CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis quelques années, les organisations non gouvernementales (ONG) connaissent un essor continu. Au Liban, en particulier, les ONG et associations dédiées au développement économique et social connaissent un dynamisme singulier. Dans ce pays, la communauté religieuse se situe au fondement de l’ordre public au détriment de l’État, et chaque groupe confessionnel dispose de son propre réseau caritatif.

2Parmi les organisations qui œuvrent dans le domaine du développement social et de l’humanitaire au Liban, l’USAID (US Agency for International Development) figure en bonne place. Cette institution revendique l’autonomie de ses décisions, bien qu’elle entretienne des liens étroits de dépendance par rapport au Congrès américain, qui lui alloue ses financements et dont elle entend défendre les vues dans le cadre de ses activités. À cet égard, l’USAID apporte son soutien à des ONG ou le refuse. En certains cas, il arrive que des motivations à caractère géopolitique orientent ses décisions de partenariat, compliquant alors un champ humanitaire déjà fortement concurrentiel. Ainsi, l’engagement de l’USAID au Moyen-Orient pose question étant donné ses liens étroits avec le gouvernement américain, dont la politique étrangère est fortement contestée dans la région. Par ailleurs, l’idée de neutralité des ONG dans le domaine religieux et politique semble acquise de nos jours, au nom du respect des convictions des personnes, Dès lors, l’aide humanitaire se doublant de prosélytisme religieux ou politique peut être sujet à controverse.

3Dans le contexte particulier d’un fort communautarisme religieux/communautaire et d’un État structurellement absent, cet article observe, à partir de quelques projets de développement qu’elle prend en charge ou supervise, les différents cadres, limites et enjeux du déploiement des activités de l’USAID au Liban.

L’ONG, un acteur économique central

4La première loi régissant le monde associatif libanais a été mise en place en 1909, sous l’Empire ottoman, et a vu l’essor d’un grand nombre d’associations familiales et communautaires. Le monde associatif libanais a ainsi été marqué au plan institutionnel dès sa naissance par les divisions confessionnelles issues des millets ottomans (Dib 2006). Les groupes confessionnels chrétiens, sunnites et chiites disposent jusqu’à aujourd’hui d’institutions propres pour gérer leurs affaires sociales et religieuses. Parmi elles, se trouvent des organisations comme Mabarrat? [1] ou Makassed? [2]. Ces instances agissent au plan social, dans le domaine de l’éducation, disposent d’hôpitaux et d’universités. Il peut s’agir d’organisations tenues par des familles, comme la Fondation Hariri créée par l’ancien Premier ministre. Tout de suite après la guerre civile libanaise (1975-1990), les Organisations non gouvernementales (ONG) sont entrées en scène, concentrant d’abord leurs activités sur l’aide d’urgence et le secours aux victimes du conflit puis sur le développement économique et social. Depuis le milieu des années 1990, c’est un nouveau type d’organisations qui a vu le jour, centré non plus seulement sur le développement social mais sur la défense des droits de l’homme. Par exemple, le Mouvement social libanais défend une posture résolument transconfessionnelle? [3]. Ces organisations travaillent de concert avec les ONG, actrices désormais incontournables de l’action sociale et économique au Liban.

5Une Organisation non gouvernementale (ONG) est une institution d’intérêt public ou humanitaire à but non lucratif dont les activités ne sont pas structurellement liées à un gouvernement. Ainsi, le Conseil économique et social de l’Organisation des Nations unies considère que la création d’une telle organisation ne peut être le fait d’un État et, si elle doit avoir parmi ses membres des personnes désignées par un gouvernement, ces dernières ne peuvent affecter la liberté de choix de cette organisation? [4]. Depuis vingt ans au moins, les organisations se réclamant de cette définition connaissent une croissance exponentielle. Ainsi, en dix ans, les ONG ont vu leur nombre presque quintupler? [5]. Souvent associées à l’humanitaire dans l’esprit du grand public, leur champ d’action connaît lui aussi une diversification toujours plus grande. En effet, les ONG investissent des domaines très étendus, dans le développement social, culturel et économique, depuis l’expertise et la mise en œuvre de projets d’envergure, jusqu’à leur supervision. De façon générale, et pour éviter un fâcheux mélange des genres (et aussi pour empêcher toute instrumentalisation), la plupart des grandes ONG ambitionnent de demeurer strictement apolitiques et détachées de toute emprise religieuse et politique. C’est là en tout cas l’aspect formel des choses. Dans la pratique, l’enchevêtrement des domaines investis par ces organisations, la complexité des situations qu’elles rencontrent et la nécessité de collaboration avec des gouvernements et acteurs locaux rendent les choses moins évidentes. Une telle diversité d’univers d’intervention nécessite aussi pour les ONG la maîtrise d’un professionnalisme et d’une logistique de plus en plus évolués, ce qui implique une coopération technique étroite avec des acteurs du monde politique et économique dont l’influence peine à être mesurée. Ainsi, la frontière entre l’action politique des ONG et leur strict cantonnement au développement ou à l’humanitaire semblent plus poreux que prévu. Comment séparer en effet la mobilisation d’ONG en faveur de populations menacées lors de crises militaires du lobbying engagé par d’autres acteurs, politiques ou intellectuels, en faveur d’une intervention militaire?? Dans le monde arabe, siège de tant d’intérêts croisés, cette question grave a souvent été posée. C’est d’ailleurs, au Moyen-Orient, et plus précisément dans le Kurdistan irakien, que l’argument du devoir d’ingérence humanitaire a justifié pour la première fois une intervention militaire occidentale (Korten et Klein 1996).

