CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Un ami universitaire, résigné à l’idée que ses livres ne sont lus par presque personne (à part des étudiants par obligation, quelques amis par considération et sa femme par compassion), m’a fait un jour cette confidence désabusée : « Je me fiche que mes livres ne connaissent ni le succès, ni même la reconnaissance de mes pairs. J’écris pour moi et… pour l’éternité. » L’éternité ? Dans son théâtre intérieur, il envisageait sans doute une sorte de « jugement dernier du savoir », un grand tribunal des idées devant lequel tous les intellectuels devaient un jour comparaître. Le dieu du savoir y reconnaîtrait alors les siens… Voilà qui lui donnait la force de poursuivre en solitaire et avec opiniâtreté un œuvre dans l’indifférence quasi générale.

2Cette forme particulière d’estime de soi n’a pas, à ma connaissance, été répertoriée en psychologie. Elle semble pourtant quelque chose d’assez répandu : non seulement dans le monde des idées et de l’écriture mais aussi dans ceux de la musique, du sport et même de la religion. Elle consiste à se penser et à agir comme un génie en puissance, un héros solitaire, un saint méconnu. Je m’explique.

3Ce petit film se joue bien entendu sur une scène très privée : le for intérieur. Dans ce théâtre intime, un seul acteur se produit : soi-même. Le spectacle se joue devant un public imaginaire. Au premier rang, il y a ce que le sociologue Anselm Strauss appelait l’« autrui significatif », autrement dit les « gens qui comptent » : les parents, la famille ou le conjoint. Au deuxième rang se trouvent les amis et les collègues. Derrière eux se situent des connaissances plus lointaines et plus anciennes : les ex-professeurs, les copains d’autrefois, les voisins, etc. Plus loin et plus diffuse s’étend la foule des anonymes. Certains sont morts depuis longtemps, pourtant ils sont tous là et nous regardent. Le regard des autres et la quête de l’estime publique sont essentiels dans nos conduites.

4La chose est bien connue des psychologues et sociologues. Certains en font un pilier de l’identité ou de la motivation. Mais précisons qu’ici, les « autres » ne sont pas des personnages réels : ce sont des fantômes, des gens qui existent, ont existé ou existeront mais qui sont ici des personnages fantasmés qui hantent notre imaginaire.

5Aux yeux de mon ami l’intellectuel, son public virtuel est peut-être composé d’un hypothétique étudiant du futur (qui redécouvrira son œuvre et la révélera au monde), de ses petits-enfants (quand ils seront grands), d’un généreux mécène (surgissant d’on ne sait où), de son père et sa mère, disparus depuis longtemps mais qui le regardent de là-haut.

6Cette forme secrète d’estime de soi – appelons-la l’« héroïsme intérieur » – invite à faire des folies. Certains sports se prêtent bien à ce genre de délire ordinaire : la course de fond, l’alpinisme, l’haltérophilie. La création – écriture, peinture, musique et l’art en général – est propice à l’héroïsation de soi. La philosophie et les sciences humaines forment un terrain d’élection pour les génies incompris.

7Certaines professions proposent des équipements mentaux tout prêts pour accueillir ce genre de fantasme héroïque : pompier, soldat ou médecin. Les religions offrent aussi des modèles de vie – celui du saint et du martyr – à leurs adeptes. Dans ce cas, Dieu lui-même fait partie du public imaginaire, ce qui n’est pas rien ! Ainsi en est-il de certaines passions humaines : elles s’alimentent de l’imaginaire et de l’extraordinaire possibilité qu’il donne de s’autoglorifier.

Jean-François Dortier
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Mis en ligne sur Cairn.info le 12/11/2020
https://doi.org/10.3917/sh.330.0001
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