CAIRN.INFO : Matières à réflexion

L’entrée dans la recherche, l’accès à l’Afrique et l’engagement auprès des intellectuels de l’indépendance

GEORGES BALANDIER AVEC UN GROUPE DE CHERCHEURS sur le terrain à Kossou en Côte d’Ivoire (années 1960).

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GEORGES BALANDIER AVEC UN GROUPE DE CHERCHEURS sur le terrain à Kossou en Côte d’Ivoire (années 1960).

Archives de Georges Balandier.

1La réflexion de Georges Balandier sur le colonialisme s’enracine dans sa trajectoire scientifique et universitaire. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Georges Balandier suit l’enseignement de Maurice Leenhardt à l’École pratique des hautes études et travaille un an au Musée de l’homme ; il obtient un diplôme et fréquente Michel Leiris [1]. En 1946, il occupe un poste d’ethnographe à Dakar, au sein de l’IFAN. Pendant les cinq années qui suivent, il fait des recherches dans le cadre de l’Office de la recherche scientifique coloniale (ORSC) [2] et d’autres institutions au Sénégal, au Gabon et au Congo. En 1947, Balandier devient directeur du Centre IFAN de Conakry en Guinée française, puis fonde et dirige le Département de sciences sociales de l’Institut d’études centrafricaines de Brazzaville. En 1957, alors qu’il est directeur d’études à l’École pratique des hautes études, il crée le Centre d’études africaines. En 1962, il est élu à la Sorbonne, à la chaire de sociologie africaine dont il transforme l’intitulé en « sociologie générale » en 1967 [3]. Balandier est le fondateur des revues Études guinéennes et Informations dans les sciences sociales, et en 1954 il prend la suite de Georges Gurvitch au poste de secrétaire de rédaction des Cahiers internationaux de sociologie, et y impulse notamment une réflexion sur la colonisation.

2Comme il l’a lui-même indiqué, à son arrivée à Dakar il est encore sous l’influence d’une ethnologie pour laquelle l’Afrique est atemporelle et anhistorique mais il découvre bientôt que l’Afrique change rapidement. Sa célèbre analyse de la situation coloniale (1951) décrit le colonialisme comme un tout complexe, unique, surdéterminé, impossible à réduire à un processus historique général, les situations coloniales étant différentes de celle de la métropole et de celle des sociétés non occidentales non colonisées. En se référant au « fait social total » de Mauss, Balandier suggère que les aspects coloniaux et non coloniaux d’une société ne peuvent être dissociés.

3En 1952, Balandier coécrit avec Paul Mercier une importante étude sur les Lebou du Sénégal. C’est à cette période que Balandier et Mercier commencent tous deux à rattacher leur travail à la « sociologie » [4]. Ils donnent la préférence à la sociologie plutôt qu’à l’anthropologie parce qu’il leur semble que la première perçoit l’Afrique précoloniale et colonisée comme imbriquée dans l’histoire mondiale plutôt qu’« intemporelle, appliquée à se répéter telle quelle de génération en génération » [5]. Le choix de la « sociologie » est aussi motivé par le sentiment de faillite intellectuelle de la division disciplinaire du travail qui classe les « sociétés exotiques » dans l’anthropologie, science discréditée par sa longue compromission avec le colonialisme [6]. Les Lebou convenaient idéalement à une expérience relevant de ce que les auteurs appellent « sociologie vivante » [7]. Plutôt que de considérer la cohérence culturelle des Lebou comme la norme sociologique, les auteurs voient dans cette cohérence une énigme à résoudre et se demandent comment cette communauté a réussi à préserver son intégrité culturelle malgré les siècles d’incursion par des envahisseurs musulmans et français et malgré la proximité des centres urbains [8]. Ils concluent que les Lebou sont des adeptes du « jeu des mécanismes de conservatisme et d’innovation » et que « les emprunts ne sont jamais simplement plaqués, mais assimilés, incorporés à l’ensemble des éléments proprement Lebou ». Le « syncrétisme » culturel des Lebou ne représente pas une sorte d’étape intermédiaire sur un itinéraire de modernisation mais une solution unique à un ensemble complexe de pressions évolutives [9]. Balandier et Mercier montrent que même cette culture africaine relativement « intacte » est totalement intriquée dans l’histoire mondiale et prise dans les mailles des influences extérieures.

4En 1955, Balandier publie ses deux thèses de doctorat, Sociologie actuelle de l’Afrique noire et Sociologie des Brazzavilles noires. La première ouvre la voie à une sociologie historique comparative du colonialisme et de l’anticolonialisme en contrastant les réponses respectives des Fang gabonais et des Bakongo congolais à la domination française [10]. Au fil du temps, les Fang sont devenus des « conquérants désœuvrés » dépourvus de direction centrale tandis que les Bakongo, impliqués dans le trafic d’esclaves, plus enracinés dans leur territoire, ont gardé une organisation sociopolitique plus hiérarchisée. Le gouvernement colonial français essaya de réduire la proéminence des Bakongo dans l’administration coloniale des années 1930 mais ne réussit qu’à renforcer l’opposition au colonialisme parmi l’élite moderniste. Cet anticolonialisme a comblé le « “vide politique” créé par le manque d’autorité des chefs officiels » [11]. De ce fait, les Bakongo ont pu mieux résister au choc du colonialisme et se sont davantage orientés vers la résistance [12]. Sociologie des Brazzavilles noires pose une sociologie urbaine pionnière de l’Afrique subsaharienne. Balandier s’y concentre sur les citadins bakongais qui se sont installés à Brazzaville et constate qu’en s’urbanisant ils n’ont abandonné ni leur culture traditionnelle ni leurs connexions avec leurs concitoyens ruraux. Fortement orientés vers l’éducation, les Bakongais urbains ont développé une conscience précoce de la situation coloniale et de ses structures de domination [13].

5Ses nombreux travaux ultérieurs sur l’élaboration d’une « anthropologie politique » qu’il appliquera peu à peu à l’analyse de la « modernité » des pays occidentaux, portent la trace de ces premières enquêtes en situation coloniale.

6Ouvrons sur l’actuel, sur ce qu’il révèle du passé colonial, des affects et des crises que celui-ci nourrit. Voilà deux ans les Français et les Allemands ont commencé à faire ou à parler des repentances…

7Georges Balandier — Des repentances, notamment à propos de la colonisation. En France, ce sont les minorités africaines noires qui sont les plus mobilisées avec, comme vous le savez, le Conseil représentatif des associations d’Afrique noire. C’est quelque chose d’assez surprenant, parce qu’il n’y avait pas eu de luttes pour l’indépendance comparables à la Guerre d’Algérie. Les Algériens n’ont pas eu la même demande de repentance. Il y a le contentieux avec Bouteflika : que les Français reconnaissent le colonialisme, qu’ils ne « révisent » pas l’histoire et qu’ils n’affirment pas que ce temps a été positif. L’idée qu’il y avait jugement de valeur et graves discriminations, sur la période coloniale en Afrique du Nord, de 1830 à la Guerre d’Algérie, est perçue autrement parce que la protestation algérienne est religieuse, elle se fait par l’islamisme, par le salafisme, par ces tendances politiques et combattantes de l’Islam. Mais, en Afrique même, sur le terrain, il n’y a pas d’abord ces réactions : c’est l’immigration qui pose le problème de la colonisation « importée », du repentir, de l’appréciation avec prise de culpabilité à propos de la colonisation. Pourquoi ce problème, alors que ce n’est sans doute pas la minorité d’origine africaine noire qui est la plus directement pénalisée dans ce pays ? Je constate que les « Beurs », comme l’on dit, les gens d’Afrique du Nord restent plus pénalisés encore, plus discriminés, plus soumis aux effets « extérieurs ».

8Vous avez certainement connu un sondage en France où l’on interrogeait des Français noirs à propos des stéréotypes raciaux. Ils ont répondu : « oui, ici c’est vraiment très grave » c’est plus grave même que pour les immigrés algériens, les Beurs. Voulez-vous dire que l’on se sent coupable vis-à-vis des Noirs plutôt que vis-à-vis des Algériens à cause des problèmes présents mais aussi du passé, en particulier des guerres coloniales de conquête ?

9— Oui, c’est cela en partie. Mais je pense que, vis-à-vis de l’Afrique noire, les Français ont eu une sorte de relation, disons d’amour déçu. L’Afrique noire était l’objet d’une relation beaucoup plus émotionnelle ou beaucoup plus affective que cela n’a été le cas en Afrique du Nord. La relation impériale en Afrique du Nord était économique : la Grande exploitation agricole, même si elle était religieuse, culturelle et politique. Elle n’était pas une réaction de la sensibilité immédiate, c’était quelque chose de plus calculé.

