CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Les capacités modernes de stockage de l’information offrent une solution pour conserver dans un petit volume une trace de langues et de patrimoines en cours d’extinction.

Il est difficile de recenser précisément le nombre de langues vivantes dans le monde. Il y en aurait entre 3 000 et 7 000.
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1D’après l’Unesco, il y a dans le monde quelque 2 500 langues en danger – le kuuk-thaayorre, en Australie, par exemple, n’aurait plus que quelques dizaines de locuteurs. Dès lors, les linguistes tentent de les décrire avant qu’elles ne disparaissent complètement, pour engarder une trace, même si nous ne les utilisons plus. Mais pour préserver ainsi un maximum de langues, il faut que la sauvegarde de chacune coûte le moins possible. Or publier un corpus de textes en aïnou, un dictionnaire du beba ou une grammaire du danezaa coûte cher, et diffuser des disques ou des bandes magnétiques, plus encore. En outre, même quand un dictionnaire est publié et conservé dans quelques bibliothèques universitaires, il reste difficilement accessible, même aux spécialistes, et, la recherche progressant, il devient vite obsolète.

2C’est pourquoi ces linguistes publient désormais, le plus souvent, ces documents en ligne, afin qu’ils soient moins chers, plus accessibles, plus évolutifs, plus coopératifs et multimodaux. C’est un exemple de la manière dont l’informatique transforme les humanités, en modifiant la façon dont on conserve les données sur lesquelles les chercheurs travaillent.

3Cet exemple des langues en danger nous montre comment le développement de l’informatique change notre rapport à la mémoire et à l’histoire. À chaque instant, un nouvel état de l’Univers efface le précédent et nous met devant le dilemme de conserver l’état ancien ou de le laisser disparaître. Ainsi, nous devons décider de conserver nos vieux bâtiments, condamnant nos villes à l’immobilité, ou de les détruire pour en construire de nouveaux, laissant progressivement s’effacer le souvenir de ce qu’elles ont été. En archivant des textes, des images fixes ou animées et des sons, l’informatique nous permet de résoudre partiellement ce dilemme : elle laisse advenir un monde nouveau tout en conservant, pour un temps au moins, une copie d’une partie du monde ancien.

4Pour ce faire, l’informatique exploite une propriété surprenante : le monde est prodigieusement miniaturisable. En effet, la physique théorique nous apprend que stocker un bit d’information ne nécessite, en principe, qu’une surface de 7,2 × 10−70 mètre carré (ce qu’on nomme l’« aire de Bekenstein » et qui vaut 4 ln(2) multiplié par l’aire de Planck). Il est donc possible de sauvegarder sur l’aire d’une page de Pour la Science 8 × 1067 bits, soit 3 × 1063 chroniques comme celle-ci. Même si, en pratique, nous sommes très loin d’une telle performance, nous pouvons déjà conserver des bibliothèques entières dans un dé à coudre, par exemple une bibliothèque de 1 million de volumes sur un disque de 1 téraoctet, qui mesure une dizaine de centimètres et coûte 50 euros.

5Cela ouvre des perspectives totalement nouvelles pour la préservation du patrimoine : nous ne connaissons l’Égypte ancienne que par ses temples et ses tombes, mais, si nous le voulons, dans cinq mille ans, nos descendants pourront avoir accès à nos pages web, nos recettes de cuisine, voire nos horaires de trains. Et ils s’étonneront peut-être que, des premiers millénaires de son histoire, l’humanité ait conservé si peu de choses.

6Le développement des ordinateurs et des réseaux, en favorisant quelques langues très utilisées, est sans doute responsable – à côté d’autres facteurs tels que la colonisation ou l’urbanisation – de la fragilisation de nombreuses langues en danger. Mais il nous donne aussi des outils pour les conserver, ce que nous n’avons pas pu faire avec des dizaines de milliers de langues qui, par le passé, sont nées puis ont disparu, sans laisser la moindre trace.

La chronique de
Gilles Dowek
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Chercheur à l’Inria et membre du conseil scientifique de la Société informatique de France.
Mis en ligne sur Cairn.info le 03/01/2022
https://doi.org/10.3917/pls.505.0022
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