6Comment les ONG peuvent-elles éviter d’être instrumentalisées à des fins idéologiques?? C’est là un vaste débat relancé à intervalles réguliers lorsque surgit une crise humanitaire d’envergure, causée par un conflit armé. Au sein des Nations unies, le processus décisionnel est en principe réservé aux seuls États mais les ONG ont gagné au fil des années un poids politique de plus en plus important. Si les États membres seuls votent, les ONG sont devenues des interlocuteurs incontournables?; plus qu’une force de proposition et de consultation, ces organisations mettent en exergue leurs acquis expérientiels confortés par une expertise de haut niveau, et elles sont devenues l’interface entre ce qui constitue la société civile, c’est-à-dire les différents groupes sociaux et professionnels qui composent une société, et les instances de l’ONU. C’est par l’intermédiaire de ces ONG en effet que les populations peuvent avoir accès aux institutions onusiennes et à leurs services? [6].

7Nous pensons, à la suite d’Akira Iriye, que les ONG ont accompagné le développement de la globalisation concomitamment à l’essor de l’internationalisme et de la «?privatisation?» de l’État? [7], pour composer un nouvel ordre mondial (Iriye, 2002). Un tel renouveau est en effet le produit d’un univers global, un monde en mutation et en proie aux incertitudes de la mondialisation, dans lequel l’espace urbain est profondément modifié. Saskia Sassen (1996) parle de «?la ville globale?» pour qualifier cette articulation singulière de l’universel et du local, et ces mutations spectaculaires que génère le «?pouvoir formel?»? [8]. La sociologue américaine fait le constat d’un recul des pouvoirs formels (singulièrement ceux des États) qui donne lieu à une situation inédite et favorise l’avènement de nouveaux espaces de politisation, au sein desquels les acteurs agissent désormais au plan supranational.

8Le Liban constitue un cas exemplaire de ce recul structurel de l’État dont les principales prérogatives – selon la définition wébérienne, qui incluent en particulier le monopole de la violence légitime – sont largement disputées par des intérêts privés. Le champ social et humanitaire constitue à cet égard le cadre idéal du déploiement d’un militantisme identitaire et politique éloigné de l’idéal de neutralité vanté par nombre d’organisations humanitaires. Si certaines organisations conservent un fondement religieux tout en s’organisant sur un mode laïc, nombre d’ONG agissant au Liban développent un agir humanitaire ou social perméable aux divisions politiques et confessionnelles.

Les ONG au Liban

9Le Liban se caractérise par un fort désinvestissement de l’État alors que 70?% du secteur éducatif et l’essentiel des structures de santé sont aux mains de groupes privés. En outre, près de la moitié des travailleurs du secteur privé ne bénéficie pas d’une couverture à la Caisse nationale de sécurité sociale. Cette situation induit une extrême fragilisation des catégories les plus démunies, qui sont contraintes, pour leur survie, de recourir aux solidarités primordiales, la famille et la communauté. En faisant appel, faute de mieux, à leurs proches, leurs employeurs ou aux associations communautaires, ces catégories alimentent les intérêts clientélistes de type communautaire et partisan (Catusse et Karam 2008).

10Dans ce pays, le réseau d’associations et d’ONG est particulièrement dense et dynamique depuis la fin de la guerre civile, en 1990, palliant les insuffisances étatiques. Ainsi, le Journal officiel libanais comptabilise 250 nouvelles associations par an en moyenne (Karam 2006). Au plan juridique, l’article 13 de la constitution libanaise de 1926 régit la liberté d’association. Les associations familiales sont des fondations mises en place par des grandes familles libanaises influentes dans le milieu politique mais qui ne se mobilisent pas sur un mode militant et œuvrent principalement dans le domaine social. À cet égard, les fondations Hariri, Farès et Moawad figurent parmi les plus importantes. En outre, des associations de développement socio-économique se situent en retrait du système communautaire et se revendiquent comme apolitiques?; parmi elles se trouvent le Secours populaire libanais, le Mouvement social libanais et Amel. En outre, certaines ONG et associations plus récentes illustrent l’évolution des mentalités et le succès de thématiques nouvelles liées aux droits de l’homme et à la promotion de la citoyenneté. Parmi les plus influentes, citons l’Association libanaise des droits de l’homme, la Fondation des droits de l’homme et du droit humanitaire, des organisations pour la promotion de l’écologie comme el-Minbar el-Akhdar (La Tribune verte), pour la défense des droits de la femme comme Nasawiya? [9].

11Pour coordonner leurs activités et en accroître l’efficacité, plusieurs associations et ONG libanaises sont réunies au sein de coordinations. Le collectif des ONG au Liban est un rassemblement hétéroclite de quinze associations, dirigé par K. Mohanna, président de l’association Amel, qui ambitionne de créer une dynamique associative transcendant les clivages communautaires. Amel a été fondée en 1979, en pleine guerre civile. Ses projets de développement bénéficient en bonne partie aux réfugiés et aux populations défavorisées au Liban en collaboration avec des organisations internationales. Ses revenus proviennent pour moitié d’un financement public international fourni par l’Agence de développement internationale canadienne, l’Unicef et Save the Children.

12Par ailleurs, le forum libanais des ONG est un collectif qui rassemble dix organisations libanaises, notamment la Fédération libanaise pour l’assistance à l’enfance, l’Association libanaise d’aide aux handicapés, le Conseil islamique supérieur chiite, le Conseil communautaire sunnite (Dar al-Fatwa), l’ordre monastique maronite, la Fondation druze pour la protection sociale ainsi que le Synode évangélique de Syrie et du Liban fondé en 1988. Cette organisation bénéficie de financements onusiens et internationaux. Enfin, le Rassemblement vert regroupe une dizaine des associations écologistes dont Green Line et el-Minbar el-Akhdar

13Lebanon Support est un autre réseau d’associations et d’ONG qui s’est fortement mobilisé au moment de la guerre avec Israël en 2006 afin de coordonner l’action des associations et de venir en aide aux populations sinistrées. Ce réseau a agi en outre en faveur des Palestiniens lors du conflit qui a eu pour théâtre le camp de Nahr el-Bared en 2007. Il regroupe des ONG libanaises et étrangères, Amel et Caritas Liban ainsi que Human Rights Watch et Save the Children-Suède.

