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Chez de nombreuses espèces, le sexe est déterminé par des chromosomes sexuels. Une nouvelle théorie se propose d’expliquer l’origine et l’évolution de ces chromosomes très particuliers.

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Les chromosomes sexuels X (en vert) et Y (en bleu) ont des tailles très différentes. Quel mécanisme a conduit à la dégénérescence du second ?
Crédit : © Knorre/Shutterstock

1 Au cœur de nos cellules, les chromosomes sont le réceptacle de l’information génétique. Constitués d’ADN et de protéines, associés par paires, ils sont le support des gènes, qui définissent biologiquement les individus. Chez de très nombreuses espèces, le sexe est déterminé par la présence ou non d’un chromosome particulier. Pour les mammifères, et donc les humains, une femelle porte une paire de chromosomes X, tandis qu’un mâle porte un X et un Y. Pour d’autres animaux, où les chromosomes sexuels sont notés W et Z, c’est l’inverse. Chez les oiseaux ou encore les tortues, les mâles possèdent une paire de Z et les femelles sont dotées d’un Z et d’un W. Dans la plupart des cas, ces chromosomes sexuels, ou gonosomes, ont la particularité d’être différents. Chez l’humain, le Y est bien plus petit que le X, mais aussi plus pauvre en gènes : on le dit « dégénéré ». Deux biologistes du CNRS, Thomas Lenormand, du Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive, à Montpellier, et Denis Roze, de la station biologique de Roscoff, ont proposé un nouveau modèle pour expliquer la formation d’un chromosome dégénéré.

2 Depuis près de cinquante ans, la théorie généralement admise repose sur deux phénomènes particuliers : le dimorphisme sexuel, c’est-à-dire les différences entre des individus mâle et femelle, et la recombinaison génétique. Cette dernière est un mécanisme naturel par lequel les chromosomes s’échangent des fragments d’ADN. Ce brassage induit une plus grande diversité génétique des populations et favorise l’adaptabilité à l’environnement. La théorie propose une évolution en trois étapes. Le protochromosome Y portait un gène déterminant le sexe masculin ainsi qu’un gène impliqué dans le dimorphisme sexuel, qui contribue au succès reproducteur des individus mâles mais pas à celui des femelles. Pour conserver cette association avantageuse, la sélection naturelle favorise un « arrêt de recombinaison », de telle sorte que ces deux gènes restent transmis ensemble. L’absence de recombinaison entraîne alors une accumulation de mutations délétères dans la région « verrouillée » ; les gènes touchés deviennent non fonctionnels et, progressivement, la taille du chromosome s’en trouve diminuée. Enfin, pour combler ce manque d’expression, les copies fonctionnelles des gènes situées sur le chromosome X sont surexprimées (et l’un des X est éteint chez les femelles) : c’est ce qu’on appelle « la compensation de dosage ».

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Crédit : © Pour la Science, d’après P. Muralidhar et C. Veller, Science, vol. 375, pp. 616-617, 2022

3 Si cette théorie a pendant longtemps été admise, elle souffre toutefois d’un manque de preuves empiriques, ce qui a progressivement éveillé un certain scepticisme au sein d’une part de la communauté scientifique. Thomas Lenormand et Denis Roze ont donc proposé un nouveau modèle. Ils suggèrent que la causalité est inversée. Selon eux, la dégénérescence découle de l’évolution précoce des régulateurs de l’expression des gènes, qui sont aussi portés par le chromosome Y. Ils proposent que des arrêts de recombinaisons fortuits se sont produits le long du protochromosome Y. Parmi les régions verrouillées, désormais transmises d’un seul bloc, certaines, par chance, étaient relativement dépourvues de mutations délétères, et se sont fixées dans la population. Toutefois, du fait de l’arrêt des recombinaisons, les régulateurs gouvernant l’expression des gènes sur ces régions ont évolué, dès lors, de façon indépendante pour le X et pour le Y. Selon ce scénario, l’expression du Y a rapidement divergé de celle du X, avec une moindre expression (ce qui a entraîné une compensation de dosage). Les gènes du Y, moins exprimés, ont alors intégré des mutations, avec un impact limité, assurant leur diffusion dans la population. Par ailleurs, la compensation de dosage génère alors des effets antagonistes entre sexes, qui empêchent le rétablissement de la recombinaison. Cette situation conduit de façon inéluctable à la dégénérescence complète du Y, sauf pour les gènes ayant une fonction propre aux mâles. Grâce à des simulations informatiques, les chercheurs ont montré l’efficacité de ce nouveau modèle.

4 Comment tester ce scénario ? Les chromosomes sexuels sont souvent très dégénérés et leur origine est ancienne, comme chez les mammifères. Ces cas ne permettent pas d’étudier comment s’est déroulée la formation des gonosomes. Les biologistes se penchent donc sur des systèmes chromosomiques plus jeunes, où la détermination du sexe a fait très récemment son apparition, comme chez certaines plantes. Ils se tournent aussi vers des groupes d’animaux, comme certains poissons, chez lesquels les chromosomes responsables du sexe ont changé depuis peu de temps. Ce faisant, ils espèrent observer directement les premières étapes de l’évolution des gonosomes et tester les différents scénarios envisagés par l’ancien et le nouveau modèle.

5 Si les scientifiques veulent élucider l’origine des particularités des chromosomes sexuels, c’est pour mieux comprendre le fonctionnement des génomes, et en particulier étudier plus en profondeur les causes et les conséquences de l’arrêt de la recombinaison, mécanisme essentiel de la reproduction sexuée. Du reste, les monosomies (un chromosome en moins) et trisomies (un chromosome en trop) sont en général létales. Pourtant, les mâles (ou les femelles dans les systèmes ZZ/ZW) survivent à la présence d’un chromosome dégénéré. Il s’agit donc aussi d’élucider les effets, peu connus, des variations de dosage et de l’expression sur la santé.

  • T. Lenormand et D. Roze, Science, 2022
William Rowe-Pirra
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/05/2022
https://doi.org/10.3917/pls.535.0006
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