10On a l’impression, dans l’anthropologie de Lévi-Strauss et des structuralistes, que les questions étaient beaucoup plus centrées sur les sociétés, disons, moins développées, alors que les anthropologues historiens ou les sociologues d’Afrique s’intéressaient à des sociétés plus en voie de développement, en voie de changement.

11— Autre chose aussi, c’était des sociétés qui représentaient, au temps colonial, la plus différente des différences culturelles, je ne sais pas si c’est clair comme formule : la plus différente, avec quelques autres, de toutes les différences culturelles que l’on rencontrait dans la diversité géographique, dans la diversité de l’histoire des civilisations. C’était une conviction plus propice à une sorte de « primitivisme » affectif.

12Maintenant, vous posez une question théorique qui, pour moi, est importante puisqu’elle concerne une partie de ma vie et de mes batailles. Vous savez sans doute, ce n’est pas un secret, que Lévi-Strauss et moi étions très liés et proches amis pendant quelques années, ensuite il y a eu du dissentiment. Il y a toujours dans ces affaires de dissentiment des aspects proprement personnels, mais il y avait surtout des raisons théoriques. J’étais sensible à l’actualité du monde africain et des autres mondes dits sous-développés. Le structuralisme de Lévi-Strauss, à partir des années 1950, était une démarche anthropologique sans considération soutenue pour l’histoire, même s’il y a des allusions dans l’œuvre à l’effet historique, il n’y a pas de prise en compte soutenue. Pour moi, le structuralisme était une analyse qui relèverait aujourd’hui des cultural studies, c’est-à-dire une analyse des formes, des relations, des schèmes, des langages, etc., donc une analyse dissociée des circonstances, des personnes dans leur condition réelle, des sociétés et des cultures dans leur condition historique. Tout cela a été l’objet du dissentiment : progressivement nous nous sommes éloignés l’un de l’autre. D’abord, dans un premier temps, j’opposai à l’anthropologie structurale ce que j’ai nommé anthropologie dynamique et critique, qui se centre sur le changement et qui ne prend pas les choses relatées comme allant de soi. Après, j’ai élaboré une anthropologie dynamiste, proposée parallèlement à l’anthropologie structurale.

13Pourquoi nous sommes-nous construits aussi différemment ? Je pense tout d’abord, ce n’est pas la seule raison, que Lévi-Strauss n’a plus de terrain d’enquête après les années d’enseignement à l’université de Sao Paulo, c’est-à-dire la fin des années 1930. Le séjour postérieur aux États-Unis est un séjour érudit, ce n’est pas un séjour de terrain. C’est la période pendant laquelle, à la New School for Social Research, il commence à travailler sur les structures élémentaires de la parenté : c’est un travail d’érudit, ce n’est pas un travail en prise directe sur l’événement. La différence est grande entre nous deux, malgré la connivence. C’est une différence de génération, je ne suis pas tout jeune par rapport à vous, mais par rapport à Lévi-Strauss je l’étais. […] Si cet engagement personnel est un effet de génération, il tient surtout à d’autres raisons. Pendant la guerre, j’ai fini mes études dans une Sorbonne contrôlée par l’administration de Vichy. J’ai quitté la Sorbonne après le diplôme d’études supérieures, qui est maintenant master ou DEA. Pourquoi ai-je arrêté au lieu de poursuivre comme c’était pressenti ? Parce que je devais me soumettre à la contrainte du travail obligatoire allemand (STO). J’étais convoqué pour travailler comme docker sur le port d’Oslo. Au cours de l’année 1943, je suis parti étant réfractaire dans ma province de l’Est, pas loin de la frontière, sans lieu de sécurité, sans identité officielle, sans garanties que le lendemain sera possible. Ensuite, j’ai été, comme disait l’occupant, « terroriste », en ce sens où j’ai été membre d’un maquis mobile des confins des Vosges. Tout cela, vous le comprenez, c’est autre chose que la Sorbonne, autre chose que les concours. On ne pouvait rien faire de tel d’ailleurs dans ces circonstances, mais c’est une formation de vie et une formation de l’esprit, « brutale ». Sans que l’on joue sur le patriotisme, c’est une formation politique rude : on apprenait ce qu’était la violence politique, sans même les manipulations qui arrondissent les angles. Je suis allé en Afrique peu de temps après : je suis rentré, fin 1944 début 1945, du maquis et je suis parti à Dakar au Sénégal en juin 1946.

14Je semble me complaire au narcissisme, mais je pense que cet engagement explique la formation, je suis un produit de l’histoire peut-être plus que de l’université française. Je suis un produit de l’histoire turbulente de ce pays, plus qu’un produit de l’université française, même si je suis devenu productif dans le système universitaire… Entre le moment où je suis rentré du maquis et le moment où je suis parti à Dakar en juin 1946, j’ai eu une année proprement littéraire, dans la compagnie de Leiris, Sartre, Camus. Elle a contribué à ma formation mondaine et à ma formation culturelle, littéraire, pendant un an et demi. C’est durant cette période-là que j’ai été très marqué par l’influence de L’Afrique fantôme de mon ami Leiris et surtout par son souci de l’écriture. Peut-on être ethnologue et vouloir être écrivain en même temps ? Ou, faut-il, comme mes amis me le demandent, rester à Paris et être seulement écrivain ? J’ai choisi de partir en Afrique, mais pendant cette courte période, je fréquentai les surréalistes, les acteurs de l’existentialisme commençant. Je suivais la bataille sur le marxisme et les communistes français, les communistes dans la guerre, etc. Toutes ces histoires.

15Sous l’influence de Michel Leiris, de son livre L’Âge d’homme notamment, j’ai écrit un ouvrage, lui en confiant le manuscrit avant mon départ en Afrique. Leiris s’est occupé de la publication et l’année d’après, en 1947, le livre paraissait dans une collection dirigée par Maurice Nadeau. Je suis un des premiers auteurs de la collection que Nadeau créait sitôt après la guerre, « Le Chemin de la vie ». L’ouvrage publié avait pour titre Tous comptes faits, il y avait un sous-titre, « Roman », mais ce n’était pas vrai, c’était beaucoup plus une autobiographie arrangée. Parce qu’elle est indécente, protestataire et véhémente. Tout cela pour dire que ma carrière scientifique a commencé autrement que par un cursus tranquille. Cette autobiographie cachée, Tous comptes faits, est intéressante, elle est d’ailleurs introuvable maintenant. […] Je vous [en parle seulement] parce que tout cela situe les questions dont nous allons discuter à propos de l’Afrique et du colonialisme. C’était une sorte de grand cri poussé contre une civilisation qui avait montré sa barbarie dans la guerre. Du coup, je criais, contre ma civilisation et contre tout, je m’en éloignais, ce qui fait que je ne voulais plus rester écrivain à Paris, mais devenir ethnologue, et peut-être devenir écrivain en Afrique, ailleurs, en pensant qu’il y avait là une vie culturelle, une relation à des formes de civilisation complètement différentes et peut-être plus pures, moins coupables au regard de l’histoire. C’est ce qui a fait que, très tôt en Afrique, dès Dakar, j’ai été lié aux responsables intellectuels qui préparaient les indépendances africaines.

16Peut-on parler d’une opposition entre les deux concepts de L’Afrique fantôme de Michel Leiris et de Afrique ambiguë de Georges Balandier ?

17— C’est peut-être l’influence de Leiris qui oriente mon choix de ce titre. Je ne pouvais pas reprendre « fantôme », et alors que le monde noir s’ouvrait à de nouveaux commencements, « ambiguë » me semblait mieux correspondre aux situations de décolonisation. Une anecdote : Cheikh Hamidou Kane qui est l’un des très bons romanciers africains, un intellectuel de grande culture, est l’auteur d’un roman remarqué intitulé L’Aventure ambiguë. C’est un clin d’œil, un signe envoyé de mon côté, parce que Afrique ambiguë était parue auparavant. L’Aventure ambiguë est centrée sur un personnage fabuleux, la Grande Royale. Elle porte en elle ce qu’on peut transmettre, défendre, protéger de sa propre culture. Mais autour d’elle, les villes poussent, l’école coloniale et les dispensaires fonctionnent, les missionnaires agissent, tout change. Elle a un mot qui est peut-être à retenir pour des postcolonial studies : parlant des enfants qui vont à l’école de la colonisation, elle dit « je ne sais pas ce qu’ils ont appris, mais je sais ce qu’ils ont perdu ». C’est un beau thème de postcolonial studies. Le roman traite de la perte et de l’acquis, du moderne et du transmis, de la domination. Il montre ce que la tradition permet d’affirmer en exigence d’autonomie collective et en recherche d’autonomie de soi-même.