L’USAID au Liban?: entre développement et politique

14Acteur multi-positionné, l’USAID fonctionne comme une véritable super-ONG. La neutralité en matière religieuse et politique est un trait commun à un grand nombre d’ONG. Ainsi, la Fédération internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge a élaboré un code de conduite indiquant des normes de comportement pour l’action humanitaire. L’article 3 dispose en effet que «?l’aide ne saurait être utilisée au service de convictions politiques et religieuses?»? [10]. Pour sa part, l’organisation américaine USAID (US Agency for International Development) affirme ne pas financer de programmes «?en vue de défendre des politiques partisanes ou de faire du prosélytisme?»? [11]. Mais cette assertion est parfois contredite par les faits. Ainsi, récemment, les États-Unis annonçaient, par la voix de leur ambassadeur aux Nations unies, avoir débloqué, depuis 2006, par l’intermédiaire de l’USAID et de la Middle East Partnership Initiative (MEPI)? [12], plus de 500 millions de dollars pour combattre l’influence du Hezbollah. Ces fonds sont destinés à sept cents personnalités et institutions libanaises dans le but de «?créer des alternatives à l’extrémisme et réduire l’influence du Hezbollah dans la jeunesse?»? [13]. Ces financements se doublent de contributions à la campagne électorale de la coalition gouvernementale aux élections de juin 2009, s’élevant à 780 millions de dollars, ce qui constitue au total plus de 1.2 milliard de dollars depuis 2006.

15Fondée en 1961 par John Kennedy, l’organisation USAID a vocation de mener des projets de développement en direction des pays émergents. Cette organisation qui dispose d’une centaine de bureaux de liaison dans le monde entier dépend du Congrès américain, devant lequel ses responsables prêtent serment à l’exemple des diplomates. Par ailleurs, l’organisation affirme mener ses actions au nom du peuple américain – une profession de foi inscrite sous le sigle même de l’USAID. Un nombre croissant des organisations qui reçoivent son soutien sont à caractère religieux?; en effet, 10.5?% des ONG bénéficiaires étaient religieuses en 2001, un chiffre qui est passé à 19.5?% en 2005. Une telle évolution est révélatrice d’un renouveau religieux manifeste qui déploie ses effets sur la scène mondiale (Willaime 2008). Dans une moindre mesure, cela reflète la volonté de l’USAID d’investir dans des programmes destinés à freiner les mouvements considérés comme religieusement radicaux, ce qui inclut les organisations opposées à la politique américaine dans la région? [14]. Dans une note d’information rendue publique en juillet 2011, l’USAID fait ainsi savoir qu’elle a dépensé 28 milliards de dollars en 2010 en assistance au développement dont la moitié était destinée à des pays à dominante musulmane, un appui qualifié de partenariat. Parmi eux, le Liban a reçu 109 millions de dollars. Certaines des ONG soutenues par l’USAID au Liban, comme Mercy Corps, ne font pas de prosélytisme en dépit de leur fondement religieux, tandis que d’autres comme Samaritan Purse annoncent sans détours leur volonté d’«?évangéliser à travers l’aide humanitaire?», ses militants se définissant comme «?ambassadeurs de Dieu?»? [15]. Ainsi, l’organisation a distribué à deux millions et demi d’enfants au Moyen-Orient et en Afrique du Nord des cadeaux agrémentés de produits évangéliques, une opération appelée «?Christmas child?». Samaritan Purse soutient particulièrement les Bédouins et les réfugiés irakiens au Liban? [16].

16Bien que se disant autonome, l’organisation USAID dépend bien du Congrès américain, qui détermine le montant des fonds qui lui sont alloués. Les institutions destinataires de ces fonds peuvent être non confessionnelles à l’exemple du Planning familial libanais. Certaines municipalités bénéficient en outre de ce soutien financier, à l’exception de celles liées au mouvement Hezbollah. Une enquête du journal libanais (arabophone) al-Akhbar révèle que l’USAID accorde ses financements contre l’assurance que ses bénéficiaires soient en accord avec ses visées «?antiterroristes?», c’est-à-dire conformes à la vision politique de l’USAID et du Congrès des États-Unis? [17]. Selon al-Akhbar, l’USAID se constitue de vastes bases de données et influe directement, dans un sens conforme aux intérêts géopolitiques et économiques des États-Unis, sur les politiques municipales du pays, sous couvert d’activité humanitaire ou d’aide au développement. L’étude que nous avons réalisée en analysant divers programmes de développement financés par l’USAID au Liban démontre que cette volonté n’est cependant ni systématique ni dénuée de paradoxes ou de limitations. Nous avons ainsi conduit des entretiens avec les responsables des organisations citées ici et observé leurs activités sur le terrain. Ainsi, l’action de l’USAID au Liban se caractérise par la plus grande variété et ne se limite pas, loin s’en faut, à la défense de la politique américaine. En effet, confrontées à l’offre de financement américaine, les ONG et institutions libanaises adoptent différentes attitudes, entre le rejet idéologique plus ou moins affirmé ou la collaboration, elle aussi non dénuée d’ambiguïté.

