CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 L’Amazonie accumule les superlatifs à l’échelle mondiale : plus grande forêt tropicale avec près de 7,5 millions de km2, plus grand réservoir de biodiversité avec des dizaines de nouvelles espèces découvertes chaque année, plus grande réserve d’eau douce avec près de 20 % de l’eau disponible sur la planète, d’innombrables ressources minérales, végétales et animales de son sol et de son sous-sol, etc.

2 La fantastique richesse naturelle de l’Amazonie a attiré les premiers colonisateurs espagnols et portugais. Cependant, la difficulté d’accès liée à la densité de la végétation, ainsi qu’à d’autres obstacles telles que les conditions climatiques particulièrement éprouvantes ou le relief très accentué propre aux pays andins, ont longtemps freiné son intégration aux entités nationales se mettant en place dans le continent. Pendant près de quatre siècles, l’Amazonie est ainsi restée marginalisée, au cœur de l’Amérique du Sud.

3 L’exploitation du caoutchouc, à la fin du xix e et au début du xx e siècle, reste la première ouverture de l’Amazonie sur le monde économique. Quasiment tous les lieux, jusqu’aux plus reculés de la grande forêt, ont été explorés par les seringueiros ou cueilleurs de caoutchouc à la recherche des hévéas, spécialement de l’Hevea brasiliensis. Par milliers, les colons originaires du Nordeste brésilien, de la Sierra andine, d’Europe, du Bassin méditerranéen s’installèrent en Amazonie comme seringueiros, transporteurs, intermédiaires, commerçants, banquiers, et autres acteurs de la filière du caoutchouc. Les peuples amérindiens furent également mis à contribution pour l’extraction du caoutchouc et payèrent un lourd tribu car considérés comme de la main-d’œuvre servile. Les nombreux métissages entre les populations amérindiennes et colons sont à l’origine d’une société appelée cabocla, aujourd’hui caractéristique de l’Amazonie. Les grandes villes comme Manaus, Belém, Santarém et Macapá au Brésil, Iquitos, Pucallpa et Tarapoto au Pérou, Letícia en Colombie ont été construites avec les bénéfices du caoutchouc car localisées à des intersections ou embouchures de grands fleuves. Le peuplement de colons a atteint l’ensemble du bassin en suivant le réseau fluvial avec de petites villes de collecte de la production implantées aux embouchures des rivières ou lorsqu’il y avait nécessité de rupture de charge, notamment en présence de rapides et de chutes.

4 Au début du xx e siècle, l’augmentation progressive de la production des plantations d’hévéas du Sud-Est asiatique a fait perdre à l’Amazonie son monopole sur le caoutchouc naturel. En quelques années, face à la concurrence, la production amazonienne a fortement chuté et le bassin est entré dans une nouvelle phase de léthargie économique limitant le processus d’intégration aux économies des régions voisines. Quelques projets de développement basés sur l’exploitation des ressources naturelles, en particulier des hydrocarbures, ont été élaborés, mais non réalisés. Un exemple, dans les années 1930, la proposition de Rockfeller de construire un barrage à l’embouchure de l’Amazone pour exploiter en offshore le pétrole disponible dans diverses régions du bassin. Ce fut également le cas du projet de Henry Ford qui consistait à développer la production de caoutchouc à grande échelle à partir de plantations, suivant un modèle assez proche de celui appliqué en Asie du Sud-Est. Ce projet vit le jour, mais ne se développa pas en raison de la maladie du caoutchouc qui dévasta des plantations d’Hevea brasiliensis à Fordlândia et Belterra, près de Santarém.

5 L’expression brésilienne Integrar para não entregar (intégrer pour ne pas céder) résume parfaitement la situation géopolitique de l’Amazonie des années 1950-1960. La première étape pour intégrer l’Amazonie est de la peupler. Ainsi, les neuf pays du bassin, Guyane française incluse (carte 1, planche couleur 1) favorisèrent les migrations de colons vers leurs régions d’Amazonie, pour la plupart profitant de l’opportunité de diminuer la pression foncière dans les régions voisines, telle que la Sierra andine et le Nordeste brésilien, faisant ainsi l’économie d’une réforme agraire. Parallèlement, la construction de pistes jusqu’au cœur du massif forestier pour faciliter l’entrée des migrants et l’intégration des zones colonisées, a été une action-clé de tous les gouvernements, constituant ainsi un réseau routier en parallèle du réseau fluvial. Au Brésil, l’exemple le plus significatif a été la construction de la route Belém-Brasília, au cours de la seconde moitié des années 1950, dont le trajet suit en grande partie l’interfluve des rios Araguaia et Tocantins.