18Comment êtes-vous parti en Afrique ?

19— C’est [sans doute un peu] anecdotique, mais je suis parti par un organisme qui s’appelle maintenant IRD (Institut de recherche pour le développement), qui s’appelait avant ORSTOM et qui s’appelait alors, lorsqu’il m’a recruté, Office de la recherche scientifique coloniale (ORSC)…

20Vous partiez en tant que chercheur…

21— Je partais en tant que chercheur, mais néanmoins abrité par une administration qui se voulait scientifique, qui l’était d’ailleurs d’une manière certaine, mais qui dépendait du ministère des Colonies. Cependant, il n’y avait pas d’issue : on ne pouvait pas partir sur le terrain sans trouver un passage de cette sorte. Après, pour les gens qui m’ont recruté, ça a été un « problème », dans la mesure où j’ai été très tôt lié aux intellectuels sénégalais et ensuite aux mouvements d’indépendance. Je sais que j’ai été surveillé, suivi, que les renseignements généraux ont constitué des dossiers pendant plusieurs années… Je me suis trouvé dans cette situation bien qu’intégré au Conseil international des sciences sociales à Paris avec Lévi-Strauss, conseil abrité par l’UNESCO [voir photo p. 50-51]. Un inspecteur des Renseignements généraux, une sorte d’« homme en noir » (de « man in black », style CIA), est venu me voir et me dire : « votre dossier n’est pas à jour, est-ce que vous voulez m’aider à l’actualiser ? »

GEORGES BALANDIER DANS UNE SÉANCE DE TRAVAIL AU CONSEIL INTERNATIONAL DES SCIENCES SOCIALES, dirigé par Claude Lévi-Strauss (fin des années 1950).

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GEORGES BALANDIER DANS UNE SÉANCE DE TRAVAIL AU CONSEIL INTERNATIONAL DES SCIENCES SOCIALES, dirigé par Claude Lévi-Strauss (fin des années 1950).

Archives de Georges Balandier.

22Vous leur avez parlé de ce que vous avez fait lors de cette période ? Plus précisément, est-ce important pour vous ?

23— Pour moi cette confrontation a été importante. C’est là où je supporte assez mal maintenant la « vertu » extrême de certaines postcolonial studies, parce que tout de même il fallait alors prendre des risques, faire une sorte de basculement cognitif, il fallait se changer soi-même, il fallait être contre ou avec… Maintenant, on donne davantage de leçons. Cela fatigue un peu d’entendre ces reprises, ces choses anciennes qui reviennent comme des choses neuves. On est dans « sa » période, et on fait quelque chose de « sa » période.

24J’ai été tellement solidaire, à Dakar, de Diop, de Senghor et de quelques autres « politiques » que j’ai pu aider à la création de la revue Présence Africaine, de la maison d’édition du même nom, et que j’ai été co-rédacteur en chef de la revue avec un écrivain et politique de Côte d’Ivoire, mon ami Bernard B. Dadié. Ma contribution au premier numéro de la revue a pour titre « Le Noir est un homme ». Ça paraît sot, mais ce ne l’était pas du tout à cette époque. C’était une affirmation qui, en soi, était déjà subversive. Ce rappel pour préciser que mon anthropologie ne peut être une anthropologie distancée, paisible.

25C’est une anthropologie qui essaie de prendre les choses comme elles vivent. Souvenez-vous aussi que, dès 1952, à Sciences Po, le directeur, Chapsal, m’a demandé d’inaugurer un cours intitulé « L’anthropologie appliquée aux pays attardés ». On parlait encore ainsi, en épousant le langage de l’ONU. J’ai eu un grand succès, j’ai été le premier à produire une anthropologie critique, une anthropologie du développement et du commentaire politique, avant que les indépendances ne brisent le système impérial français.

26Ces années 1950-1952, apparaissent très importantes dans l’histoire des critiques du colonialisme, avec la guerre d’Indochine…

27— Oui. Il y a eu la guerre d’Indochine. Nous n’étions pas très nombreux à reconnaître la nécessité des indépendances. Il y avait d’un côté une droite conservatrice : « l’Empire c’est la puissance », si la France abandonne, elle devient médiocre et sans force. De l’autre côté, il y avait un camp très marqué par la pensée communiste, pas marxiste au sens où Marx pense la liberté, mais dans la perspective communiste des années 1940-1950, alignées sur Staline, sur l’Union soviétique. Pris entre ces deux forces, c’était toute une bataille… L’anticolonialisme se situait entre ces deux extrêmes, parce que les communistes n’étaient pas radicalement anticolonialistes. La guerre d’Indochine les a mis dans une autre posture, et davantage la Guerre en Algérie, néanmoins conduite par un gouvernement de gauche. C’était donc une protestation hétérogène, ce sont d’abord des personnalités qui conduisent le refus, moins les mouvements et organisations institués.

28Vous avez dit, lors d’un entretien avec Emmanuelle Saada[14], que déjà dans la période où vous étiez au lycée, on se battait là-dessus, sur le colonialisme aussi. Depuis la fin des années 1930, juste quelques années avant la guerre, vous souvenez-vous des enjeux de ces batailles ?

29— Les batailles lycéennes ne sont pas alors très élaborées « en théorie », elles sont d’abord physiques. On est physiquement de gauche, ils sont physiquement de droite, et on est physiquement ennemis, ça veut dire que l’on se tape dessus ! Il y a tout cela, mais je ne sais pas si c’est très clair pour vous. Ce sont des périodes dont on parle peu, bien que l’Exposition coloniale de 1931, ou les conférences de la « Ligue maritime et coloniale », montrent l’existence d’un parti colonial fort. Contre ce courant, on luttait en utilisant le Batouala de René Maran, ce véritable « roman nègre » publié en 1921. Ces années ont été fondatrices. Plus tard, déjà engagé, il y a eu mon article des Cahiers internationaux de sociologie : « La situation coloniale. Approche théorique » (1951). Que ce ne soit pas accepté par les milieux politiques conservateurs, je pouvais le comprendre, mais que ça soit mal reçu par des collègues anthropologues, je ne pouvais pas le comprendre. Cela montrait justement qu’il y avait là une anthropologie déréalisée, sans relation avec la phase historique du moment. Elle se faisait comme si l’Afrique était « éternisée », comme si elle ne pouvait pas vraiment bouger. Comme si on était construit une fois pour toute Africain avec des structures mentales, des configurations culturelles peu changeantes et peu changeables.

30Quelles étaient les réactions à la suite de la publication de cet article ?

31— Dans cet article, je semblais « casser » le métier d’ethnologue, d’ethnographe, d’anthropologue comme l’on disait en hésitant encore. Je contrariais le métier parce que je disais : la situation coloniale fait que ce que vous observez n’est pas du tout soumis à la protection d’un « perpétuel présent » mais au recours à des stratégies. Je prends un exemple dont j’avais eu à discuter avec Marcel Griaule, qui fut membre de mon jury de thèse en 1954. Il me disait que les innovations religieuses, les messianismes, les prophétismes tout ce que j’avais étudié en Afrique centrale dans les deux Congo était trop actuel, que cela ne durerait pas, qu’il fallait étudier les vraies religions africaines. Mais les vraies religions africaines, telles qu’elles sont historiquement produites sont celles-là, de plus en plus. On le voit actuellement avec les problèmes présents de l’Afrique, notamment en Côte d’Ivoire, où j’ai travaillé, où l’évangélisme, les prophétismes jouent un rôle politique considérable dans la crise et les violences actuelles, avec d’un côté l’Islam qui s’est radicalisé, qui existe, qui a voulu exister alors qu’il était plutôt étouffé ; et puis ces mouvements-là qui participent des grandes « effervescences religieuses », comme avait déjà dit Durkheim en mesurant la créativité du religieux.

32Il y a déjà cela au début du XXe siècle en Afrique noire…

33— Oui, bien sûr vous avez raison, déjà au XIXe siècle et même avant dans l’ancien Angola. Le seul de mes aînés qui a prêté attention à cette recherche sur les nouveaux mouvements religieux et qui m’a dit : « vous avez raison je vais même vous offrir ma thèse de doctorat de théologie », c’est le pasteur Leenhardt. Il avait une liberté d’analyse, une grande finesse d’interprétation, il m’a donné cette thèse qui portait sur les mouvements messianiques de l’Afrique du Sud des années 1880-1890. Il m’a dit : « prenez ce cadeau, c’est vous qui avez raison ». Mais c’est encore une parenthèse anecdotique.

