mise en œuvre de la mission (ou de la production de services) suppose un contact personnalisé entre le public et des personnels doit être très attentive à la façon dont le changement sera compris par les personnels de « première ligne », pour ne pas générer des tensions fortes parmi ces personnels.

4 La contribution de Claude Lessard souligne que la mise en œuvre d’une réforme est plus un art qu’une science et cela d’autant plus que celle-ci a vocation à transformer le cadre réglementaire, normatif et cognitif qui légitime, informe et régule les interactions entre les divers acteurs de l’action publique. Cela exige de concevoir et déployer « des activités d’intéressement et d’enrôlement, de délégitimation du statu quo et de légitimation du changement, ces activités constituant des épreuves ou des tests que toute entreprise de changement institutionnel doit réussir ». Les conditions énoncées précédemment ne sont pas toujours présentes ; ainsi, Marie-Pierre Luigi, en observatrice mais aussi actrice de plusieurs réformes du ministère de l’Éducation nationale, constate que « les réformes imposent un mode d’organisation et de fonctionnement unique aux académies et aux établissements malgré la diversité de leurs situations », approche qui rend plus complexe leur mise en œuvre. Elle considère que cette approche homogène se fonde « le plus souvent sur des références égalitaires qui ont peu de pertinence lorsqu’elles sont confrontées aux diversités des territoires scolaires ». Analysant les réformes successives des dispositifs de formation des enseignants, Daniel Filâtre remarque lui aussi que la conduite du changement dans l’action publique dépend fortement de la prise en compte de l’ensemble des acteurs concernés et de la manière dont ils s’approprient la réforme, y trouvent un intérêt et ont la possibilité d’y apporter leurs idées innovantes et leurs expérimentations. Or, selon lui, dans le secteur des politiques éducatives, la chaîne hiérarchique propre à l’Éducation nationale est fortement prégnante, tout comme une méfiance relative à l’égard des acteurs trop autonomes, tels les universités, les INSPE ou encore les établissements scolaires. Ismaïl Ferhat, historien de l’éducation, souligne le manque de réflexion sur les processus de réforme, déficit induit par la façon dont les partis politiques construisent leurs doctrines sur le champ de l’éducation ; l’École lui apparaît comme marginale dans la construction des trajectoires politiques, les partis et nombre de responsables politiques ayant une tendance croissante à externaliser en partie leur réflexion programmatique vers des fondations ou clubs de réflexion. On peut formuler l’hypothèse que ce manque de maturation des processus de réforme accroît les difficultés et les risques au moment de la mise en œuvre. La contribution d’Alain Abécassis, qui concerne le champ de l’enseignement supérieur, développe une analyse complémentaire aux précédentes. En conduisant une étude comparative de deux moments de réforme sur l’enseignement supérieur – le projet de loi de 2003 et la loi de 2007, le premier n’allant pas son terme par opposition à la seconde –, il est amené à tenter d’expliquer pourquoi certaines transformations souhaitées réussissent alors que d’autres échouent. Entre clarté des objectifs, gestion des temporalités, association des acteurs, portage politique ou autres variables, qu’est-ce qu’une bonne réforme ou une réforme bien conduite ?

5 Alain Boissinot nous invite à faire un pont avec des apports de la Revue internationale de Sèvres sur la réforme en éducation. Synthétisant les contributions de plusieurs auteurs, il nous rappelle combien la notion de réforme paraît insuffisante pour rendre compte de processus complexes impliquant de nombreux acteurs et divers types de régulation. Dès lors, il devient tentant de se replier sur une approche pragmatique pour tenter d’identifier « ce qui marche » en matière d’éducation. Or, plusieurs des contributeurs insistent sur la nécessité de promouvoir une conception élargie de la réforme, permettant de redonner sens aux processus de changement et d’œuvrer à la redéfinition de l’éducation comme bien commun.

Changement au-delà des processus de réforme

6 Cette forte focalisation sur le changement voulu et impulsé par le pouvoir politique laisse souvent dans l’ombre des adaptations plus « souterraines » de nos institutions publiques. Ainsi, comme l’a montré A. Prost, la mixité s’est installée dans les écoles et établissements scolaires dans la seconde partie du xxe siècle, du fait des transformations sociales plus que d’une action réformatrice clairement énoncée.

