CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le meilleur spécialiste de l’histoire de l’Union Soviétique, Moshe Lewin, nous livre une synthèse des travaux qu’il a menés au cours d’une vie consacrée à la recherche  [2]. Peu tendre avec les amateurs qui s’aventurent sur son terrain, il revendique la connaissance exceptionnelle des faits que seul autorise le travail de l’historien, notamment sur les archives désormais plus largement accessibles.

2Et le tableau est, en effet, saisissant. Ce qui frappe le plus, à la lecture de l’ouvrage, c’est qu’au-delà de cette connaissance extraordinaire des faits, Lewin s’y montre très affirmatif. L’extrême subtilité de l’analyse et les méandres inextricables d’une réalité complexe ne l’empêchent pas de conclure de manière catégorique. Ainsi, le non-spécialiste peut-il en tirer la conviction d’enfin savoir – puisque Lewin le dit !

3Dans l’esprit du lecteur qui tourne la dernière page de l’ouvrage, c’est donc la reconnaissance qui domine. Merci à Lewin d’avoir « fait le travail », et de nous livrer des conclusions non ambiguës. La déception vient du dernier chapitre (Troisième partie, Chapitre VIII), au titre prometteur : « Qu’est-ce que le système soviétique ? ». Car ce qui précède laissait attendre tout autre chose : une caractérisation bien plus convaincante, et surtout mieux explicitée, de la nature du système soviétique. C’est à la discussion de cet ultime rebondissement et au hiatus ainsi créé qu’est consacré ce qui suit.

L’absolutisme bureaucratique

4Une première chose est évidente pour Lewin, l’URSS ne peut pas être caractérisée comme une société socialiste : « Était-ce un système socialiste ? Absolument pas. Le socialisme, c’est quand les moyens de production sont la propriété de la société, et non d’une bureaucratie. Le socialisme a toujours été conçu comme un approfondissement de la démocratie politique, non comme son refus. » (pp. 476-7). La comparaison qui lui vient à l’esprit dans son désir de faire image, donne la mesure de l’écart entre la société soviétique et le socialisme : la différence entre un hippopotame et une girafe. Sic. Tous les animaux se ressemblent, non ? Êtes-vous de ceux que la nature du système soviétique n’avait pas interpellés ?

5Pouvait-on alors parler d’un capitalisme pour caractériser l’URSS d’après Staline ? Lewin soutient sans ambiguïtés que l’« l’URSS n’était pas capitaliste » (p. 477). Il ajoute : « l’économie et les autres richesses du pays étaient la propriété de l’État. » Les lecteurs de Lénine et d’une bonne partie de la littérature consacrée à l’URSS acquièrent donc la conviction de retrouver leurs marques : il ne s’agissait pas d’un capitalisme traditionnel mais d’un capitalisme d’État. Mais la phrase se poursuit : « …propriété de l’État et, dans les faits, de ceux qui le dirigeaient au sommet ». C’est d’ailleurs ce que signalait déjà le rejet de la nature socialiste de la société soviétique (« la propriété de la société, et non d’une bureaucratie »). La propriété des moyens de production était donc, dans la société post-stalinienne, le fait d’un ensemble d’individus contrôlant les moyens de production et l’État. Troublant. Lesquels ? Les dirigeants politiques ? Le Parti appartenait-il à ce groupe ? En est-il ainsi dans tout capitalisme d’État ? Par exemple, dans celui que Lénine voulait construire ? Lénine fut-il donc le propriétaire du capital ? On n’y saurait songer : il s’agissait du prolétariat ! Mais ces questions sont hors de propos, car la réponse de Lewin est tout autre.

6Le concept qu’il met en avant est celui d’« absolutisme bureaucratique ». La référence au régime tsariste, si chère à Lewin, peut-elle nous aider ? : « Ce processus historique est à l’œuvre dans la formation de la Moscovie et de sa monarchie autocratique. » Mais la comparaison a ses limites : « Elle aussi [la monarchie autocratique] disposait d’une bureaucratie influente, mais c’était le souverain, et non sa bureaucratie, qui avait le pouvoir absolu. » Qu’en était-il de URSS ? : « Dans le cas soviétique, c’est la bureaucratie qui, en dernière analyse, a acquis collectivement un pouvoir incontesté qu’elle ne partageait avec personne d’autre. » (toujours p. 477).