Amel?: l’ONG laïque opposée à l’USAID

17Parmi les ONG libanaises ouvertement opposées à l’USAID figure Amel. Il s’agit d’une organisation se revendiquant comme laïque et qui refuse l’aide proposée par l’USAID. Les 23 centres que gèrent cette ONG au Liban ont des activités principalement centrées sur les domaines de la santé et de la formation professionnelle. Parmi les deux centres de réfugiés qu’Amel a à sa charge, l’un est situé dans le quartier chiite de Haret Hreik et accueille majoritairement des Irakiens musulmans?; le second à Dekwané reçoit majoritairement des chrétiens de ce pays. Selon la responsable du centre, une telle répartition confessionnelle serait le fait des réfugiés eux-mêmes. Parmi les 8’500 réfugiés enregistrés au HCR, le centre de Haret Hreik en reçoit 120, la plupart originaires de Bagdad. Les personnes reçues en journée sont des enfants et des adolescents âgés entre 10 et 15 ans. À partir de 17 heures, le centre accueille des adultes à qui sont dispensés des cours d’arabe, le plus souvent d’alphabétisation, car beaucoup n’ont pas été scolarisés. En outre, des cours d’anglais y sont aussi proposés. La plupart de ces adultes occupent des emplois précaires au Liban, concierges d’immeuble ou laveurs de vitres. Chaque trimestre, le centre propose des formations professionnelles telles que la coiffure ou la maintenance informatique afin de leur permettre de trouver un emploi plus stable et mieux rémunéré. Pour les jeunes adultes, âgés de 19 à 25 ans, Amel propose des projets spécifiques afin de leur permettre de mieux s’intégrer dans leur quartier. Par exemple, des sessions de sensibilisation à la situation des réfugiés irakiens sont organisées à destination des habitants du quartier où se situe le centre. Amel ne distribue pas d’aide financière aux personnes à sa charge – contrairement à d’autres ONG telles que Caritas – dans le but de les aider à être autonomes. Un autre volet du programme s’attache à soutenir les femmes dans leur volonté d’émancipation en les accompagnant dans des projets de création d’activités manuelles, telles que la production de produits culturels et artisanaux (bijoux, articles de couture, accessoires divers) qu’elles proposent ensuite à la vente. Enfin, Amel s’engage dans des actions d’information et de recommandation auprès du gouvernement et singulièrement du ministère des Affaires sociales sur des projets de loi liés aux violences domestiques ou à la réforme de la nationalité. Amel mêle ainsi action sociale et promotion des droits humains dans une perspective d’engagement militant, et c’est à ce titre qu’elle se situe à distance des activités d’USAID. La défiance de ses responsables tient au fait que l’organisation américaine est à leurs yeux un instrument de diffusion de la politique américaine dans la région, dont ils refusent les orientations. Ainsi, Amel s’est vu proposer (avec d’autres ONG libanaises) par l’USAID un financement de ses activités, après la guerre de 2006. Toutefois, aux dires des cadres de l’ONG libanaise, ces subventions étaient conditionnées au respect de quelques directives?: il leur était demandé de fournir à l’organisation américaine une liste des bénéficiaires et de leur confession, et de s’engager à ne pas distribuer leur aide aux partisans du Hezbollah. Une telle exigence semble absurde aux dirigeants d’Amel, puisque les régions ciblées par leur activité sont la banlieue sud et le sud du pays, des «?fiefs?» du mouvement chiite? [18].

Lifecenter et Tahaddi, deux ONG évangéliques au profil contrasté

18À Bourj Hammoud et Nabaa, en proche banlieue de Beyrouth, de nombreuses ONG chrétiennes se sont installées depuis quelques années. Organisées autour d’une église, ces institutions développent de multiples activités dans le domaine social et humanitaire et fonctionnent en réseau. En plus de l’USAID, elles bénéficient de nombreuses sources de financement, la plupart évangéliques et américaines. Lifecenter est un complexe disposé autour d’une église, Knisset Allah (l’église de Dieu), qui comprend en outre une école, un centre de formation professionnelle et qui accueille dans ses locaux une clinique gérée par une autre ONG (Tahaddi). La majorité des enfants accueillis dans ces structures sont musulmans, libanais, irakiens ou syriens. Il s’agit là aussi de familles particulièrement défavorisées. Installé à Nabaa, Lifecenter dispose d’une vaste salle de conférences et d’un espace média qui gère la traduction et la production de documents évangéliques à destination du monde arabe. Dirigé par le pasteur libanais Saïd Dib, le centre a été financé en premier lieu par l’organisation américaine Mutualfaith. Créée en 2010, cette structure évangélique, à la fois Église et ONG, connaît une croissance continue. Cette organisation appartient à la mouvance évangélique, singulièrement pentecôtiste, une famille protestante très ouverte à l’évangélisation, qu’elle place au cœur de son acte de foi (Fath, 2004). Dans les espaces éducatifs ouverts aux enfants déscolarisés, tous les programmes empruntent le vocable religieux, y compris les cours de chant, qui se basent sur des versets du Nouveau Testament. Ainsi, nous rencontrons de nombreux convertis et des employés qui ne font pas mystère de leur activité d’évangélisation.

19À proximité de Lifecenter, Tahaddi est une ONG qui développe des activités à caractère social et humanitaire. Agnès Sanders a fondé l’organisation Tahaddi en 1996 avec Catherine Mourtada. L’ONG offre une illustration exemplaire du fonctionnement en réseau des organisations évangéliques. En plus de l’USAID, Tahaddi a contracté un très grand nombre d’accords de coopération avec des organisations qui lui apportent un soutien financier ou humain plus ou moins ponctuel?; il peut s’agir d’institutions laïques ou religieuses telles que le Centre médical de l’université américaine de Beyrouth, le CHU «?Hôtel-Dieu?», «?Kids Alive?», «?Bridges of Love?», Unicef, l’ONG Jeunes femmes chrétiennes dans le monde (The World Young Women’s Christian Association), Global Fund for children, et l’Agence suisse pour le développement. Outre Nabaa, ses centres médicaux et d’éducation se situent à Sabra et destinent leurs activités aux populations marginalisées. Bien qu’également évangélique, l’ONG appartient au courant dit «?main line?», c’est-à-dire historique du protestantisme évangélique. Cette famille protestante est également attachée à l’évangélisation mais sur un mode beaucoup plus passif et non «?agressif?». Tahaddi dispose de deux centres médicaux, d’un centre éducatif et œuvre dans une prison pour femmes.