7 Si notre approche est celle du changement (et pas uniquement celle de la réforme et de sa mise en œuvre), il n’est pas inutile de préciser ce que l’on entend par changement. On peut le définir comme un processus plus ou moins radical de transformation des structures, modes de fonctionnements et compétences qui rythme la vie des organisations. Cette transformation est le plus souvent induite par une modification des environnements de l’organisation, évolutions plus ou moins anticipées ou au contraire subies, ces nouveaux environnements pouvant être sources de contraintes mais aussi de nouvelles opportunités. Les modifications de l’enseignement supérieur, comme celles présentées par Bernard Dizambourg dans un exercice de prospective universitaire, en sont une bonne illustration : l’internationalisation croissante des activités de formation et de recherche dans les années 90 va provoquer des ajustements des politiques publiques et des stratégies des établissements dans la plupart des pays. Notons que plus les transformations de l’environnement sont perçues de façon partagée (au-delà des équipes de direction) plus les adaptations seront comprises. Cet effort d’anticipation de l’avenir est considéré comme dévolu à l’État, et relevant peu des acteurs « de terrain ». La contribution autour d’une démarche prospective des environnements universitaires s’attache à montrer comment des directions d’universités peuvent faire un effort d’anticipation de l’avenir, nourrissant ainsi leurs orientations stratégiques. Yves Lichtenberger prolonge ces réflexions en montrant comment, après des phases de transformations institutionnelles, l’étudiant est aujourd’hui au centre des enjeux stratégiques des universités françaises.

Les résistances au changement

8 Analyser les résistances au changement est l’une des entrées les plus travaillées et conceptualisées par toutes les disciplines qui s’intéressent au fonctionnement des organisations. Les changements recherchés peuvent concerner principalement les processus de fonctionnement ou plutôt les missions de l’organisation et parfois remettre en cause les identités professionnelles, voire combiner toutes ces dimensions. Les résistances peuvent provenir indifféremment des personnels d’encadrement ou des personnels qui ont des fonctions plus opérationnelles. Alors que l’habitude au changement est souvent considérée comme une valeur professionnelle par les directions et l’encadrement supérieur, une part souvent importante des personnels ne partage pas cet engouement, et pas simplement pour de mauvaises raisons (conservatisme, préservation de situation acquise) mais aussi pour de « bonnes raisons ». En modifiant les processus de travail et les structurations des équipes, le changement est perçu comme une remise en cause des mécanismes d’appartenance collective : les savoir-faire acquis sont vécus comme déqualifiés, les espaces de reconnaissance (la reconnaissance qu’accordent les pairs, certes différente de celle qui vient du supérieur hiérarchique, mais souvent vécue comme essentielle) sont remis en cause. Cette perception est fréquente parmi les personnels d’exécution d’autant plus facilement inquiétés par le bouleversement de cette sociabilité de proximité qu’une forme routinière de leur activité les a peu préparés à incorporer de nouvelles pratiques.

Favoriser la mise en œuvre du changement

9 De nombreux travaux et ouvrages s’intéressent à la mise en œuvre du changement, avec des approches qui vont d’une description de bonnes pratiques à des analyses beaucoup plus conceptuelles appuyées sur des observations quantitatives et qualitatives qui se veulent plus robustes. Parmi les points de convergence de ces analyses, l’importance de l’encadrement de proximité dans la conduite du processus est largement soulignée. Les situations de changement génèrent pour ces cadres intermédiaires des conflits de rôles. Ils se situent à la croisée de la vision de l’organisation et des savoirs organisationnels pratiques développés par les personnels de base. La fonction de médiation des cadres intermédiaires, qui s’appuie sur une capacité à catalyser ces savoirs pratiques pour favoriser la recherche d’un chemin de mise en œuvre entre la vision idéale de l’organisation et ce qui sera possible, est souvent considérée comme un élément déterminant de la mise en œuvre du changement. Cela suppose que cet encadrement intermédiaire dispose de marges qui lui permettent de jouer ce rôle d’intégrateur du changement ; cela demande que cette compétence spécifique de l’encadrement soit reconnue et valorisée (y compris symboliquement), voire travaillée et développée. Il est souvent apparu que la forte insistance (souvent assez exclusive d’autres qualités) accordée à la loyauté des cadres dans le système scolaire s’accordait plus avec une vision très descendante de l’évolution du système éducatif et était in fine contreproductive.

10 L’importance de l’encadrement intermédiaire dans les processus de transformation est au cœur de deux apports proposés dans ce numéro. Catherine Maman et Sylvie Chevrier apportent une contribution originale en analysant la façon dont les chefs d’établissement des EPLE peuvent développer leurs capacités à élargir leurs marges de manœuvre dans un cadre organisationnel assez contraint. Les pratiques de ces deux chercheures les amènent à affirmer que ces capacités ne sont pas essentiellement innées et qu’elles peuvent se développer, en particulier par des processus de formations. Vivien Joby constate que le chef d’un établissement privé dispose « de larges prérogatives managériales et organisationnelles. Il peut aussi s’appuyer sur une économie mixte qu’il maîtrise, eu égard aux délégations dont il bénéficie, aussi bien de la part de l’État et des collectivités territoriales, que de l’organisme de gestion de l’établissement ». Il prolonge son analyse en observant que ce cadre « peut initier des projets d’envergure ou répondre rapidement à des sollicitations ponctuelles de la part des équipes. Il est le principal acteur du changement ».

