CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Pour comprendre le dopage, il est nécessaire au préalable de définir le sport et ses caractéristiques contemporaines. Terme polysémique, notion surdéterminée aux multiples significations, le sport échappe à une approche univoque et soulève trois séries de difficultés : une ambiguïté sémantique, une ambivalence des valeurs, un paradoxe des finalités. Traditionnellement, et stricto sensu, le sport doit réunir quatre critères cumulatifs : une situation motrice (un effort musculaire), une compétition (un vainqueur et des vaincus), des règles, une institution. Des travaux historiques, sociologiques et philosophiques établissent que le sport tel que nous le connaissons au xxie siècle apparaît au xixe siècle en Angleterre, berceau de la révolution industrielle. Ce pays codifie alors, puis exporte dans le monde entier, de nombreux jeux issus du Moyen Âge en les adaptant aux principes de la société industrielle : la compétition et la concurrence [Queval, 2004 ; Vigarello, 2002]*. Il n’y a donc pas de continuité entre sports antiques et sports modernes. Vers 1850, une première rupture décisive entérine, avec la restructuration du sport autour d’une logique de performance et de record, la séparation entre sport et jeu. Au xxe siècle, une seconde rupture fondamentale intervient avec, principalement à partir des années 1990, le basculement intégral du sport professionnel dans la sphère du marché et la mobilisation de la science pour améliorer la « productivité » athlétique.

2Dès lors, les finalités du modèle sportif contemporain (exploitation du potentiel physique, dépassement de soi, performance, valeur d’échange, domination) diffèrent radicalement de celles de l’éducation physique (formation, santé, connaissance et construction de soi, apprentissage de la mesure et de la limite) ou de celles des sports « californiens » nés dans les années 1970 (entretien du potentiel physique, participation, valeur d’usage, émotion, connivence). De fait, le sport professionnel s’immerge dans l’évaluation, le classement, la comparaison et le palmarès. Ces ressorts créent et amplifient les différences de qualité. Les disciplines les plus populaires occupent de vastes marchés à hauts rendements. Seuls les vainqueurs captent l’essentiel des rémunérations car le libre jeu du marché du spectacle, des médias et de la publicité segmente la distribution des revenus [Bourg, 2008]. En conséquence, le sport devient un bien extrinsèque pour les actionnaires, sponsors, diffuseurs, équipementiers et sportifs professionnels, avec pour valeurs l’argent, le statut social et le prestige, alors qu’il était originellement plutôt un bien intrinsèque, mettant en avant le plaisir, l’effort et la coopération. Aussi qualifie-t-on désormais d’industrie du sport les relations économiques qui traversent le système sportif au sein duquel le supporteur devient un consommateur, le club une marque, le sportif un professionnel, le sport une marchandise.

3 Plus que jamais, les institutions sportives ont à gérer des impératifs contradictoires : le statut du sport comme activité éducative codifiée et ses enjeux financiers, les exigences de la dignité humaine et celles de la performance. Il est vrai que la singularité du sport est d’articuler deux systèmes de représentation opposés. D’un côté, il participe d’une exaltation de la nature, de l’équilibre et de la santé. De l’autre, il relève d’une injonction à la performance absolue qui l’ouvre sur l’artifice, injonction résumée dans la formule citius, altius, fortius (« plus vite, plus haut, plus fort »), conçue en 1891 par le père dominicain Henri Didon, et qui devient en 1896 la devise olympique avec les premiers jeux Olympiques (JO) rénovés par le baron Pierre de Coubertin.

4 Le dopage n’a pas toujours posé de problèmes. Au contraire, le recours à des produits permettant de repousser la fatigue ou la douleur et de stimuler les capacités athlétiques ou psychiques des sportifs a été longtemps considéré comme un moyen légitime et compréhensible au regard des efforts endurés [Coste et al., 2017, p. 25 sq.]. En fait, le dopage est devenu un délit dans le sport quand il a été perçu comme dangereux et en rupture avec les valeurs du sport. Le dopage se formalise, sur le plan politique, à partir des années 1960 avec les premières lois l’interdisant et le sanctionnant, et ce alors même que la devise olympique est inchangée.

5 La quête de performance a pour conséquences une pression constante au dépassement de soi et une pratique banalisée de conduites dopantes pour y parvenir. C’est dans ce contexte général que le dopage se développe et remet en cause l’intégrité des compétitions sportives. Le présent livre vise à répondre à une série de questions majeures pour éclairer les vrais enjeux autour de ce phénomène. Depuis quand et pourquoi se dope-t-on ? Qu’est-ce qui distingue le dopage du suivi médical ? Le sportif qui fait usage de méthodes dopantes est-il rationnel ? Quels sont les produits, les acteurs et les filières de ce marché ? Pour quelles raisons le dopage se développe-t-il malgré la mise en œuvre de politiques internationales de contrôle et de répression inédites ? Faut-il légaliser le dopage sous contrôle médical ?

6 Les difficultés pour appréhender la réalité protéiforme du dopage justifient la diversité des choix méthodologiques et la structuration de cette réflexion autour de cinq thématiques principales. Le chapitre i propose une approche historique du dopage. Le phénomène a toujours existé, l’homme confronté avec son ego et la compétition n’ayant jamais pu accepter ses limites physiques ou mentales [Mondenard, 2004]. Toutefois, la nature du dopage a profondément changé. Les exigences de la globalisation marchande (concurrence, économies d’échelle, profits) et la montée de l’idéologie managériale de la performance (rendement, productivité) démultiplient le recours aux substances psychoactives (alcool, tabac, amphétamines, cannabis, cocaïne, caféine) pour supporter les transformations du travail (intensification, précarisation, obligation de résultat) [Crespin et al., 2017]. Le sport constitue progressivement un domaine privilégié d’expérimentation de l’amélioration des performances.