34Dans la chronologie, vous êtes arrivé à Dakar. Comment, par la suite, êtes-vous allé au Congo ? Êtes-vous revenu en France après Dakar ?

35— Après Dakar, je suis allé en Guinée, à Conakry. Pour la bonne compréhension des choses il faut introduire une précision : quand je suis arrivé à Dakar, l’Office de la recherche scientifique coloniale n’avait aucun bureau, aucune antenne de science sociale, aucun accrochage possible. On m’a dit que je devais m’intégrer à l’Institut français d’Afrique noire de Dakar, qui était une institution importante. Je dépendais donc de Théodore Monod qui en était le fondateur et le directeur. J’ai travaillé une année au Sénégal avec une courte incursion en Mauritanie. Puis, il y a toujours des accidents dans les vies. Durant ce séjour en Mauritanie, j’ai contracté le typhus. À l’époque, aucun soin spécifique n’était possible, par dénuement, aucune pharmacologie, rien du tout : pendant un mois, j’étais à l’hôpital militaire de Dakar, on pensait chaque matin que l’on pourrait ramasser un mort. Lorsque je suis sorti de là j’étais jaune et très maigre, Monod m’a dit : « je vais vous envoyer en Guinée parce qu’en Guinée il y a la montagne, il y a le Fouta Djalon, vous irez vous reposer à Dalaba et puis vous prendrez la direction du centre IFAN de Conakry » [voir photo p. 54]. Vous voyez comment l’accident joue dans les parcours ; quand on fait l’évaluation des positions scientifiques, il faut apprendre à tenir compte du parcours, de l’inattendu, de l’imprévisible, des bifurcations. Ce n’est pas une progression droite, le parcours scientifique. Je progresse un peu en zigzag, mais c’est parce que vous me faites parler des conditions qui m’ont formé.

LA JEEP D’ENQUÊTE au Centre IFAN de Conakry, 1947-1948.

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LA JEEP D’ENQUÊTE au Centre IFAN de Conakry, 1947-1948.

Archives de Georges Balandier, dont photo du Centre IFAN de Conakry © Roger Botte.

CENTRE IFAN DE CONAKRY, presqu’île du Boulbinet.

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CENTRE IFAN DE CONAKRY, presqu’île du Boulbinet.

Archives de Georges Balandier, dont photo du Centre IFAN de Conakry © Roger Botte.

36Dans le centre IFAN que je dirigeais à Conakry, les collaborateurs africains qui m’avaient été affectés étaient un chauffeur et un archiviste-secrétaire. Cet archiviste s’appelait Madeira Keïta. Pour des africanistes, ce nom résonne immédiatement : la grande famille des Keïta est fondatrice de l’Empire du Mali. Madeira Keïta, comme Modibo Keïta qui est devenu le premier Président du Mali indépendant, appartenait à cette descendance des fondateurs du célèbre Empire. Mon adjoint Madeira Keïta avait, par tradition historique et par sa généalogie, un sens politique très marqué. Il a joué un rôle considérable en Guinée pour établir, avec Sékou Touré, le parti indépendantiste, le RDA, le Rassemblement démocratique africain de Guinée. Avec Madeira Keïta, j’avais des relations qui étaient peu hiérarchiques, elles étaient affectueuses, amicales. J’ai toujours regretté de l’avoir perdu de vue et qu’il ait douloureusement terminé sa vie. Il est devenu ministre à Bamako au Mali, il a été un ministre dur, radicalisé au moment où la paysannerie malienne était soumise au collectivisme. Elle a réagi : lors du coup d’État qui a renversé les Keïta, il a été emprisonné, et il est mort dans des conditions désastreuses. J’avais été expulsé de Guinée pour des raisons qui étaient l’anticolonialisme. Mais aussi pour un prétexte plus personnel qui impliquait ma future épouse.

37C’était seulement un prétexte ?

38— Bien sûr, c’était l’un des prétextes. Nous avons eu ma future femme et moi, une grande affection pour Madeira. Il est le seul qui nous ait accompagné à l’aérodrome quand nous avons été mis dehors. Le seul qui ait pris le risque de venir, non pas pour tenir le rôle du « bon » Noir, mais pour montrer son attachement et sa peine de voir partir quelqu’un qu’il voulait aider à devenir pleinement compagnon, en Guinée et au Mali, des « indépendances ».

39Après, êtes-vous parti à Brazzaville ?

40— Non, je suis resté en France, peu de temps. Il a bien fallu me donner une autre affectation et c’est là où l’on m’a envoyé à Brazzaville, toujours par l’Office de la recherche scientifique coloniale (ORSC), qui s’appelait encore ainsi. Ça n’a changé que dans les années 1950 avec Gaston Defferre, avec le nouvel esprit colonial et le début de l’anticolonialisme diffus. J’étais envoyé à Brazzaville, à l’Institut d’études centre-africaines, pour y créer le département des sciences sociales. Un séjour d’où je ne suis revenu que pour entrer au CNRS en 1952 et exploiter mes matériaux de thèse.

41Il se trouve que ce séjour à Brazzaville a pris une importance que je n’avais pas imaginée. Au Congo et au Gabon – parce que c’était contigu avec le sud Congo –, j’ai travaillé sur les messianismes, les prophétismes, les mouvements d’anticolonialisme paysan, les réactions de retrait des paysans. Au Gabon, je complétais mes travaux en effectuant des missions de recherche de durée variable. Au Gabon, j’ai été en rapport avec celui qui était l’« ennemi » de l’administration coloniale française, Léon M’Ba, qui deviendra le premier Président du Gabon indépendant, un homme qui avait plus de vertu que son successeur. À Brazzaville, j’étais en relation étroite avec le groupe des pré-indépendantistes qui appartenaient à l’ethnie Kongo. C’est d’ailleurs moi qui ai lancé la transcription Kongo, pour bien distinguer le peuple du nom du fleuve Congo. J’étais proche d’un curieux personnage, l’abbé Fulbert Youlou, qui a été le premier Président du Congo indépendant. Ensuite, je me suis trouvé, en Côte d’Ivoire, avec Houphouët-Boigny. En bref, dans les moments originels de plusieurs des États nouveaux, des libérations. J’hésite à raconter tout cela. C’est une époque plus molle maintenant, n’est-ce pas ? On est moins engagé en longue durée, on prend peut-être moins de risques personnels…

42Là-bas aussi vous avez formé les sociologues, les scientifiques qui sont devenus par la suite des cadres…

43— Oui, certains sont encore ministres, d’autres ne sont plus rien, d’autres ont été exécutés, plus tard.

44Plutôt des hommes politiques que des scientifiques ?

45— Des scientifiques aussi, mais qui souvent sont passés au politique, notamment dans les deux Congo et au Sénégal. La tentation était forte. Une université naissante dans une ex-colonie, toute neuve dans sa libération, c’est une université pauvre, encore petite, qui n’a pas atteint son rayonnement. On veut bien commencer à y être, parce que c’est noble, mais ensuite s’il y a l’occasion de faire autre chose, prendre un pouvoir, prendre une position économique, on n’hésite guère. Votre question me fait penser à autre chose, qui est personnel. J’ai une sorte d’existence « totémique » pour certaines des générations actuelles, qui ne m’ont pas connu au moment où je prenais des risques pour leurs pays, avec leurs pères. C’est pourtant durable, parce que cette solidarité reste une référence forte pour certains.

46Est-ce que ça s’exprime aussi concrètement par des monuments ?

47— Heureusement non, il y a un amphithéâtre Georges Balandier à l’université d’Abidjan. Des choses comme ça, oui. C’est étonnant, le fait d’avoir pris position dès le départ, d’avoir installé une science sociale différente, d’avoir utilisé des mots, des discours différents, m’a donné une position symbolique et une capacité d’influence qui a outrepassé de beaucoup ce que mon métier, mes fonctions impliquaient. Il y a encore quelques années, des chefs d’États me disaient : « si vous venez, nous saurons vous recevoir… ». J’ai refusé parce que là je devenais vraiment le témoin engagé historique que l’on transbahute, et surtout une caution de moralité démocratique pour les éminents invitants. Je n’ai pas choisi de sacrifier ma carrière scientifique, je crois avoir été assez actif à la fois en création d’institutions, en création de chaires, en prise en charge de chercheurs. J’ai passé beaucoup de temps dans ces activités, mais cela n’empêche pas que j’ai eu par ailleurs d’autres engagements. Les choses ne sont pas séparées, ce n’est pas parce qu’on prend position dans la vie civile, dans la vie politique, dans l’histoire immédiate, que l’on va être une sorte de scientifique moins libre pour la science, ce n’est pas cela du tout. Je crois avoir produit suffisamment de preuves [rires].