Les organisations aptes au changement

11 Existe-t-il des formes et pratiques organisationnelles qui développent une plus grande aptitude au changement ? On pourrait résumer les observations empiriques autour de trois constatations :

  • de façon complémentaire, la recherche d’une plus grande transversalité entre les composantes internes d’une organisation est un facteur favorable. Cela est d’autant plus intéressant que les structures et acteurs internes sont souvent en relation avec des environnements différents, regards qui demandent à être croisés pour accroître la sensibilité aux transformations en cours ;
  • favoriser l’aptitude au changement n’est pas simplement un enjeu d’animation de l’organisation mais aussi un objectif de gestion individualisée des ressources humaines. La formation et l’encouragement des pratiques de mobilité sont deux leviers pour développer cette aptitude ;
  • une organisation très refermée sur elle-même est moins à même de s’adapter que celle qui se caractérise par des formes de porosité avec ses environnements. Encourager ces porosités est une orientation d’animation interne à valoriser. Insister sur la façon dont une organisation négocie et tire parti des relations entretenues avec les environnements externes, c’est aussi une façon de rappeler que des acteurs externes peuvent développer leur autonomie d’action et accompagner, déstabiliser voire contraindre les organisations publiques et en particulier celles du champ de l’éducation et de l’enseignement supérieur.

12 Cette autonomie stratégique d’acteurs « externes » est ici abordée par l’analyse de trois cas. Étienne Bordes étudie comment un acteur collectif, la Conférence des présidents d’universités « se constitue puis s’approprie – voire initie – un processus de transformation réformatrice d’un secteur du monde social aussi complexe que l’est l’enseignement supérieur en France », cela en dépit des fortes différences institutionnelles et des intérêts divergents des établissements qu’ils représentent, par la mise en place de dispositifs et de ressources permettant d’agir sur les enjeux et choix relatifs à l’enseignement supérieur.

13 Deux contributions s’intéressent au rôle des collectivités locales. Au vu de son expérience personnelle, Richard Merra pense que « certaines municipalités, n’acceptant plus de regarder sans pouvoir agir le train de l’échec scolaire, s’inviteront dans ce champ de compétences qui n’est pas le leur ». Cette intervention se fera sous la forme de « collaborations/négociations » qui cherchent à rendre compatibles des fonctionnalités politiques verticales et descendantes avec des organisations collaboratives horizontales émergeant dans les territoires. Jean-Louis Nembrini regrette que « les réformes du ministère de l’Éducation nationale paraissent conçues dans l’oubli – ou pire la méconnaissance – de la réalité géographique et sociale de leurs terrains d’application : leur conception et leur mise en application sont en effet trop souvent la parfaite illustration d’une conception centralisée ; au centre la stratégie, les concepts et l’architecture, en région l’application ». Face à ce constat, il rappelle qu’un lent mais inéluctable processus de décentralisation est à l’œuvre dans notre pays depuis plus de 30 ans.

14 Globalement, les traits d’une organisation apte au changement sont très similaires à ceux des organisations qui favorisent les mécanismes de coopération. Les organisations qui développent des modifications dites « incrémentales » de façon régulière favorisent-elles l’acquisition d’aptitudes individuelles et collectives à changer, rendant plus facile la mise en œuvre de macro changements ? Cette hypothèse est fréquemment formulée même si le grand nombre de variables susceptibles de déterminer ces processus demande beaucoup de prudence dans la formulation des constats. Mais le changement peut être rendu nécessaire par des situations de crise difficilement anticipables. La crise Covid en est un exemple. L’observation conduite par l’équipe CSO-IRG sur cinq établissements d’enseignement constitue une analyse approfondie de la capacité des équipes de direction à négocier un équilibre entre une adaptation rapide de processus de fonctionnement et une permanence des orientations stratégiques.

15 Ce numéro de la revue vous propose une déambulation réflexive sur le thème du changement entre enseignements scolaires et universitaires, entre approche conceptuelle et études de cas, entre types d’acteurs impliqués dans ces processus. Aussi éloignés de l’injonction au changement que de l’attachement à la permanence des modes de fonctionnement et de régulation, ces articles vous permettront peut-être de nourrir votre propre réflexion.

Bernard Dizambourg
Alain Boissinot
Isabelle Klépal
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Mis en ligne sur Cairn.info le 29/06/2022
https://doi.org/10.3917/admed.174.0005
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