7Il faut donc bien peser les mots : Cet « absolutisme bureaucratique », cousin des anciens « despotismes agraires », était beaucoup plus moderne que celui du tsar ou de Staline, mais il appartenait encore à la même espèce, surtout si l’on prend en considération le contrôle politique des citoyens exercé par l’État. Lewin souligne l’existence d’une continuité institutionnelle, un héritage historique, entre les deux systèmes, qui explique, au moins en partie, l’émergence du nouvel ordre. Mais la différence fondamentale demeure. Les maîtres ne sont pas les mêmes : l’autocrate et la bureaucratie. Une chose est sûre, les deux sociétés n’étaient pas démocratiques.

8En rassemblant les fils d’une analyse un peu difficile, où le présent et le passé s’entremêlent, on retient donc que le système soviétique peut se définir comme un absolutisme, où le pouvoir (propriété des moyens de production et pouvoir d’État) était concentré entre les mains d’une bureaucratie.

9Le lecteur formé à l’analyse marxiste de la société et de l’État trépigne. Faut-il donc parler d’une classe ? Lewin a bien dit « propriétaire des moyens de production » ; ce pouvoir trouve corrélativement une expression dans l’État, comme vecteur de l’exercice de cette domination ; la bureaucratie serait donc une classe. Trotski, que Lewin vénère, se retourne dans sa tombe !

Rapports sociaux et classes en Union Soviétique

10Sur ce thème, les chapitres antérieurs du livre ne laissent planer aucun doute : la bureaucratie soviétique constituait bien une classe. L’analyse est très précise. L’inventaire commence par les groupes les plus hauts placés dans la hiérarchie sociale (en 1970). Après avoir isolé une « strate dirigeante » (p. 433), soit les « membres du noyau dur des ministères », Lewin affirme qu’il fallait leur ajouter : « les membres du Politburo, les chefs de l’appareil du Parti, les secrétaires régionaux du parti et ceux des capitales, ce qui donnait au total environ 1000 personnes. » Mais il poursuit : « Si l’on s’intéresse à l’élite dirigeante, c’est ce premier chiffre (1000) qui est le bon, mais si l’objet de l’étude est la classe dirigeante, alors c’est le second (2 500 000) qu’il faut considérer. » Une « classe dirigeante » donc, comme tout l’annonçait.

11Quels sont les membres de cette classe dirigeante ? Ailleurs, le décompte diffère quelque peu, mais l’idée est la même : « Le Politburo gouverne avec l’aide de 2 à 4 millions de nacal’niki ("chefs" au sens large) : un million environ de hauts postes à responsabilité, un million dans les postes de moindre importance, à la tête des unités administratives, un million encore à la tête des "entreprises industrielles". Tout ce monde constitue une couche sociale [ailleurs "classe"] assez vaste, qui possède sa propre histoire et sa propre sociologie. Ses membres ont conscience de leurs intérêts, exactement comme les ouvriers, les paysans, les employés et l’intelligentsia qui travaillent sous leur autorité. » (pp. 407-8). Conscience de classe donc.

12Comme on l’a déjà souligné, cette « administration » ou « bureaucratie », dont Lewin donne une définition très large, dans une société ou public et privé se confondent, incluant les responsables des entreprises et des instances économiques centrales ou régionales qui les chapeautent, apparaît propriétaire non seulement des moyens de production mais de l’État : « … on découvre que la bureaucratie qui dirigeait l’État en était pratiquement devenue la propriétaire. » (p. 430).

13Soit, dans un panorama aussi vaste, le terme « classe » peut échapper au détour d’une page, mais peut-on esquiver la notion dès lors qu’il s’agit de caractériser des propriétaires des moyens de production, qui gouvernent le pays à travers l’État !

14Confinée à un rôle auxiliaire du temps de Staline, cette classe s’affranchit ultérieurement : « Cette émancipation est un des traits fondamentaux de toute la période poststalinienne… » (p. 430). Après la disparition de Staline, la bureaucratie « est devenue un mastodonte, qui non seulement est le véritable maître de l’État, mais s’y constitue des fiefs sous les yeux de l’appareil du Parti, réduit au rôle de simple spectateur qui n’a d’autres horizons que de devenir lui-même un fief parmi d’autres. Le diagnostic est simple : le système est malade, la bureaucratie se porte comme un charme. » (p. 466). On remarquera, au passage, le sort fait au Parti ; c’est bien la classe qui est en jeu.

Transgresser l’interdit ?