48Vous faisiez référence à une réflexion, autour des années 1950-1951 sur la terminologie ethnologie, anthropologie…

49— « Anthropologie » est apparue d’abord comme une expression d’origine nord-américaine, empruntée.

50Allemande aussi…

51— C’était aussi allemand, mais on ne pouvait pas retenir le sens principal allemand. Non pas par réaction à l’égard de l’Allemagne, mais parce que le sens allemand a d’abord été celui d’anthropologie physique ou matérielle. Ce n’était pas de cela que l’on voulait s’inspirer – tandis qu’aux États-Unis l’anthropologie avait un statut au sein des sciences de la nature et des sciences de la culture. Il faut rappeler que Lévi-Strauss a introduit le mot anthropologie au sens américain, cette appellation n’apparaît qu’après sa soutenance de thèse, à son retour de New York à la fin des années 1940. Jusque-là, on avait ethnologie et ethnographie. L’ethnographie c’était l’observation sur le terrain, la restitution la plus fidèle possible de ce qui était observé, une sorte de reproduction la plus proche possible de ce qui était objet d’étude ; l’ethnologie constituait une étape ultérieure, la généralisation, par la méthode comparative notamment, à partir des matériaux collectés. Ensuite avec l’effet Lévi-Strauss, puis avec l’« anthropologie structurale » des années 1950-1960, l’anthropologie est devenue la réflexion sur la condition de l’homme en société et de la culture, dans des civilisations reconnues autres et diverses par leur construction intellectuelle du social.

52Sur ces problèmes de terminologie, je veux rappeler que mes deux thèses de doctorat s’appellent l’une, Sociologie actuelle de l’Afrique noire, c’est la thèse principale, et l’autre Sociologie des Brazzavilles noires. J’ai utilisé la dénomination « sociologie » pour me démarquer de l’anthropologie anhistorique. Maintenant, j’ai certes repris le terme anthropologie, mais selon moi, la différence telle qu’on la pratiquait à l’époque : on fait de l’anthropologie ailleurs et de la sociologie chez soi, était rudimentaire comme pratique de différenciation des disciplines… C’était ma position à la fois théorique et militante, ma façon de dire : je veux pratiquer une science qui soit actuelle, donc sociologique – non pas une façon atemporelle de traiter des peuples, des civilisations et de leurs « demandes ».

53Quand vous faites le choix de qualifier vos travaux par la sociologie, à quoi cela renvoie-t-il pour vous ?

54— Je suis entré au CNRS en 1952, j’y suis resté peu de temps, deux ans. Il y avait alors un Centre d’études sociologiques (CES) créé rue de Varenne, presque en face de Matignon. J’y ai été rattaché. Il était dirigé par un géographe, Maximilien Sorre, il y avait une équipe dirigeante, constituée notamment par Gurvitch, le fondateur, Friedman et Naville. C’était un petit groupe, qui s’est étoffé assez vite avec les gens d’une génération un peu plus jeune que la mienne, qui rentraient des États-Unis, des Amériques, comme Crozier, Mendras et Touraine, et qui sont devenus des collègues ensuite. Tous ces « nouveaux » avaient été formés par des sociologues américains renommés et exigeants quant à la méthode.

55Y avait-il un enjeu méthodologique ? Il y avait alors une sociologie quantitativiste très importante aux États-Unis, avec Lazarfeld à Columbia…

56— Non, il n’y avait pas d’enjeu majeur au début, c’est venu après. Gurvitch a été le plus en pointe dans le rejet du quantitativisme, avec son ami Sorokin exilé aux États-Unis. Comme il l’a été dans les débats entre marxisme et sciences sociales.

57N’y avait-il pas un lien entre le positivisme à l’américaine et le fait que l’on s’intéresse aux sociétés métropolitaines et pas aux sociétés colonisées ?

58— Si, d’une certaine manière, il y avait à l’époque un autre engagement : le travail de Touraine sur les usines Renault, de Crozier sur les bureaucraties postales, de Mendras sur les paysans. Effectivement, le dépaysement ou décentrement de la science sociale n’était pas encore accompli. Nous étions quelques-uns seulement à vouloir et pouvoir le faire.

59Quel était l’enjeu avec ces sociologues qui revenaient des États-Unis à l’époque ?

60— Ils avaient une autre formation. Ceux qui n’avaient pas été aux États-Unis, comme la plupart de ma génération, étaient de formation philosophique ou littéraire : ils n’avaient pas eu, par manque de spécialisation universitaire, une formation autonome de science sociale comparable à celle qui était donnée aux États-Unis, que ce soit à Columbia, à Chicago ou ailleurs. C’est cette association des deux apports, un courant français issu de la philosophie et un courant issu de l’empirisme américain, qui a orienté le renouveau de la sociologie en France. Pendant les quatre années d’Occupation, les sciences sociales ont été « tuées ». Un de mes professeurs en Sorbonne était Halbwachs, déporté, mort en déportation ; Marc Bloch est fusillé par les Allemands en 1944. Il n’y avait pas d’enseignement structuré de sociologie. Au fond, le retour américain le provoquait aussitôt : Gurvitch a fondé le Centre d’études sociologiques en rentrant de la New School ; Lévi-Strauss a créé le courant anthropologique, au sens moderne, en rentrant lui aussi de New York ; Braudel revenu de captivité les retrouve. Les sciences sociales, historiennes et morales françaises doivent partiellement leur renaissance à l’Amérique, pour les années de l’immédiat après-guerre. Cela s’est organisé ensuite autrement, mais il y a eu cet effet dans les années d’après-guerre.

61Je suis donc passé par le CES, j’y ai croisé la nouvelle génération, Morin, Crozier, Mendras, Duvignaud ; Bourdieu plus jeune que moi, n’était pas là, je l’ai vu après, dans l’entourage de Gurvitch, puisqu’il a été assistant en Sorbonne. Ça aide peut-être à comprendre comment j’ai pu faire apparaître une anthropologie, une anthropo-sociologie différentes, parce qu’il y a tout cela, le melting-pot du savoir qui se refait avec ceux qui rentrent des États-Unis, ceux qui sortent de la clandestinité ou de la captivité. Au final, ce n’était pas encore organisé. C’est pourtant de tout cela que sont sortis le CES, et les Cahiers internationaux de sociologie créés dès 1946 aux éditions du Seuil par Gurvitch. Les batailles concernant Lazarsfeld et le « numérique », la formalisation, ont eu leur prolongement avec le travail de Raymond Boudon. La grande confrontation d’alors se faisait à partir du livre de Sorokin [15] relatif à la « quantophrénie », c’est Gurvitch qui l’a fait traduire en français. Et en réaction au monument de l’empirisme américain d’alors : American Soldier, série d’enquêtes sociales aux armées en guerre.

62Le livre de Sorokin est le plus excentrique qui existe en sociologie américaine…

63— Oui, c’est celui qui est le moins accepté, ce n’est pas alors une référence absolue et « absolutiste » comme Talcott Parsons.

64Gurvitch s’intéressait à vos études sur l’Afrique, pour lui ça faisait partie de la sociologie ?

65— Oui, puisque c’était actualisé et centré sur la domination. Vous savez, l’Afrique il la voyait un peu comme du temps de Savorgnan de Brazza. Moi, j’étais un explorateur d’une certaine manière. J’avais été vivre chez des gens un peu moins « sauvages » qu’avant… Ce n’est pas l’Afrique qui l’intéressait, c’est la démarche que je retenais – cette idée, que tout ce qui est du social et du culturel n’est pas donné une fois pour toute et reproduit, mais construit, structuré, produit continûment. Ce que l’on étudie, ce sont des productions continues de rapports sociaux, d’institutions, de configurations culturelles. Cela correspondait à sa vision du social par construction/déconstruction. Il s’est dit : « j’ai un semblable, il voit les choses sociales comme je les vois ». Ce qui fait que nous avons été très liés, que j’ai survécu aux relations difficiles que les gens de ma génération ont pu entretenir avec lui, qui avait un caractère emporté. Et puis j’ai été l’héritier jusqu’à aujourd’hui de sa revue, les Cahiers internationaux de sociologie, en maintenant son esprit et en imposant aussi la plus large ouverture.

66Votre collègue Rémy Bazenguissa-Ganga m’a dit que la sociologie en France n’accepte pas tellement les études africaines, du moins ce n’est pas perçu comme étant central. Je voulais vous demander pourquoi cette situation ? Que se passe-t-il ? Vous savez qu’aux États-Unis les études sur les pays sous-développés ou du Tiers-monde sont très centrales, au moins aujourd’hui ? Premièrement, avez-vous l’impression que c’est juste ? Et deuxièmement, pourquoi ?

