CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le cancer est une épreuve, radicale. Outre le périple de douleurs qui la jalonnent, elle est une expérience dont on ne se remet jamais. Elle est l’expérience d’une vulnérabilité jusqu’ici jamais ou à peine entrevue, d’une anticipation déconcertante de la mort. Elle est une fracture du temps où s’engouffrent passé, présent et futur. Lorsque le corps est la cible de l’entreprise destructrice de la maladie, le malade est profondément ébranlé dans son sentiment d’identité, dans sa capacité même à se projeter. La maladie peut être l’occasion d’un réexamen parfois cruel de l’orientation qu’a prise sa vie et appeler à une reconsidération profonde de son histoire et du futur qu’il lui reste à écrire. Le cancer fait voir et éprouver des choses inattendues, parfois inespérées, il est alors quelquefois vécu comme une « chance ». Le cancer est une expérience subjective.

2 Et en même temps, celle-ci est traversée de part en part par tout un maillage de pratiques et de discours, qui en font une expérience éminemment sociale. Le cancer stigmatise car il fait peur, il renvoie autrui à un destin redouté, souvent plus que tout. L’ordre des relations qui se tissent autour du malade est dès lors largement obéré par cette mise à distance, physique et affective. Le travail de sens que cette maladie grave ne manque jamais de susciter chez celle ou celui qui en est atteint ne se déploie jamais dans une solitude totale, il s’opère au contact de multiples autres : proches, profanes, experts ou non, techniciens, savants… Il est toujours une œuvre collective où s’entrecroisent de multiples symboliques, qui concernent soi et autrui, la vie et la mort, le corps et ses composantes, organes et fluides… De ce point de vue, comme l’ont bien montré les historiens, l’ordre de la sensation et des représentations de la maladie, du corps, du destin varie considérablement dans le temps comme dans l’espace – l’espace social. Le corps malade, qui est déjà la cible d’imaginaires sociaux qui le chargent de pouvoirs prophétiques variés et inquiétants, fait aussi l’objet d’interventions très intrusives, souvent violentes en dépit de leur légitimité assumée par les victimes elles-mêmes. Comment qualifier autrement le fait que ce corps soit mutilé, défiguré, amputé, laryngectomisé, brûlé… ? La médecine est passée par là, elle soulage aussi, voire accorde une rémission, mais toujours elle transforme, profondément, le corps et l’expérience. Et pas seulement en raison de la transformation physique mais également en raison de l’imposition de référentiel. Car en se faisant la médecine dit des choses sur le corps et la personne. Le travail de sens a aussi la médecine pour partenaire et non le moindre. Elle produit donc de la subjectivité au sens où elle encadre, informe voire détermine le travail subjectif du patient. On peut alors lui prêter une influence proprement énorme, au point où elle pourrait même conformer la personne tout entière aux exigences de son œuvre. Il n’y a plus dès lors de sujet mais un individu dont le travail d’autodéfinition de soi serait entièrement déterminé par le ou les paradigmes médicaux en présence.

3 Dans cette perspective, forte, le réseau sémantique que le patient en vient à construire en vue de comprendre ce qui lui arrive ne se contenterait pas d’intégrer, ne fût-ce que partiellement, le point de vue de la médecine, il serait intégralement phagocyté et dominé par lui. Le patient est alors instrumentalisé pour rendre possibles les examens et les opérations thérapeutiques, et le « sujet » réduit à un agrégat de comportements d’obéissance soigneusement et inlassablement inculqués. Le patient ne peut être un sujet qui renâcle voire s’oppose ou, pire, se rebelle, sauf à ne pas comprendre ses intérêts voire à manquer absolument de discernement. Et en même temps, et c’est ce qui ferait la singularité du temps présent, il est précisément invité à toujours davantage se prendre en main, s’autonomiser, s’autodéfinir. Sans cesse davantage à parler sa maladie, à mettre en récit, à produire du discours, à se penser en je. C’est ce paradoxe entre écrasement du je sous la chape médicale et extension du territoire biographique qui fait énigme désormais.

4 Face à ce paradoxe, il est proprement impossible de ne pas évoquer Foucault. Car s’il nous faut trouver un metteur en scène de cette énigme et donc aussi de sa résolution, c’est bien vers lui qu’il semble falloir se tourner d’abord. Chez Foucault, la question de la subjectivité est historiquement ancrée, elle naît au cœur d’une certaine concaténation, complexe, de pouvoirs. Elle est le propre de ce moment dit de la « gouvernementalité », celui où nous serions encore pris aujourd’hui, où le contrôle est indissociable de la subjectivation. Les dispositifs caractéristiques de ce complexe ne consistent pas seulement à contraindre mais également à régir les conditions mêmes de la structuration des sujets. Ces dispositifs travaillent ceux-ci pour ainsi dire de l’intérieur. Il s’agit alors de rendre compte de ces dynamiques politiques qui tout à la fois concourent à la subjectivation et à la sujétion. Dans cette optique, contrainte et liberté ne sont plus pensées en alternatives. Chacun de nous, tout en étant enjoint à s’interroger sur ce qu’il est, à exprimer les règles qu’il se donne, non seulement se construit comme un individu capable d’invention mais aussi et inséparablement, dans le même mouvement, comme un individu assujetti, assujetti précisément au gré de ce travail sur soi. Il s’agit dès lors, avec la « gouvernementalité » contemporaine, d’un mode de gouvernement fondé sur l’autosurveillance, un pouvoir transféré de l’État aux individus, en passant le cas échéant par quelque institution intermédiaire telle la médecine par exemple.