20Le public qu’elle cible est constitué de populations très défavorisées, dont une majorité de familles réfugiées palestiniennes, irakiennes et, depuis peu, syriennes. En plus des centres éducatifs (CET), l’ONG développe des activités de soutien dans des prisons pour femmes. Des visites hebdomadaires y sont organisées, au cours desquelles on dispense aux femmes un soutien moral et «?spirituel?», des produits de première nécessité, ainsi que des vêtements et des médicaments. Dans la prison de femmes Barbar Khazen, les employés et bénévoles de l’ONG proposent des générateurs, des unités d’air conditionné et des filtres à eau. Pour expliquer leur engagement humanitaire, les responsables de cette ONG citent volontiers la Bible?: «?J’étais nu et vous m’avez habillé?; j’étais malade et vous avez pris soin de moi?; j’étais en prison et vous êtes venu me voir.?» (Matthieu 25:36)

21Dans les centres éducatifs de Tahaddi (CET), les enfants déscolarisés âgés de 10 à 13 ans bénéficient de cours d’alphabétisation et de formations professionnelles telles que la menuiserie, la couture ou l’informatique. Chaque été, plusieurs dizaines d’entre eux vont en camp de vacances. En outre, Tahaddi propose des séminaires bibliques. Les adultes bénéficient aussi de cours d’alphabétisation. Par ailleurs, les dispensaires proposent des consultations et distribuent des médicaments à titre gratuit, ainsi que des aides au financement d’examens de laboratoire ou de frais d’hospitalisation. Des sessions de formations sont organisées pour sensibiliser les enfants et leur famille à l’hygiène et à la prévention. Il faut noter que Tahaddi n’entend pas évangéliser ouvertement, mais ambitionne de véhiculer à travers ses programmes éducatifs et sociaux des valeurs chrétiennes spécifiques. C’est là un exemple d’esprit missionnaire qui associe l’évangélisation à l’édification par l’exemplarité du comportement?; à cet égard, les actes de générosité suffisent à témoigner de l’amour de Jésus et de l’esprit évangélique.

22Le centre de santé de Hay el-Gharbe à proximité du camp de réfugiés palestinien de Sabra est le premier centre créé, celui de Nabaa dans la banlieue de Beyrouth lui a succédé en 2010. Ce centre a dispensé 469 consultations de médecine et 253 consultations auprès d’infirmières durant les mois de mai et juin 2011. À Nabaa, ce sont 359 consultations médicales qui ont été réalisées durant la même période. Selon C. Mourtada, qui se réfère à la Bible, l’attention professionnelle et généreuse accordée aux personnes reçues est une forme de «?transmission du message d’amour de Jésus par nos actions?». À cet égard, le témoignage oral de la foi (c’est-à-dire l’évangélisation plus directe) doit être effectué avec discrétion et prudence, quand c’est approprié. À cet égard, la situation géographique et politique de Sabra ne l’y autorise guère.

23Parmi les autres ONG confessionnelles évangéliques qui participent au financement de Tahaddi, il convient de citer l’ONG Health Outreach pour le Moyen-Orient, qui a été fondée en 1990 pour «?offrir la guérison spirituelle et physique?» en même temps que des «?soins médicaux et l’éducation?», selon sa plaquette d’information. HOME est destinée à des populations arabes vivant aux États-Unis ainsi qu’au Moyen-Orient. Cette organisation finance des cliniques, des hôpitaux et des projets médicaux dans tout le Moyen-Orient?: l’Egypte, l’Irak, la Jordanie, le Liban, la Syrie, et a développé des projets pour les Émirats arabes unis, le Yémen, Bahreïn et l’Afrique du Nord. L’ONG entend mener ses actions à des fins humanitaires et missionnaires, et convoque les Écritures pour expliciter sa vocation?: il s’agit d’accomplir le mandat d’«?offrir la guérison physique?» conformément à ce qui a été annoncé par le prophète Isaïe (Matthieu 8:16 b-17). S’y ajoute le mandat d’«?offrir la guérison spirituelle?» (Isaïe 61:1). Enfin, à la guérison physique et spirituelle s’ajoute la grande Mission?: «?partager le message de salut de Jésus-Christ?» (Matthieu 28:19-20).

24HOME a été fondée par l’Américain Gerry Landry de Tyler, au Texas, et par des Libanais installés aux États-Unis, Issam Raad et Imad Jarjour. En Irak, en pleine guerre, en 2003, le groupe HOME a installé, en collaboration avec la Grace Brethren Church (une Église de Columbus, dans l’Ohio), le centre Grace Community dans le quartier défavorisé de Fanar. La clinique abrite dans ses murs une église. HOME a également offert son concours à l’ONG libanaise Tahaddi pour soutenir ses activités médicales au sein de Lifecenter, à Burj Hammoud. Tahaddi dispose d’une autre clinique, plus anciennement établie, puisqu’elle a ouvert ses portes en 2000, dans l’un des quartiers les plus pauvres de Beyrouth, près des camps palestiniens de Sabra et Chatila, pour fournir des soins médicaux gratuits aux milliers de réfugiés palestiniens. Outre les consultations médicales, les médicaments et le travail de laboratoire, Tahaddi parraine également une école qui offre des cours d’alphabétisation, des cours de couture et de menuiserie, pour les enfants de 10 à 13 ans qui n’ont pas accès à l’enseignement régulier. Les cours d’alphabétisation sont également proposés aux adultes, certains d’entre eux n’ayant aucune éducation formelle. Comme la plupart des organisations évangéliques du Liban, Tahaddi organise des camps d’été et accueille des clubs bibliques afin, expliquent ses dirigeants, que les enfants de tous âges puissent apprendre à connaître Jésus-Christ.

