CAIRN.INFO : Matières à réflexion

I. – Territoires et routes des drogues

1Une des définitions classiques de la géopolitique – conflits de pouvoirs pour le contrôle de territoires, des richesses qu’ils recèlent et des hommes qui les produisent [1] – est tout à fait pertinente appliquée à la géopolitique des drogues. En effet, trois sur quatre des grandes familles de drogues illicites  [2], les dérivés de la feuille de coca, de l’opium et du cannabis, sont élaborées à partir de productions agricoles qui s’étendent sur des territoires régionaux pouvant chacun atteindre jusqu’à 150 000 ha. Dans le cas de l’héroïne et de la cocaïne, les laboratoires, qui représentent une valeur ajoutée considérable par rapport aux productions de « plantes à drogues », se trouvent souvent à proximité de ces dernières. Les drogues de synthèse constituent une exception dans la mesure où leur matière première, purement chimique, n’implique pas de territoires de cultures de plantes et où, dans les pays riches, elles sont fabriquées non loin des lieux de consommation. Les enjeux géopolitiques de leur commerce sont donc beaucoup plus limités.

2Pour ce qui est des drogues d’origine naturelle, les routes qui mènent des zones de production – situées généralement dans des pays du tiers-monde – aux marchés de consommation situés dans les pays riches et, de plus en plus fréquemment, dans les pays en développement eux-mêmes, peuvent être aussi le théâtre de conflits entre différents acteurs – organisations criminelles, guérillas, polices ou armées – qui tentent de s’emparer des drogues en circulation, soit pour les détruire, soit pour les revendre à leur profit. Le géographe Pierre-Arnaud Chouvy remarque, à ce propos : « La route est à ce titre un objet tout autant géographique que politique en ce qu’elle est créatrice, génératrice d’accès. » [3] Mais c’est pour souligner aussitôt qu’il s’agit en fait d’« antiroutes » dans la mesure où les productions illicites, par nature, doivent se trouver dans des régions géographiquement peu accessibles afin d’en restreindre l’accès aux forces répressives. Les obstacles peuvent être naturels (montagnes, fleuves, jungles) ou artificiels (populations hostiles, conflits, péages). « Le trafiquant tourne alors à son avantage les risques et inconvénients de l’antiroute puisqu’elle lui procure une certaine forme de sécurité (faible contrôle policier et douanier) et qu’elle justifie des prix élevés. »  [4] Ces routes sont également maritimes, comme celles qui acheminent la cocaïne latino-américaine jusqu’en Europe, via les Caraïbes, ou aériennes, particulièrement entre l’Amérique latine et les États-Unis ou l’Europe. Au bout de la chaîne, sur les marchés de consommation, les plus lucratifs, peuvent également éclater des conflits entre organisations qui se disputent le contrôle de la distribution des drogues. Ils peuvent même se dérouler autour de « routes » virtuelles, dans la mesure où des transactions entre organisations ont lieu de plus en plus fréquemment sur le Net et que gangs rivaux et polices tentent d’intercepter ces communications.

3La nouveauté sur toutes ces routes est aujourd’hui le développement des polytrafics. Très souvent, les trafiquants de drogues utilisent les mêmes routes et les mêmes réseaux de complicité pour faire transiter par exemple des armes, des pierres précieuses ou des êtres humains. Cette diversification de leurs activités accroît la capacité de nuisance des organisations criminelles. De même, les groupes armés qui s’affrontent dans les conflits locaux font flèche de tout bois pour trouver des ressources leur permettant de renforcer leur puissance de feu : racket, enlèvements, pillage des ressources naturelles et trafic des drogues. Il faut donc toujours avoir en mémoire, lorsque l’on parle de production et de trafic de drogues, qu’ils sont rarement isolables d’autres activités criminelles et que les mafias que nous étudierons, pour la plupart, ne se limitent pas à un seul type de trafic. Cependant, par rapport aux autres produits, les drogues présentent l’avantage de subir plusieurs transformations dont chacune d’entre elles représente une escalade des profits importante. Les drogues étant souvent transportées sous des volumes conséquents, les profits provenant des différents niveaux d’élaboration s’ajoutent à ceux que procure le franchissement d’obstacles physiques ou politiques. Par conséquent, les drogues – contrairement aux diamants par exemple qui franchissent facilement les frontières du fait de leur petit volume et ne sont taillés qu’à l’arrivée chez l’acheteur – peuvent permettre de financer plusieurs organisations, mafias ou guérillas, le long de la route qui mène des producteurs aux consommateurs. La géopolitique des drogues s’inscrit également dans le temps long [5] – c’est ainsi que les routes de la soie asiatiques sont par exemple aujourd’hui revisitées par l’héroïne –, mais avec de nouveaux produits qui suscitent de nouveaux enjeux. Enfin, elle se nourrit du démembrement des empires dont le dernier en date, celui de l’URSS, est à l’origine de contrecoups qui ne sont pas prêts de s’apaiser  [6].