7Le chapitre ii s’attache aux concepts mobilisés pour caractériser les pratiques dopantes. Il faut attendre le xxe siècle pour que les termes « doper » et « dopage » apparaissent dans la langue française, respectivement en 1903 et en 1921. Ils dérivent des termes anglais « to dope » et « doping » utilisés à partir de 1889 pour désigner, dans le cadre de courses hippiques, les techniques permettant de modifier les performances d’un cheval [Steiner, 2016, p. 30]. De multiples définitions du dopage ont été données. Elles reposent sur deux postulats au moins : l’utilisation de produits et de méthodes de modification de certaines aptitudes de l’être humain ; l’intentionnalité de cette manipulation de soi. Notons que le recours à des artifices appelé « dopage » se situe dans le contexte d’une activité sportive. Toutefois, des évolutions sociales et sociétales ont conduit à un élargissement de cette qualification, au-delà de la stricte pratique sportive, à l’ensemble des activités humaines publiques et privées, avec la construction du concept de conduite dopante. De fait, le dopage serait un cas particulier et spécifique des conduites dopantes qui, elles-mêmes, s’inscriraient dans le champ plus vaste des conduites addictives [Hauw, 2016, p. 17 sq.].

8Le chapitre iii identifie les déterminants socioéconomiques du dopage à travers la présentation de plusieurs corpus explicatifs. Il y a, en premier lieu, la théorie de l’« économie du crime », à partir de laquelle les pratiques dopantes peuvent être considérées comme des transgressions individuelles. Chaque sportif évalue les coûts du dopage ainsi que les risques de se faire prendre et d’être sanctionné. Il compare ensuite ces coûts aux bénéfices attendus du dopage en termes financiers, de notoriété et de progression de carrière. Conformément à la théorie du choix rationnel, selon les résultats de ce calcul coûts/bénéfices, le sportif décide de se doper ou non. Cette thèse est très simple, mais elle ne prend pas en compte les interactions stratégiques. Or, dans le domaine sportif, les performances obtenues dépendent du comportement de tous les concurrents, orientés dans leur choix par une recherche de compétitivité pour se procurer un avantage différentiel. La théorie des jeux a ainsi pour objet l’interactivité de ces stratégies en dépassant la décision économique individuelle. L’économie comportementale, quant à elle, introduit une dimension psychologique dans la formalisation et la compréhension des décisions économiques en situation d’incertitude et pointe l’émergence de paradoxes expérimentaux qui ne recoupent pas l’universalité du modèle du choix rationnel.

9 De plus, l’hypothèse de l’homo oeconomicus est peu opérante dans le cadre par exemple d’une action organisée par l’équipe Festina de Richard Virenque dans les années 1990, d’une obligation inscrite dans le règlement intérieur de l’employeur par l’équipe US Postal de Lance Armstrong dans les années 1990-2000, ou d’une pratique systémique illustrée par le dopage d’État en Russie dans les années 2010. En effet, les sportifs assujettis à des programmes privés ou publics de dopage ne sont pas des acteurs rationnels ayant opté pour des conduites d’optimisation. Leur choix se limite à une alternative : accepter ces protocoles ou renoncer à leur métier. C’est pourquoi, au-delà de la « main invisible » autorégulatrice du marché, chère aux économistes libéraux des xixe et xxe siècles, il est nécessaire d’analyser le rôle des institutions et des groupes sociaux dont la « main visible » oriente le comportement des sportifs en réduisant considérablement leur liberté.

10 Le chapitre iv étudie le fonctionnement du marché mondial du dopage. Le dopage constitue désormais un véritable marché, en pleine expansion et de plus en plus lucratif. Il faut le plus souvent attendre des scandales médiatisés (Festina, Balco, Puerto, Armstrong, sport russe) pour obtenir des informations sur le système de tricherie avec ses filières d’approvisionnement, son financement opaque et ses divers modes opératoires. Dans un premier temps, l’offre de dopage est évaluée à travers la présentation des principaux pays producteurs de substances dopantes dans le monde, la pharmacopée proposée aux sportifs, le contrôle de ces trafics à l’échelle internationale et les prix des divers protocoles de médicalisation de la performance. Puis les caractéristiques essentielles de la demande sont analysées avec les substances les plus recherchées, la typologie des dopés et le chiffre d’affaires du marché mondial du dopage.

11 Le chapitre v procède à un bilan critique des politiques antidopage et formule des propositions pour tenter de réguler les conduites dopantes et leurs externalités négatives. La lutte antidopage se préoccupe essentiellement de la demande de produits dopants (par les sportifs) avec des instruments (tests, passeport biologique, géolocalisation) peu efficaces et toujours en retard d’une innovation sur celle des sportifs dopés. L’offre par des réseaux mafieux ne constitue pas une priorité de la coopération internationale entre États. Le constat de l’inefficacité de la politique de prohibition mise en œuvre depuis plus d’un demi-siècle est établi. Puis les raisons de cet échec sont analysées à travers une conception erronée de la lutte antidopage et des modalités d’application inadaptées. Au-delà de cette impasse, plusieurs voies alternatives sont débattues afin d’envisager de contenir, voire de réduire, l’ampleur de ce phénomène.

Notes

  • [*]
    Les références entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’ouvrage.
Jean-François Bourg
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Mis en ligne sur Cairn.info le 16/05/2019
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