25Le centre éducatif installé à Nabaa accueille 98 enfants. Les membres de Tahaddi recourent toujours à la Bible, dont le rappel lancinant donne à justifier le sens d’une telle mobilisation?: «?Ce que vous avez fait à l’un des plus petits, dit Jésus, c’est à moi que vous l’avez fait?» (évangile de Mathieu, 25-40) ou encore «?Pour être honoré, il faut d’abord se faire petit?» (Livre des proverbes 18-12). Au contraire de Lifecenter, Tahaddi considère tout soutien américain ou évangélique au même titre qu’une autre collaboration destinée à l’aider dans l’accomplissement de sa tâche humanitaire au Liban. Ainsi, si cette ONG tient en grande importance l’évangélisation, elle considère sa mise en œuvre secondaire par rapport à sa mission de solidarité.

Les projets de développement éducatifs de l’USAID au Liban

Le cas de Teach for Lebanon

26Les États-Unis, par l’intermédiaire de l’USAID et de la Middle East Partnership Initiative (MEPI) financent divers programmes humanitaires et de développement au Liban. Sur le terrain du développement, l’USAID rencontre un accueil mitigé?; certaines ONG, comme Amel, sont rétives à toute collaboration avec l’organisation américaine. Pour mesurer la variété et les enjeux de cette implication, nous examinerons différents projets?: dans le domaine de l’éducation, il s’agit des programmes Teach for Lebanon et University Student Assistance Program (USAP).

27Il convient par ailleurs de distinguer les programmes qui ne sont pas soumis à un strict contrôle de l’USAID ou de la MEPI et ceux avec «?strings attached?»? [19] c’est-à-dire impliquant une participation et une supervision des services américains.

28Teach for Lebanon fait partie des programmes non soumis à l’examen du MEPI et de l’USAID. Il s’agit d’un projet de développement éducatif auquel collabore l’ambassade américaine, en collaboration avec le MEPI, dont l’objet est de recruter et de financer des enseignants en zone rurale pour y renforcer la qualité de l’enseignement. Il faut noter que l’organisation américaine n’est pas le seul contributeur à ce programme. Des professeurs qualifiés sont recrutés dans toutes les disciplines. Durant cinq semaines, ils sont formés à l’enseignement et exercent pendant deux ans dans la localité rurale dans laquelle ils sont affectés.

29L’un des objectifs poursuivis par le projet consiste à favoriser la diversité communautaire en envoyant des professeurs dans des régions dont ils ne sont pas issus. Ce projet n’a pas bénéficié d’une supervision des bailleurs américains quant au contenu du programme et au choix des candidats, à l’exception d’un cadre général visant la qualité des dossiers et la soumission des recrutements à un double critère de parité hommes/femmes et de mixité communautaire. Toutefois, le programme a suscité la méfiance des responsables communautaires locaux, en particulier dans les régions dominées par le Hezbollah. En effet, le chef de ce mouvement, Hassan Nasrallah dénonce régulièrement l’interventionnisme des États-Unis et leur ingérence dans le jeu politique intérieur libanais. Depuis 2009, en particulier, ses services et agents sont particulièrement mobilisés pour surveiller les entreprises américaines dans les régions chiites qu’ils dominent? [20]. Ainsi, les professeurs engagés dans le cadre de ce programme sont soumis à la surveillance attentive de membres du parti afin de s’assurer qu’ils ne délivrent pas de message hostile aux intérêts chiites et libanais. De leur côté, les cadres libanais en charge de la mise en œuvre de ce programme ont été sommés de donner des gages de leur loyauté envers leur pays et ont dû assurer qu’ils n’étaient pas engagés dans une entreprise politique et partisane mais dans un projet strictement économique. Ainsi, Teach for Lebanon constitue un projet de développement financé par des fonds américains mais dont la mise en œuvre est uniquement laissée à la discrétion de la partie libanaise et ne semble pas servir de buts partisans.

L’exemple du programme USAP

30Le cas du projet USAP (University Student Assistance Program) est tout différent. Nous observons ici sa mise en œuvre dans le cadre d’une collaboration de l’USAID avec l’université Haigazian. Cette dernière est une institution évangélique qui a été fondée, en 1955, par l’Association missionnaire arménienne d’Amérique (AMAA) et par l’Union des Églises évangéliques arméniennes au Proche-Orient (UAECNE). Il faut noter que si l’université Haigazian est évangélique, elle est ouverte à tous les publics, et on considère que seuls 10?% des étudiants qui la fréquentent sont évangéliques. Haigazian dispose d’un système d’études calqué sur le système américain d’enseignement supérieur et propose des disciplines d’études variées, dont les plus prisées concernent le business administration. Le président de l’université Haigazian est un pasteur, le révérend Paul Ara Haidostian, qui occupe cette fonction depuis 2002. Cet homme d’église a été ordonné à l’Union des Églises évangéliques arméniennes au Proche-Orient et il été professeur au Near-East Theological School (NEST), à Beyrouth, l’un des principaux lieux d’enseignements de la théologie pastorale au Liban.