67— C’est une longue histoire, c’est beaucoup plus compliqué et plus long à rapporter que par évocation anecdotique. Très tôt, j’ai non seulement pris cette position relative à l’anthropologie et à l’ethnologie, mais je me suis aussi attaché à présenter une sociologie du développement. « Anthropologie du développement » ne passait pas, c’était trop tôt, pas pour les États-Unis mais pour ici. Le cours que j’ai donné à Sciences Po sur une dizaine d’années à partir de 1952 a été désigné comme « Anthropologie appliquée aux pays sous-développés », c’est ensuite devenu « Sociologie des pays en développement » à mesure que les années passaient. Ces cours étaient publiés par les cours de Droit comme ceux de la Faculté de Droit. C’était l’époque de la sténotypie. Si vous consultez les Cahiers internationaux de sociologie des années 1950 et 1960, vous pouvez constater que je suis l’auteur des articles qui contribuent à la Sociologie du développement, à la Sociologie de la dépendance, et de la domination, tous articles écrits durant cette même période.

68Dans votre article de 1952 sur le développement publié dans les Cahiers internationaux de sociologie, vous définissez le développement de manière large : c’est psychologique, c’est culturel et c’est économique…

69— Cette définition extensive a été ensuite rétrécie à une version démographique-économique, à partir des années 1960. Et c’est pour cela que la conception a commencé à être davantage « techno ».

70J’ai eu un collègue qui paraissait plutôt marginal par ses prises de position, il était démographe principalement : c’est Alfred Sauvy. Il a été le directeur pendant une longue période de l’Institut national d’études démographiques. Il m’a demandé, en 1955, de prendre en charge un volume spécial des Cahiers de l’INED consacré aux pays en développement. Il n’arrivait pas à le faire achever, il m’a demandé d’en assumer la responsabilité. Ce que j’ai fait en introduisant un historien, des sociologues et anthropologues – pas seulement des démographes qui élaboraient des projections de développement démographique en calculant l’investissement en capital qu’il faudrait faire pour couvrir la croissance démographique et créer de la croissance économique. J’ai retenu un titre, Le Tiers-monde, en discutant avec Sauvy, qui en avait fait la suggestion dans un petit article de France Observateur. C’est de ce livre collectif que l’expression est partie. Le Tiers-monde, avec pour sous-titre Sous-développement et développement, qui était le titre unique que Sauvy voulait retenir. Je lui ai rappelé : « Vous aviez eu une autre idée, il y a un an, dans un texte de presse. Il faut qu’on parle du Tiers-monde, comme il y a eu le Tiers-État sous l’Ancien Régime ». Ce n’était pas du tout un troisième « bloc » de pays (mais c’est devenu « third world » en traduction). Il y a eu méconnaissance parce qu’on oublie ou ne connaît pas le contexte historique français… Le contexte français, c’est le mot de l’abbé Sieyès durant la Révolution « Qu’est-ce que le Tiers-État ? » ; dans un entretien, fait ensuite avec Pierre Nora pour Le Débat, je disais en raccourci : « le Tiers-monde c’est le Tiers-État des Nations ». […] « Tiers-monde », c’est parti de là ; le succès est pour une part un succès de quiproquo.

71Pourquoi avez-vous autant insisté sur le terme de sociologie au début dans les années 1950, et après plutôt sur le terme d’anthropologie ?

72— Sociologie dans les années 1950, je vous l’ai dit, renvoyait à ma position dissidente. C’était une position de mise en contradiction : je ne pouvais me considérer comme satisfait de l’ethnologie intemporelle qui se fait alors en France, compte tenu de ce que j’avais vu et éprouvé au sein de sociétés prises dans le courant de la décolonisation. Par conséquent, je parle de sociologie, non d’ethnologie, avec cette acception-là. Après je suis revenu à anthropologie, parce qu’il s’agit cette fois de l’anthropologie comme esprit et méthode de recherche directe, c’est-à-dire d’une discipline des sciences sociales qui est d’abord moins sectorisée et moins contrainte par le formalisme méthodologique que ne l’est la sociologie. Si je fais de l’anthropologie contemporaine en France, je pratique l’observation directe, je multiplie mes prises de sens, j’ouvre le compas en grand ; si je suis sociologue, je vais faire de la sociologie religieuse, de la sociologie de la famille, de la sociologie de la nouvelle composition parentale, etc. Pour moi, la sociologie étudie davantage les secteurs et les problèmes que la totalité sociale, avec un outillage technique très au point d’ailleurs. C’est moins vrai maintenant, mais pendant une période, il y avait davantage d’observations indirectes, notamment par l’usage du questionnaire. La pratique de l’interview était estimée peu sociologique alors qu’aux États-Unis l’école de Chicago pratiquait la démarche. Il y avait, par exemple, ce grand livre de Thomas sur le paysan polonais [16], alors qu’ici [en France] il n’y avait pas encore d’équivalent, il y avait les recherches de Friedman : sociologie du travail, de Touraine : les usines Renault, de Crozier : les petits salariés des chèques postaux… Ce qui m’a importé, c’est que l’anthropologie permettait une démarche intellectuelle et scientifique plus ouverte, plus compréhensive – au sens de savoir prendre les choses sous le plus grand nombre d’aspects.

73C’est un peu dommage pour la sociologie, non ?

74— Non, parce qu’une sociologie « anthropologisée », s’est constituée, non sans malentendus d’ailleurs. Ça a été le cas à propos de Pierre Bourdieu. Ceux qui ont contesté le Centre de sociologie européenne et Bourdieu lui ont reproché de faire du syncrétisme : du Weber, un peu de structuralisme, une part de marxisme, un peu de dialectique. Et d’avoir achevé le parcours par l’élargissement jusqu’à faire le tableau de La Misère du monde… rien de moins… Du point de vue socio-anthropologique, nous avons eu une part d’expérience en commun. Je veux dire que Pierre Bourdieu a une expérience ethnologique d’abord, anthropologique si vous voulez. Ensuite, il a construit sa sociologie et son langage. Quant à moi, j’ai fait une certaine anthropologie que j’ai dû appeler sociologie par la force des situations. Après un autre tournant, je suis revenu à anthropologie, dans le sens où je viens de vous le dire.

75Je suis persuadé que dans une période instable de longue durée, une situation historique comme celle du temps présent, l’anthropologie sera de plus en plus nécessaire. On est entré dans l’âge des grandes configurations immatérielles, des hyper-systèmes ouverts à tous et à tout. Ce n’est plus open society, c’est open systems, quelque chose de la sorte, au pluriel en plus. On ne peut consentir à être identifié comme un expert qui étudie son secteur de compétence, son problème. Il va falloir étudier ces grandes configurations, sinon on ne peut rien comprendre. Comment caractériser Internet ? Ce n’est pas facile, malgré la mondialisation de la pratique commune. J’ai proposé un livre aux PUF, Le Grand Dérangement [2005], j’y suggère d’appeler « nouveaux nouveaux mondes » ces territoires de l’inédit. Les mondes géographiques ont été recensés, cartographiés. On les connaît, sauf quelques territoires d’accès difficile. Mais nous ne savons pas, nous ne nous rendons pas compte que nous fabriquons nous-mêmes des « mondes » qui ne sont plus des mondes géographiques, nous créons des univers d’existence qui sont des techno-mondes. Je dis que l’anthropologie retrouve là tout son droit parce qu’on est aussi désorienté dans ces nouveaux mondes-là qu’on pouvait l’être en arrivant en Nouvelle-Guinée, comme Malinowski. Ceci pour expliquer autrement, par un « détour », qu’il faut marier anthropologie et sociologie… Mon ouvrage Anthropologie politique propose une réflexion sur le politique qui est au départ complètement différente. Elle part de ce que l’expérience, le savoir et l’analyse anthropologique apportent quant aux façons « autres » d’appréhender les problèmes du pouvoir, l’exercice de l’autorité.

76Ça a été redécouvert aux États-Unis, parce que les anthropologues s’intéressent au politique en mouvement dans leurs espaces d’enquête, quant à votre livre, il bat vos records de traduction.

77— Oui il y a eu tôt une traduction américaine chez Pantheon Books (Random House), après, 22 traductions ont suivi.