5 Ce mode de gouvernement, comme tout mode de gouvernement, repose sur certaines formes de rationalité, ici scientifiques et techniques, et s’appuie sur le corps comme vecteur privilégié. C’est à travers toute une série de pratiques qui se déploient autour de lui – pratiques qui sont autant d’épreuves –, surveillance préventive, examens médicaux, mise en langage de la sensation, quête du diagnostic…, que se donnent à voir des articulations très spécifiques de savoirs, de relations de pouvoir et d’expressions de la liberté. Dans le prolongement de Foucault, le courant du « nouveau contrôle social » a cherché à prendre la mesure de l’emprise des environnements sociotechniques sur nos vies et les normes qui les régissent. Celles-ci ne seraient plus le fruit d’une création collective proprement politique mais seraient inscrites dans les schémas sociocognitifs de ces environnements. Le contrôle ne nécessite plus le recours à la coercition mais repose sur la nécessité qui nous est imposée de nous adapter et d’adhérer à ces schémas pour pouvoir encore participer à la chose publique.

6 En dépit des apparences, Foucault n’est jamais allé jusqu’à clore le système – son système théorique – sur lui-même. Il n’est jamais allé jusqu’à considérer que le lien indissociable entre subjectivité et « gouvernementalité » invalidât de quelque manière la question de la réflexivité critique. En témoignent à suffisance ses derniers textes qui invitent de manière si récurrente à interroger la notion de résistance et à en analyser soigneusement les formes concrètes. Les subjectivités sont socialement produites et inséparables d’une analyse en termes de « technologies politiques » mais elles se manifestent également en leur irréductibilité, et notamment en s’actualisant à travers la critique des processus qui tout en les conditionnant les rendent possibles. Ce paradoxe fait étonnamment écho à cette prémisse fameuse de Ricœur selon laquelle il n’y aurait pas d’éthique sans morale, pas de réflexivité sans règles ou plutôt sans insuffisance des règles morales à surmonter certaines de nos impasses pratiques, pas de critique qui ne prenne appui sur ces règles… pour les transformer. Ceci impliquant selon Ricœur une primauté de l’éthique sur la morale. La première doit s’appuyer sur la seconde mais en même temps il faut supposer que l’éthique existe en dehors de la morale et la précéde.

7 De cette réflexivité critique les expériences subjectives du cancer témoignent à foison. Des femmes atteintes du cancer du sein contestent avec force l’indifférence de la médecine pour leurs préoccupations spéculaires. Des patients corsetés par la douleur s’opposent aux diktats comportementalistes d’une psychologie hospitalière sourde à la question du sujet. Des patients par centaines mettent à la discussion la question des violences thérapeutiques, non intentionnelles comme violences, mais néanmoins commises en connaissance de cause. Des patients de plus en plus nombreux réclament de l’information, demandent des arbitrages, prennent part aux décisions. Des patients opposent leur silence buté et leur dédain à des actes qu’ils désapprouvent sur le plan moral. Des patients s’organisent pour faire pression sur des industries biotechnologiques, exercent un chantage économique, pour obtenir des dispositifs médicaux qui leur conviennent et à des prix raisonnables. Le cancer n’est pas la meilleure illustration de l’adage qui voudrait que la valorisation de l’individu aille de pair avec la fragilisation des collectifs. On voit de nos jours fleurir dans le domaine de la santé quantité de mobilisations et précisément contre toutes ces tentatives qui viseraient à dénier à ces « activistes » cette faculté à se déterminer comme sujets éprouvants, dans le double sens d’une épreuve morale tout à la fois individuelle et collective.

8 C’est à la fin de sa vie et à la faveur de son Histoire de la sexualité [1] que Foucault nous fait découvrir la figure du sujet éthique, à l’heure de la Grèce antique, un sujet inséparablement politique en ce que le travail sur soi est toujours accompagné par des tiers privilégiés et, de manière sans doute plus cruciale, en ce qu’il instaure, sur la base des principes que le sujet se donne, une distance critique à l’égard de ce qui l’entoure. À y regarder de plus près, à entendre plus attentivement les personnes atteintes de cancer dans leur (re)construction biographique, on ne peut manquer d’être frappé par le travail éthique de beaucoup d’entre eux, fait de participation à une communauté de conditions et de vigilance critique à l’égard des tentatives de prise de pouvoir d’où qu’elles viennent. Ce constat est d’autant plus confondant que la personne peut être perçue comme étant objectivement plus vulnérable, moins aux commandes de son existence. La question des subjectivités dans le domaine du cancer me paraît ainsi témoigner d’une singularité remarquable, qui mérite en tout cas d’être interrogée plus avant. Que ces subjectivités soient travaillées en profondeur par les forces de la régulation contemporaine n’échappe plus à grand monde aujourd’hui. Mais certaines de leurs figures me paraissent plus rétives à cette interprétation dominante et font poser de nouvelles questions à la dialectique entre condition corporelle, éthique de la vie et pratique politique. Cette multiplicité d’interrogations, portant qui sur les modalités spécifiques par lesquelles la « gouvernementalité » contemporaine se module sur le terrain du cancer, qui sur les diverses formes de résistance politique – et éthique – chères à Foucault, donne toute sa pertinence au beau programme de cet ouvrage.

Notes

  • [1]
    M. Foucault, Histoire de la sexualité, 3 tomes, Paris, Gallimard, 1976-1984.
Guy Lebeer
Guy Lebeer est professeur de sociologie à l’Université libre de Bruxelles et membre du centre metices. Il est l’auteur de L’épreuve du cancer. Sociologie d’une éthique au quotidien (éditions Université de Bruxelles, 1998) et a codirigé avec Jacques Moriau (Se) Gouverner. Entre souci de soi et action publique (Peter Lang, 2010).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 05/12/2016
https://doi.org/10.3917/eres.derb.2016.01.0007
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