6 Un demi-siècle plus tard, l’Amazonie continue d’être une région périphérique pour la plupart des pays du bassin, même si elle participe de manière significative aux économies nationales, en particulier par l’exploitation des ressources minières et des hydrocarbures, le bois et divers produits agricoles ; comme le Brésil qui occupe une place prépondérante à l’échelle mondiale avec le soja et la viande bovine. En contrepoint de son homogénéité géopolitique et macroéconomique relative, l’Amazonie apparaît comme une mosaïque de situations fortement constrastées. Ainsi, la pluviométrie passe de 2 m dans la partie orientale à près de 4-5 m dans le piémont andin. L’immense plaine amazonienne dont l’altitude n’excède pas 500 m contraste avec les profondes vallées des contreforts andins couverts de forêt jusqu’à 3 000-3 500 m d’altitude. La diversité vient aussi de l’origine des migrants : communautés amérindiennes de la Sierra andine, Nordestins du Brésil, descendants de migrants européens, méditerranéens, asiatiques déjà implantés en Amérique du Sud et à la recherche de nouvelles terres pour leurs enfants, entrepreneurs divers à la recherche d’opportunités d’investissement sur la nouvelle frontière de l’Amérique du Sud.

7 Une approche matricielle de cette mosaïque a été retenue avec une entrée régionale par pays et une entrée par type d’acteurs. Aussi, dans la première partie sont décrites par pays les grands changements opérés à partir d’un thème central, composant l’ossature de la dynamique dans ce pays : la politique d’intégration au Brésil, les migrations en Bolivie, la culture de la coca au Pérou, l’exploration pétrolière en Équateur, la guérilla en Colombie, l’intégration des peuples indigènes au Venezuela, la fièvre de l’or au Guyana, la guerre civile au Suriname, le centre spatial en Guyane française. La seconde partie parle des acteurs avec un chapitre consacré à chaque grand groupe humain composant la vie amazonienne : Indiens, seringueiros, petits colons, grands éleveurs, forestiers, groupes miniers, ong, les villes et les politiques qui seront traités en premier.

8 En montrant les grandes transformations qui ont eu lieu au cours du dernier demi-siècle dans les territoires amazoniens des pays du bassin, le livre met en lumière quelques processus convergeants et simultanés dans différents contextes. L’environnement naturel ne pouvant se restreindre aux frontières politiques, la notion de Pan-Amazonie comme un espace unique est un prémisse de base. Les communautés académiques des différents pays ont longtemps considéré l’Amazonie comme une parcelle de leur territoire scientifique, sur lequel prévaut la législation nationale et déconnecté de l’Amazonie du voisin. L’espoir est que les passerelles scientifiques jetées entre les territoires amazoniens précède l’ouverture des frontières politiques et contrebalance la tendance centripète des différents États. Cela d’autant plus que se profile le scénario catastrophe d’une Amazonie réservoir de bioénergie et d’aliments entre les mains d’opérateurs peu conscients des externalités de leurs actions à moyen et long termes.

Carte 1

Les neuf pays du bassin amazonien © René Poccard-Chapuis

Carte 1

Les neuf pays du bassin amazonien © René Poccard-Chapuis

Doris Sayago
Doris Sayago, anthropologue et docteur en sociologie, est aujourd’hui professeur à l’université de Brasília. Elle coordonne différents réseaux scientifiques internationaux — le réseau Luso-Brasileiro d’études environnementales et Strategic Monitoring of American Regional Transformations (smart).
Jean-François Tourrand
Jean-François Tourrand, vétérinaire et docteur d’État ès sciences, est agent du ministère français de l’Agriculture détaché au Cirad. Il a participé à la création du réseau Transamazonia, puis du réseau smart. Il est actuellement directeur-adjoint de l’Ifrai Inra-Cirad (Initiative française pour la recherche agronomique à l’international).
Marcel Bursztyn
Marcel Bursztyn, économiste, est docteur en développement économique et social (université de Paris I) et en économie régionale (université de Picardie). Il est professeur à l’université de Brasília depuis 1992 et membre fondateur du Centre de développement durable de cette université.
José Augusto Drummond
José Augusto Drummond, titulaire d’un Ph.D en Land Resources (University of Wisconsin), est professeur au Centre de développement durable de l’université de Brasília. Les questions environnementales constituent son principal centre d’intérêt, en particulier celles concernant l’Amazonie. Il a publié, aux Éditions Garamond, deux livres majeurs consacrés à la région.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2012
https://doi.org/10.3917/quae.doris.2010.01c.xvii
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