78Vous avez travaillé sur ces changements contemporains et globaux. Est-ce que vous pensez qu’il y a des liens entre vos anciens écrits sur la situation coloniale et les problèmes actuels ? Il y a des auteurs comme Antonio Negri qui ont décrit le système mondial comme une espèce d’Empire, ça pourrait être une situation impériale…

79— Vous pouvez penser aussi à un poète et essayiste des Antilles, non pas à Aimé Césaire que j’ai bien connu, mais à Édouard Glissant. Il a publié un livre, il y a deux ans, au titre en apparence étrange qui pourrait aller dans le sens que vous évoquez, il traite du « Tout monde ». Mais j’en reviens à mon parcours puisque vous me posez cette question pour savoir si j’ai changé ma démarche ou s’il y a une forte continuité dans mon travail ? Je répondrai qu’il y a une continuité. La justification la plus simple serait de dire, qu’après tout, les indépendances n’ont pas été des indépendances achevées. Elles n’ont jamais été entièrement réalisées, il faut donc s’attacher à faire l’étude critique et libre de l’univers complexe que constituent ces ensembles qui sortent des colonisations, mais n’en sont pas pleinement sortis. Car la colonisation est économico-technologique, elle n’est pas seulement politico-missionnaire, et « culturo- » dans le sens de l’école de Jules Ferry. Je pense que, maintenant, c’est beaucoup plus par les techniques et la mobilité du capital, par les logiques des systèmes techniques et par les idéologies que les techniques transportent, que passent les nouvelles relations de dépendance. Ce qu’il faut alors étudier, ce sont les modernités émergentes qui s’effectuent en Outre-occident.

80Oui, par exemple les États-Unis en Irak, c’est plutôt concret…

81— C’est autre chose, c’est aussi une aberration affligeante.

82Vous ne pensez pas qu’il s’agit d’une tendance générale ?

83— J’espère que non. S’il y avait une forte tendance à la récupération par le néo-colonialisme, avec les canonnières d’aujourd’hui (c’est-à-dire les missiles), ce serait une catastrophe générale pour l’humanité.

84Le théoricien Immanuel Wallerstein prédit qu’on entre dans une nouvelle situation coloniale. Il a sa théorie des cycles du système mondial…

85— Oui je connais cette prédiction, j’ai préfacé la thèse de Wallerstein, mais je reste méfiant par ailleurs quant à la « totalité » historique, quant à la « totalité » planétaire qui se déchire, qui se ressoude. Je pense que c’est plus compliqué et peut-être moins affligeant… Bien sûr, il y a toujours les politiques de puissance, mais il reste une sorte de multi-dissuasion qui joue. Ce n’est peut-être pas aussi désespérant qu’il pourrait le sembler. Par contre, l’imbécillité politique continue d’exister. La guerre d’Irak, c’est de l’imbécillité politique. Au moment où la guerre allait éclater, j’avais dit dans une rapide interview donnée à Télérama ma stupéfaction que mes collègues anthropologues américains qui sont nombreux, n’aient servis à rien. On ne les a pas interrogés, pas plus qu’on n’a consulté leurs travaux. On est allé en Irak sans savoir que ce n’était pas une vraie nation, en méconnaissant les affrontements religieux, les demandes séparatistes, etc. Par contre les intérêts économiques (le pétrole) étaient reconnus et monopolisables.

86Avant, les anthropologues étaient très encadrés.

87— Il y avait un groupe africaniste à l’université Northwestern autour d’Herskovits, qui faisait à la fois un travail scientifique autonome et un travail d’« information ». On savait qu’il était branché sur l’Administration de la Maison Blanche. En Angleterre, il y a eu l’équivalent, avec l’Institute of African Studies dirigé par Daryl Ford, qui était en même temps un vrai scientifique et un informateur des milieux de pouvoir. Et l’administration coloniale anglaise avait ses propres anthropologues devenus notoires ensuite. On ne peut pas exiger de tous les anthropologues qu’ils aient un jeu intellectuel complètement libre… Cela nous éloigne de l’une de vos questions. Je vous ai dit que dans la conjoncture actuelle, il faut partir du dominant pour comprendre que l’ancien dominé n’est pas aussi libre et indépendant que les dates du calendrier historique le laissent entendre. Il y a des maintiens de domination, il y a des résidus de colonialisme alors que des formes de colonisation nouvelles s’annoncent.

88Par ailleurs, il existe des potentialités de rapport colonial dans ce que j’ai appelé « nouveaux nouveaux mondes ». Je vais essayer d’être concret, mais je prends vraiment des risques. C’est une suggestion de pistes, de chemins… Dans le domaine du vivant par exemple, ce qui me stupéfie c’est de voir qu’avec les biotechnologies, l’ingénierie médicale et les modes d’intervention sur et par le vivant, on est en train de créer un univers du vivant en expansion rapide, qui prend une certaine autonomie. Ce n’est plus comme durant la période du passage à la science moderne, avec Claude Bernard, puis Laennec avec son stéthoscope. Maintenant, il se constitue un territoire de conquêtes : on pénètre la cellule, on connaît le code, les langages de la biologie génétique, on sait mieux comment la vie fonctionne. Et là, se retrouve le risque d’un rapport de dépendance et de domination, parce qu’on prend des brevets sur le vivant, sur les micro-machines correctives incorporées, un peu comme on établit un comptoir colonial, comme on tenait des positions coloniales naguère. Par exemple, en contrôlant la production de vivant modifié, vous « contrôlez » une partie de l’espace du vivant. Je ne sais pas si je suis clair… Pour moi, les systèmes technologiques nouveaux – le « nouveau nouveau » en quelque sorte –, créent un nouvel espace d’existence, de connaissance et d’action, d’intervention par les systèmes techniques. Ces univers-là portent la possibilité de relations de type dominant-dominé, de para- rapport colonial au dedans d’eux-mêmes, peut-on dire.

89Je ne pense pas que ça rentre exactement dans la situation coloniale. Ces questions sont surdéterminées par le politique, le psychologique, l’idéologie… et l’économie.

90— On peut s’emparer, on s’empare déjà de positions à l’intérieur de ces domaines-là. Je pense qu’il en est de même dans la « vidéosphère », comme dit Régis Debray. Dans l’univers de l’information et d’Internet, des concentrations se font, Google conquiert, Microsoft conquiert, etc. Ces concentrations peuvent créer des rapports d’entière dépendance à l’intérieur de l’univers des relations d’information. Mon idée des « nouveaux nouveaux mondes » est bien davantage qu’une métaphore : nous sommes dans ces univers-là, à la fois comme des indigènes et des étrangers. Nous y sommes des indigènes parce qu’ils sont nôtres, nous les fabriquons, mais nous y sommes des étrangers parce que nous y sommes « dépaysés ». Nous nous trouvons dans la situation de ceux qui débarquaient autrefois sur des terres et dans des sociétés inconnues, et qui devaient « construire » totalement ce qui permet de les comprendre moins mal. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’autres relations, d’autres formes de la domination néo-colonialiste. Vous évoquiez l’Irak, mais on peut évoquer aussi certains des pays africains. Ce qui m’intéresse, c’est la logique concrète de la relation dominant-dominé, qui n’est pas seulement le propre des périodes impériales. C’est une logique qui peut se retrouver dans d’autres domaines, en particulier dans ceux que j’ai appelés « nouveaux nouveaux mondes ». Tout cela, il faut le démontrer, c’est si récent, mais déjà si puissant.

91Parmi les historiens du nazisme, Terry remonte au colonialisme pour retrouver les racines du nazisme…

92— On peut trouver une inspiration plus moderne dans le technologisme. Le système des camps, le système de la domination physique de la personne, le système de la soumission morale, est une énorme machinerie. S’il n’y avait pas eu les moyens techniques de produire et gérer les mutations de la puissance, la rationalisation de la barbarie de masse échouait. Il y avait là quelque chose d’autre en germe d’aussi monstrueux : l’annonce d’une possible et prochaine généralisation de la menace globale. Ce n’était pas seulement la résurgence plus violente et plus déshumanisante du rapport colonial d’avant.

93Je voulais vous poser une question très précise sur la notion de situation. Dans l’article « La situation coloniale », on pense beaucoup à Sartre, à Max Gluckman pour l’anthropologie. Est-ce qu’il faut entendre « situation » dans le sens « état des choses », ou reconnaître des choses plus philosophiques ?