15En bon français, cette classe dominante est celle des « cadres ». Dans l’URSS post-stalinienne, ces cadres sont au pouvoir tant économiquement que politiquement. J’ai proposé d’appeler « cadrisme », une société dont la classe dominante est celle des cadres, au sens même de Lewin. Le néologisme fait horreur. Mais on parle bien de féodalisme ou de capitalisme, pour désigner des sociétés dominées par les seigneurs féodaux ou les capitalistes. Pourquoi s’arrêter en si bon chemin ?

16Ces cadres sont souvent confondus avec des intellectuels, mais Lewin ne tombe pas dans ce piège (voir sa référence à l’intelligentsia dominée par la nouvelle classe, dans un des extraits ci-dessus). Toute ressemblance avec l’« intellectuel organique » de Gramsci n’est que pure coïncidence. Les intellectuels d’un parti, d’une organisation ou d’une classe, tels que Lewin les identifie très justement en URSS, ne sont pas les cadres d’un ordre social.

17D’où vient le malaise ? Aux côtés des sociétés capitaliste ou socialiste, il faudrait donc faire sa place à une société « cadriste ». Un monstre. Mais Lewin nous explique qu’il l’a vu dans les archives. Éphémère, certes, car cette société n’a pas su évoluer, mais bien vivant ou « vivant bien » (rappelez-vous : une bureaucratie qui se « portait comme un charme »).

18La bureaucratie soviétique pouvait-elle se réformer ? Il est clair que Lewin le pense. Pour s’en convaincre, il suffit de lire le chapitre consacré à Kossyguine et Andropov. C’est bien Andropov qui joue le rôle du bon héros, malheureusement brisé par la maladie (comme la maladie avait déjà terrassé Lénine au moment inopportun).

19Surgit alors par ricochet, pour nous, lecteurs, la question des « cadres » dans nos sociétés capitalistes. Dans le melting-pot des classes moyennes montantes, une catégorie « fourre-tout », émergerait donc une nouvelle division du travail, où se polariseraient, d’une part, au sommet, des tâches de conception et d’organisation, celles des cadres, et, d’autre part, des tâches d’exécution, celles des employés  [3]. Cette nouvelle polarité viendrait se combiner, dans les sociétés « capitalistes » contemporaines, à l’antique division entre capitalistes et prolétaires. Quelles hybridations donc ? Quel rapport avec l’épisode vécu en URSS et reproduit par ses émules ? Ce sont des questions que Lewin ne pose pas.

20Ces cadres, les nôtres, sont-ils porteurs d’un avenir « au-delà du capitalisme »  [4] ? Avant d’être mis au pas par les propriétaires capitalistes au début des années 1980, dans le néolibéralisme, n’avaient-ils pas fait preuve d’une large autonomie au cours des premières décennies de l’après-guerre, celles de ce qu’il est convenu d’appeler le « compromis keynésien » ? À plus long terme, seraient-ils plus heureux que les cadres soviétiques dans l’accomplissement de leur projet, et pourquoi ?

21Pour répondre à ces questions, il faut accepter de transgresser l’interdit, de passer au travers du miroir dans lequel les survivants des générations de militants ou leurs descendants contemplent narcissiquement leur image d’émancipateurs potentiels de l’humanité. Celle que l’histoire tarde à confirmer. Il faut oser poser la question d’une émancipation véritable, au-delà de ce que Roland Lew appelait un « substitutisme »  [5], et oser penser les tenants et aboutissants d’un autre ordre de classe : passage obligé ? Voie sans issue ?

Notes

  • [1]
    Je dédie ce petit texte à la mémoire de mon ami Roland Lew, dont la disparition laisse dans ma vie un vide considérable. Je l’avais écrit pour lui : pour le distraire quand la maladie le cernait déjà de toutes parts. Si la forme doit à ces circonstances, le fond, nous le partagions pleinement. Ces quelques pages témoignent du grand projet que nous avions de mettre ces idées noir sur blanc, avec Dominique Lévy. Sans Roland , ce sera autre chose.
  • [2]
    Le siècle soviétique, Fayard, Paris, 2003.
  • [3]
    Gérard Duménil, La position de classe des cadres et employés. La fonction capitaliste parcellaire, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, 1975.
  • [4]
    C’est le titre de l’ouvrage qu’avec Dominique Lévy, nous avons consacré à cette question (publié en 1998, au Presses Universitaires de France, Collection Actuel Marx Confrontation).
  • [5]
    Roland Lew, L’intellectuel, l’État et la Révolution, L’Harmattan, Paris, 1997.
Gérard Duménil
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2007
https://doi.org/10.3917/amx.039.0167
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