31Le programme USAP consiste à recruter des élèves brillants dans toutes les écoles publiques situées dans des villages libanais?; deux sont sélectionnés dans chacun des 26 départements (caza) que compte le Liban et s’ajoutent aux 13 candidats dits «?libres?» recrutés dans l’ensemble du territoire afin d’atteindre le nombre de 65 étudiants. À chacun, il est attribué une bourse universitaire. En 2010, 464 candidatures avaient été enregistrées. Le premier critère de sélection des étudiants porte sur la qualité des résultats scolaires. Leur personnalité est également prise en compte. Les recruteurs évoquent des caractéristiques qui répondent à une terminologie typique d’une certaine culture économique américaine?: ainsi sont valorisées des qualités de «?leader?», la nécessité d’être «?proactif?», c’est-à-dire réactif et ambitieux. Au cours d’un entretien, leur esprit d’initiative est évalué. Si ces jeunes gens et jeunes filles parviennent à convaincre, ils reçoivent une bourse complète ainsi qu’une résidence gratuite dans le campus. Haigazian leur fournit en outre une bourse de traitement (stipend). L’élève bénéficie par ailleurs d’un entraînement spécifique pour améliorer ses capacités communicationnelles. Ce vocable spécifique révèle une volonté d’inculcation d’une certaine culture élitiste et libérale américaine, on parle en effet de training en leadership et en team building. L’une des priorités de l’USAID est de fournir aux étudiants la culture la plus étendue possible en recourant à des intervenants extérieurs, experts en divers domaines de la vie intellectuelle et sociale du pays. Chaque mois, il est fait appel à au moins cinq intervenants extérieurs, sur le choix desquels les responsables de l’USAID ont un droit de regard. Les membres des municipalités sont particulièrement bienvenus car les Libanais sont, selon l’USAID, peu informés de leurs droits politiques. Enfin, les étudiants doivent remettre un projet de fin d’études destiné à servir la région d’où ils sont issus.

32Maïssam Nimer est en charge de l’évaluation du projet, organise le recrutement de jeunes diplômés puis en supervise les résultats. Le suivi opéré par les services de l’USAID est extrêmement régulier?; chaque semaine, les chargés de projet doivent remettre un rapport d’activité. Plusieurs critères sont arrêtés dans le choix des étudiants. La sélection des participants à l’USAP répond à une exigence de parité hommes/femmes et de diversité communautaire. Ce dernier critère l’emporte même sur celui de l’excellence académique. C’est ce que démontre le dernier recrutement?; en effet, alors que les dossiers provenant des régions chiites de Baalbeck étaient de moindre qualité en termes de résultats (pour leur maîtrise de l’anglais en particulier) que ceux d’autres régions, l’USAID a insisté pour recruter des étudiants de toutes les régions afin d’assurer une plus grande diversité régionale et communautaire.

33Il faut noter que les candidats sont soumis à un processus de vérification particulier qualifié de terrorist recruitment vetting (filtrage de recrutement de terroristes). En introduisant leurs coordonnées dans une base de données, l’USAID s’assure que ces personnes ne sont pas apparentées à des membres du Hezbollah. Un incident éloquent témoigne de cette procédure. Alors qu’un cadre de l’USAID avait eu connaissance de la sympathie manifestée par une jeune candidate envers le Hezbollah, il a demandé aux chargés de projet libanais de mesurer l’intensité du soutien apporté par cette dernière au mouvement chiite afin de retenir ou non sa candidature. Ainsi, le cas du projet de développement USAP illustre le modèle d’une aide au développement clairement soumise à des impératifs liés à la politique étrangère américaine.

34Les exemples ci-dessus analysés permettent de constater le caractère diversifié des actions de l’USAID au Liban, mais aussi son engagement ouvertement politique et quelque peu offensif qui émerge à la faveur de certaines actions de développement. Ce positionnement n’a guère été infléchi à la faveur de la venue au pouvoir de Barack Obama. Les grandes orientations de la politique étrangère américaine au Moyen-Orient n’ont en effet pas connu d’évolution notable. Si Mitt Romney avait été élu, un tel constat aurait été bousculé? [21].

Conclusion

35La mondialisation affecte la mobilité des croyances et des individus au sein des grandes métropoles d’un «?système-monde?» où les spécificités nationales tendent à se réduire ostensiblement. Dans cette conjoncture, les États sont amenés à diminuer fortement le champ de leurs actions. Au Liban où les écarts sociaux se creusent, les associations à but humanitaire prennent en charge un pan important des besoins de la population. Dans son action sociale et économique au Liban, le mouvement du Hezbollah a pour sa part dépassé depuis longtemps le cadre de cette «?économie de la misère et de l’assistance?» évoquée par Elisabeth Picard dans les années 1990 (Picard 1996).

36C’est dans ce contexte de retrait de l’État et d’omniprésence de la variable communautaire/confessionnelle que se situent les activités de l’USAID au Liban. La grande diversité d’activités que cette organisation gère ou appuie est à l’image de la fragmentation (sociale, communautaire, religieuse et politique) de la société libanaise. Dans ce pays où, peut-être plus qu’ailleurs, la frontière entre intérêts militants et activités de développement est malaisée à tracer, la place prépondérante des institutions communautaires ajoutée aux ingérences étrangères et à l’abaissement de l’État libanais, dont la faiblesse est concomitante de sa naissance même, font naître de vives inquiétudes sur sa souveraineté. Mais, s’il est vrai que ces ONG remplissent des prérogatives normalement dévolues à l’État, elles ne sauraient être tenues responsables de ce vide institutionnel et matériel. Dans le monde arabe où l’accès au politique est depuis longtemps verrouillé (ce fut le cas à tout le moins jusqu’aux soulèvements arabes dont l’issue demeure incertaine), l’activisme des ONG et des associations arabes a utilisé l’engagement associatif comme un véritable lieu alternatif de militance politique et d’accès détourné aux espaces publics et administratifs dont la pesanteur de la bureaucratie, la force d’inertie des contraintes administratives et la corruption normalisée rendaient l’accès presque impossible? [22] (Ben Neffisa 2002?: 19).

37Cela appelle à considérer l’un des enjeux principaux de la prédication religieuse ou de la militance politique, qu’elles soient ou non menées sous couvert d’action humanitaire ou de développement économique?: la définition de la citoyenneté est en effet questionnée ainsi que la nature de la production du lien social. C’est singulièrement le cas dans un pays comme le Liban dont le système politique est organisé selon des considérations confessionnelles/communautaires et où la communauté religieuse devient le lieu subsumant toute identité. De fait, ainsi que le démontre Georges Corm pour le cas libanais, ce qui est en jeu, ce sont des déficiences systémiques portant sur les instruments de représentativité de la nation qui, en l’état actuel, obèrent la pleine souveraineté du pays (Corm 2005?: 13).

