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Le pouvoir au féminin

1Au siècle des Lumières, cinq femmes montent sur le trône de grands empires européens. Marie-Thérèse d'Autriche est l'une d'entre elles, celle qui régnera le plus longtemps, quarante ans. Alors que ses consœurs Élisabeth Ière d'Angleterre ou encore Catherine II de Russie gouvernent « comme des hommes », avec une poigne de fer, Marie-Thérèse d'Autriche utilise les armes de la féminité et de la maternité. Elle se présente à ses sujets comme la « première et commune Mère » et fait de son sexe une marque politique. Aux yeux d'Élisabeth Badinter, spécialiste de ce siècle et des femmes, Marie-Thérèse d'Autriche est « incomparable dans son siècle et un précieux repère dans l'histoire des femmes ». Cette avant-gardiste a voulu mener de front la gestion d'une famille nombreuse et des responsabilités publiques de premier plan. Il n'en fallait pas davantage pour que la philosophe lui consacre une biographie.

2Marie-Thérèse n'était pas vraiment destinée à régner. Elle naît après la mort de son frère aîné qui aurait dû être l'héritier du roi Charles VI. Ses parents auront ensuite deux filles, mais aucun héritier mâle. Charles VI doit instaurer la « Pragmatique Sanction », pour léguer le royaume à sa fille aînée. Pourtant, le souverain ne l'initie pas à la gouvernance. Marie-Thérèse se forme seule. Elle respecte son père, mais elle ne l'admire pas. Elle se montre critique envers sa manière de gouverner. D'ailleurs, l'homme n'est guère populaire : c'est un souverain sans prestige. La future régente s'inspire des modèles féminins qui l'entourent : sa grand-mère ambitieuse et sa mère, Marie-Christine, passionnée de politique, qui influence discrètement son mari.

3Après la mort de son père, Marie-Thérèse instaure une corégence avec son mari, François-Étienne. Cette forme de gouvernement lui permet de contrer les obstacles qu'elle rencontre à cause de son sexe : elle ne peut pas diriger l'armée et les grossesses risquent de l'éloigner de l'exercice du pouvoir. Elle se charge des relations diplomatiques ; François-Étienne livre bataille et assure l'intérim. Elle essaie de ménager à la fois son trône et son époux qu'elle aime profondément. Marie-Thérèse le soutient en vain contre sa propre famille qui veut le déposséder du duché lorrain. Elle n'hésite pas aussi à s'appuyer sur ce dernier pour étendre son influence : le titre de Saint Empereur romain ne peut être attribué à une femme ; Marie-Thérèse part en campagne pour faire élire son mari et garder le titre dans le giron des Habsbourg.

4Dès les premières années de règne, Marie-Thérèse doit affronter Frédéric II de Prusse qui convoite ses terres. Le dirigeant machiavélique est peu impressionné par la jeune reine et son époux. Marie-Thérèse envoie son mari livrer bataille, même si elle craint qu'il lui arrive un malheur. Les défaites se succèdent. Elle s'entête à vouloir garder la Silésie et en paie le prix fort : la perte d'autres terres.

5La défaite forge le caractère de Marie-Thérèse. Elle devient plus autoritaire, se coupe de ses sujets et s'entoure d'un petit noyau de conseillers. Sa popularité décroît. Marie-Thérèse doit aussi affronter les premiers désaccords avec son mari, obstiné à récupérer le duché lorrain. La reine voudrait s'allier avec la France pour combattre Frédéric II ; François-étienne ne s'y résout pas. Face au désaccord, Marie-Thérèse joue les sentiments : elle supplie, pleure, se met en colère, menace d'entrer au couvent jusqu'à ce que le mari cède. Les concessions sont récompensées : François-étienne est élu au titre de Saint Empereur romain à la mort de Charles VII. Marie-Thérèse y trouve un intérêt : les nouvelles responsabilités accaparent son mari, ce qui lui permet de régner librement sur les États dont elle a hérité.