94— On aurait pu employer « configuration », ce qu’a proposé et fait Elias. Pourquoi ai-je retenu « situation » ? J’étais encore lié à Sartre, à Simone de Beauvoir, à Camus, soumis aux effets des affrontements philosophiques d’alors. Il y avait donc l’adhésion à la manière dont Sartre a théorisé sur les situations actuelles, sur la réalité politique et sociale se faisant. Quant à Gluckman, c’est autre chose : une rencontre mutuelle. Je l’ai fait venir à l’EHESS. Il se trouve que nous avons découvert que nous avions des options communes, notamment l’approche dynamiste qui fait place aux conflits, qui ne pense pas que l’univers social s’« arrange », mais qu’au contraire il est sous la contrainte de la production continue. Je ne sais pas si je l’avais proposé à Gluckman, mais j’ai un mot – qui comme tous les mots vaut ce qu’ils valent – tentant d’expliquer pourquoi il y a de l’Histoire. C’est parce qu’il y a continuellement la « lutte contre l’inachèvement ». Les sociétés ne sont jamais achevées, elles ont toutes et toujours quelque chose à conquérir, du dépassement par recherche et espérance du « mieux ». Quand la perfection est affirmée malgré cette situation générale, on est dans le totalitarisme : le parfait est là, il ne faut surtout pas y toucher. C’est du même ordre que le créationnisme par rapport au darwinisme : les choses ont été créées pour le mieux, il n’y a pas à les changer ; il suffit de respecter l’ordre divin. Selon ma proposition, l’histoire est cette continuelle avancée pour essayer de compléter l’inachèvement, pour essayer d’achever ce qui n’est pas achevable. Ce qui touche à l’idée de situation, dans le sens d’une configuration continûment en mouvement.

95Je voulais également vous demander votre avis sur le musée du quai Branly…

96— Le musée Branly pour moi, ce n’est pas encore un lieu de travail, sauf par la préparation des expositions. C’est un lieu de voyage au sein des cultures matérielles et des arts. Vous vous promenez au milieu des objets, c’est une découverte des « splendeurs du monde » comme l’on disait naguère. Il y a une sorte de plaisir à circuler dans ses bâtiments. Ils sont étonnants d’ailleurs, avec un éclairage très mobile, très changeant selon les saisons et le moment de la journée. Il y a des jeux de plantes sur les murs extérieurs. L’« austérité » du lieu de travail ne se soupçonne pas. J’ai vécu dans le sous-sol « Afrique noire » du vieux Musée de l’homme, auprès de réserves vétustes. Les objets étaient enfermés dans des caisses, il fallait les remuer sous la poussière. On les étalait sur des tables, on travaillait sur ces objets « retrouvés ». Au quai Branly, c’est davantage le spectacle des civilisations.

97C’est aussi le défi à votre approche historique, les objets présentés ne sont pas historicisés…

98— C’est de l’a-temporel, sauf par les rétrospectives attachées à certaines des expositions. C’est la raison pour laquelle ce n’est pas encore pleinement un outil de travail : vous ne pouvez pas situer. Si vous avez un peu de culture artistique vous accomplissez une promenade esthétisante. Autrement, les enfants des écoles iront voir des masques, des vêtements, des choses somptueuses d’ailleurs.

99Vous n’avez jamais pensé que vous êtes l’un des pères des postcolonial studies ? L’idée que vous aviez de la situation coloniale qui n’est pas une combinaison mécanique, rejoint l’idée d’« hybridité politique » des postcolonial studies…

100— Il y a environ six mois, j’ai présidé au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), dépendant de la Fondation nationale des sciences politiques, un colloque consacré aux postcolonial studies, aux subaltern studies. J’ai un peu remis les choses au point en ajoutant une réflexion sur le métissage, en disant qu’il n’y a pas de réalité sociale ou culturelle, ni de faits de civilisation qui soient des « produits purs ». Il y a toujours combinaison. Il faut raisonner avec ces données qui sont de la nature des choses. Il y a une relation qui s’établit nécessairement entre des éléments qui pouvaient apparaître hétérogènes, antinomiques, conflictuels. Une institution relève du métissage par une sorte de sédimentation accomplie dans les turbulences. Dans Civilisés, dit-on [2003], je reprends la première conférence Marcel Mauss, que j’ai prononcée au Musée de l’homme. J’expliquais à partir de ma première enquête de terrain, portant sur les pêcheurs lébous des environs de Dakar, cette combinaison métisse issue de l’histoire qui « fait » un peuple. Ce peuple, on ne peut pas le définir à l’état pur, on le définit comme issu d’apports multiples. Le Lébou n’a pas « un » système religieux, mais des éléments de croyance différents, empruntés les uns à l’Islam, les autres à une tradition animiste centrée sur les esprits de l’eau, de la terre, des choses, etc. J’ai terminé la conférence en évoquant l’exposition d’œuvres du sculpteur sénégalais Ousmane Sow, sur le Pont des Arts à Paris : ce sont des sculptures qui sont faites avec génie, à partir de matériaux récupérés qui connotent notre modernité mais qui, traités par des mains africaines qui ont une histoire autre, donnent autre chose, des objets singuliers. Ce n’est pas inspiré par les accumulations d’Arman, par les compressions de César, c’est quelque chose qui est fait d’emprunts matériels à notre univers actuel et puis repensé, recyclé, refaçonné, pour faire œuvre d’art avec des mains et un esprit africains.

101Cela rejoint tout à fait l’idée d’hybridité.

102— Marie-Claude Smouts a rassemblé dans un livre [17] les interventions au colloque du CERI, et elle a pris comme préface l’improvisation que j’avais faite en fin de débats. En ayant pris part aux discussions et en ayant fait des commentaires après chaque intervention anglaise, américaine, indienne, il fallait pourtant que je dise que c’est une autre expérience que j’ai eue. Elle me conduit à voir les postcolonial studies autrement. Elles ne sont pas aussi dominantes qu’on le pense. Peut-être faudrait-il mettre l’expression au pluriel : il y a des situations de post-colonisation très différentes. Je finis sur cette réaffirmation : il n’y a de toute façon rien d’entièrement « pur », de totalement singulier dans le social. C’est le métissage qui impose sa logique de construction de toute chose et de son sens, dont le social et la culture.

103C’est précisément ce que vous avez dit il y a cinquante ans…

104Maison des sciences de l’homme, Paris, le 9 février 2007.

Notes

  • [1]
    Georges Balandier, Histoire d’Autres, Paris, Stock, 1977, p. 173.
  • [2]
    L’ORSC, créé en 1943, est devenu peu après la guerre l’Office de la recherche scientifique et technique outre-mer (ORSTOM). Christophe Bonneuil et Patrick Petitjean, « Les chemins de la création de l’ORSTOM, du Front populaire à la Libération en passant par Vichy, 1936-1945. Recherche scientifique et politique coloniale », in Patrick Petitjean (dir.), Les Sciences coloniales. Figures et institutions, Paris, ORSTOM, 1996.
  • [3]
    G. Balandier, Histoire d’Autres, op. cit., p. 189.
  • [4]
    Georges Balandier, Le Dépaysement contemporain. L’immédiat et l’essentiel. Entretiens avec Joël Birman et Claudine Haroche, Paris, PUF, 2009, p. 27.
  • [5]
    Georges Balandier, « Sociologie dynamique et histoire à partir de faits africains », Cahiers internationaux de sociologie, 34, 1963, p. 6.
  • [6]
    Georges Balandier, « Problèmes actuels de la sociologie », Homme et société, 3, 1967, p. 53.
  • [7]
    Georges Balandier et Paul Mercier, Particularisme et évolution. Les pêcheurs Lebou du Sénégal, Saint-Louis, Institut français d’Afrique noire, Sénégal, 1952, p. 7.
  • [8]
    Ibid., p. 11-12 et 87.
  • [9]
    Ibid., p. 131 et 213.
  • [10]
    Georges Balandier, Sociologie actuelle de l’Afrique noire. Dynamique des changements sociaux en Afrique centrale, Paris, PUF, 1955, p. 14-15.
  • [11]
    Ibid., p. 260.
  • [12]
    Ibid., p. 297-298.
  • [13]
    Georges Balandier, Sociologie des Brazzavilles noires, Paris, Armand Colin, 1955. En ligne
  • [14]
    Emmanuelle Saada, « Ouverture. La “situation coloniale” vue d’ailleurs : regards croisés transatlantiques », Cahiers internationaux de sociologie, 110, juin 2001, p. 5-7. En ligne
  • [15]
    Pitirim Sorokin, Tendances et déboires de la sociologie américaine, Paris, Aubier-Montaigne, 1956, avec une préface de Georges Gurvitch. Texte en ligne sur le site « Classiques des sciences sociales » : http://classiques.uqac.ca/classiques/sorokin_pitirim/tendances_socio_americaine/tendances_socio_americaine.html.
  • [16]
    William Isaac Thomas et Florian Znaniecki, The Polish Peasant in Europe and America: Monograph of an Immigrant Group, Boston, R. G. Badger, 1918-1920.
  • [17]
    Marie-Claude Smouts, La Situation postcoloniale. Les Postcolonial Studies dans le débat français, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2007.
Entretien avec
Georges Balandier
réalisé par
George Steinmetz
Gisèle Sapiro
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 21/02/2011
https://doi.org/10.3917/arss.185.0044
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