Notes

  • [1]
    http://www.mabarrat.org.lb/arabic/default.php
  • [2]
    http://www.makassed.org.lb/
  • [3]
    Le MSL a été fondé par l’ancien archevêque grec catholique de Beyrouth, Antoine Haddad. Bien qu’homme de religion, Haddad est considéré comme l’un des premiers militants de la sécularisation au Liban. Aujourd’hui, le Mouvement social libanais est très impliqué dans les mobilisations visant au dépassement des logiques confessionnelles.
  • [4]
    http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire?iddictionnaire=1566, consulté le 10 mai 2012.
  • [5]
    L’édition 1994 de l’Annuaire des organismes internationaux comptabilisait 16’000 ONG et 70’000 en 2011. http://www.devdir.org/fr/index.html, consulté le 10 mai 2012.
  • [6]
    Un tel processus a été graduel. En mai 1968, le Conseil économique et social (ECOSOC) a voté la résolution 1296 qui confère le statut d’observateurs aux ONG, et en 1986 le Conseil de l’Europe a accordé une personnalité juridique aux organisations internationales non gouvernementales.
  • [7]
    Plutôt que poser l’abaissement de l’État comme une conséquence mécanique de la mondialisation, Jean-François Bayard (2004) décrit une dynamique où les États et les institutions ou groupes d’intérêts extra-étatiques interagissent. La compréhension d’un tel mécanisme nécessite le dépassement de la définition étroite de l’État pensé en termes wébériens, en introduisant le concept de gouvernementalité théorisé par Foucault. Bayard conclut ainsi que la privatisation de l’État a abouti à sa reproduction dans un jeu permanent de négociations.
  • [8]
    Selon la sociologue Saskia Sassen (1996), la ville globale est le lieu de surgissement de nouveaux pouvoirs informels agissant au-delà du pouvoir des États et en interaction avec eux. Il se produit ainsi une redistribution du pouvoir au plan infranational faisant émerger de nouveaux acteurs politiques et sociaux.
  • [9]
    Dans un contexte d’institutions étatiques peu actives, les organismes communautaires gèrent en bonne part les secteurs de l’éducation et de la santé, tandis que les ONG non communautaires s’intéressent à des thématiques telles que l’écologie ou les droits de l’homme. Appartenant à cette dernière catégorie, Nasawiya et el-Minbar el-Akhdar sont nées après la guerre civile. Ce dernier type d’organisations qualifiées de «?civiles?» est analysé par Karam (2006).
  • [10]
    «?Code de conduite international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge et des ONG en cas de catastrophe?» (1995), Annexe 6 de la résolution de la 26e conférence internationale de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, Genève.
  • [11]
    USAID, Programme d’éducation et de développement, note du 12 septembre 1997.
  • [12]
    L’Initiative de partenariat au Moyen-Orient (MEPI) est un organisme américain créé en 2002. Placé sous la direction du Département d’État américain et du Congrès, il organise et finance des projets destinés à des réformes démocratiques au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Le MEPI collabora principalement avec des ONG et plus rarement avec des gouvernements.
  • [13]
    Il s’agit de la déposition de Jeffrey D. Feltman, assistant de la secrétaire d’État américaine et responsable du bureau des affaires du Proche-Orient, et de Daniel Benjamin, coordinateur du bureau de lutte contre le terrorisme, devant une commission du Sénat américain le 8 juin 2010. Al-Safir, 29 juin 2010.
  • [14]
    Rapport USAID OTI avril-juin 2008. http://usaid.gov/pdf_docs/PDACL.699.pdf, consulté le 15 novembre 2011.
  • [15]
    http://www.samaritanspurse.org/index.php/Newsletter/may_2010/ consulté le 15 novembre 2011.
  • [16]
    http://www.samaritanspurse.org/index.php/articles/the_peace_of_christ/, consulté le 15 novembre 2011.
  • [17]
    ABU ZAKI Rashad, al-Akhbar, 3 juin 2011.
  • [18]
    Entretien conduit avec les responsables de l’ONG à Haret Hreik le 16 novembre 2011.
  • [19]
    Il s’agit là de la terminologie spécifique utilisée par l’USAID pour décrire ses actions.
  • [20]
    «?Le Hezbollah reconnaît avoir été infiltré par la CIA?», Le Monde, 24 juin 2011.
  • [21]
    Il a en effet affirmé le 13 août 2012, lors d’un meeting électoral à Fairfax, en Virginie, que le Proche-Orient nécessiterait un «?leadership américain?».
  • [22]
    À noter que les ONG de développement sont souvent elles-mêmes des ressources pour entretenir des réseaux de clientèle au niveau local dans le monde arabe.
Français

Résumé

Cet article porte sur les ONG libanaises et les liens qu’elles établissent avec l’USAID, l’Agence américaine pour le développement international, qui fonctionne comme une véritable « super-ONG ». Cette institution affirme l’indépendance totale de ses décisions ; cependant, elle est étroitement dépendante au plan financier du Congrès américain. Au Liban, les communautés religieuses/confessionnelles sont au fondement de l’ordre public et chaque confession dispose de son réseau caritatif. Dans le contexte d’un État faible, cela conduit à s’interroger sur la construction du lien social et de la citoyenneté dans ce pays. Cet article analyse, à partir de quelques projets de développement, les contextes, limites et défi du déploiement des activités de l’USAID au Liban.

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Fatiha Kaouès
Fatiha Kaouès est doctorante à l’École pratique des hautes études (EPHE) et à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Elle achève une thèse sur l’activité missionnaire évangélique dans le monde musulman (Liban et Égypte). Elle a récemment codirigé l’ouvrage collectif Religions et Frontières (CNRS Alpha, 2012).
Courriel : fkaoues@yahoo.com
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/12/2012
https://doi.org/10.3917/aco.122.0125
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