6Au pouvoir, Marie-Thérèse joue de son triple statut d'épouse, de mère et de régente. Les cinq fils auxquels elle donne naissance lèvent le doute sur sa succession, ce qui accroît sa légitimité. Orgueilleuse, elle refuse de se faire couronner consort de François-étienne, pour ne pas être renvoyée au statut d'épouse. Le seul titre qu'elle revendique est celui de reine de Hongrie et de Bohème, les deux territoires dont elle a hérité. Marie-Thérèse, qui se présente comme une « mère bienveillante », veut se faire aimer de ses sujets. Elle modernise le territoire en créant un état centralisé comme il en existe déjà en France et en Prusse. La popularité ne tarde pas : on salue son travail, son courage, sa bonne foi, son respect de la loi et de la parole donnée.

7Pourtant, la vie familiale vacille. Marie-Thérèse met au monde sept enfants pendant les sept ans de guerre qui l'opposent à Frédéric II. Deux d'entre eux mourront. Elle doit aussi affronter les infidélités de son mari. La reine s'enferme dans un despotisme puritain : elle mène une véritable inquisition contre l'adultère auprès de son entourage. La mort de François-Étienne fait sombrer Marie-Thérèse dans la dépression.

8Une seconde corégence s'instaure avec Joseph, le fils héritier. L'enfant, pourtant aimant, est moins commode que son père. Il faut un troisième homme, le fidèle conseiller Kaunitz, pour calmer les relations conflictuelles entre mère et fils. À partir de 1769, les crises se succèdent. Le fils reproche à la mère de ne le laisser décider de rien. Il menace de démissionner, claque la porte. La mère joue le registre de la sensibilité : elle pleure son fils qui l'abandonne, pour le culpabiliser. Maligne, elle sait aussi céder du terrain pour préserver le successeur.

9Sur la fin de sa vie, Marie-Thérèse, irrémédiablement dépressive, se réfugie dans la religion et la bigoterie. Le fils héritier devient un despote. La mère déteste les valeurs qu'il incarne. Alors qu'il choisit la guerre pour conquérir la Bavière et s'attire les foudres de Frédéric II, sa mère saborde l'initiative. Elle écrit une lettre à son ennemi historique pour le convaincre de ne pas mettre en péril la vie du fils chéri. Frédéric II renonce au combat, Joseph est humilié. Il se venge en se rendant auprès de Catherine II de Russie pour la convaincre de rompre son alliance avec Frédéric II. La mère est ulcérée de savoir son fils auprès de sa rivale. Ces perfidies sont vite oubliées au seuil de la mort de Marie-Thérèse : Joseph accourt à son chevet et la veille nuit et jour jusqu'à son trépas.

10Marginale, Marie-Thérèse n'est pas une figure emblématique de son époque. Mais sa vie a de quoi inspirer aujourd'hui celles et ceux qui veulent tout mener de front : vie de couple, enfants et exercice de responsabilités publiques de premier plan. Cette héroïne est une figure à la foi proche et distante, par les siècles qui nous en séparent. N'est-ce pas là l'intérêt de l'histoire : puiser dans le passé des expériences pour nous guider aujourd'hui ?

Maud Navarre
Philosophe, ses réflexions portent sur la place des femmes dans la société et le féminisme. Elle a consacré plusieurs ouvrages à ce sujet, notamment Le Conflit. La femme et la mère, (Flammarion, 2010) dans lequel elle dénonce les injonctions à l'allaitement maternel qui limitent l'autonomie des femmes. Elle est aussi spécialiste du siècle des Lumières auquel elle a dédié plusieurs livres tels que Les Passions intellectuelles (3 tomes publiés entre 1999 et 2007) et des recueils épistolaires comme Isabelle de Bourbon-Parme, « Je meurs d'amour pour toi ». Lettres à l'archiduchesse Marie-Christine, 1741-1763 (Tallandier, 2008).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 22/03/2017
https://doi.org/10.3917/sh.290.0049
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