II. – Une discipline en train de se construire

4La naissance de la géopolitique des drogues peut être marquée par la publication, en 1972, de deux ouvrages majeurs signés respectivement par un historien américain, Alfred W. McCoy, et par une journaliste et un économiste français, Catherine Lamour et Michel Lamberti [7]. Ces deux ouvrages se penchent notamment sur l’utilisation de la drogue à des fins géopolitiques en Asie du Sud-Est de la part des services secrets des puissances coloniales. Ces recherches seront prolongées en Birmanie quinze ans plus tard par celles des frères André et Louis Boucaud et du journaliste suédois Bertil Lintner. Dans le cas du Pakistan et de l’Afghanistan, l’évolution de la situation a fait l’objet d’enquêtes des journalistes Imran Syed (alias Imran Akbar), Lawrence Lifchultz et Alain Labrousse. Le véritable continuateur chez les universitaires d’Alfred McCoy est un jeune géographe, Pierre-Arnaud Chouvy  [8]. Les analyses contenues dans son ouvrage évitent un écueil important : réduire la démarche à une simple présentation « statique » des espaces considérés. C’est au contraire une démarche géopolitique qui permet le dépassement de la description géographique pour la transformer en analyse « comparative », intégrée et dynamique de réalités mouvantes dont l’analyse des routes (voir supra) est un exemple.

5La montée en force du trafic de cocaïne en Amérique latine dans les années 1980 et 1990 s’est accompagnée de nombreuses publications universitaires et journalistiques. On peut citer les livres de l’historien Dario Betancourt qui s’intéresse à l’origine des organisations criminelles en Colombie. Les principaux ouvrages sur ce pays sont ceux de l’économiste [9] Francisco Thoumi et ceux du sociologue Ricardo Vargas Meza ; les publications de Luis Astorga sur le Mexique  [10]; sur l’ensemble de l’Amérique latine, ceux des journalistes français Mylène Sauloy et Yves Le Boniec et des chercheurs américains Peter Dale Scott et Jonathan Marshall. Ces derniers montrent comment la CIA en Amérique centrale a utilisé les trafiquants de drogues pour combattre le gouvernement sandiniste et favoriser ainsi l’entrée de la cocaïne aux États-Unis. Plus récemment, cette thèse a été poussée à l’extrême par le journaliste américain Gary Webb qui voit dans la politique de la CIA une véritable intention de causer des dommages à la population noire en incitant les trafiquants à distribuer le crack dans les ghettos  [11].

6En France, la recherche universitaire sur le trafic des drogues, à l’exception des travaux de Christian Geffray sur le Brésil et de Jean Rivelois sur le Mexique, s’est longtemps cantonnée aux domaines de l’économie avec Pierre Kopp, Pierre Salama, Michel Schiray, Guilhem Fabre, Marie-Christine Dupuis et le magistrat Jean de Maillard, et à celui de la criminologie, avec notamment les recherches de l’Institut de criminologie international dirigé par Xavier Raufer. Aux États-Unis, des travaux novateurs sont également signés par l’économiste Peter Reuter, mais aussi par le criminologue Alan Block, l’avocat Jack Blum et les politologues Rensselaer W. Lee III et Bruce Beagly. Des organisations non gouvernementales comme le Washington Office on Latin America (WOLA) s’intéressent de très près au rôle que joue la politique des drogues des États-Unis dans leurs relations avec l’Amérique latine [12]. Cependant, jusqu’à la fin des années 1980, il n’existait pas dans le monde d’institut à proprement parler spécialisé dans la géopolitique des drogues. Cette lacune a été comblée avec la création, en 1990, de l’Observatoire géopolitique des drogues (OGD) par une équipe pluridisciplinaire dont plusieurs des membres ont publié des ouvrages ou des études sur les drogues : Alain Labrousse (journaliste, sociologue), Michel Koutouzis (ethnologue, historien), Charles-Henri de Choiseul (avocat), Philippe Bordes (journaliste), Dimitri de Kochko (journaliste), Pascale Perez (géographe), Laurent Laniel (politologue). L’OGD s’est doté d’un réseau de plus d’une centaine de correspondants à travers le monde qui lui a permis de faire des analyses dans une perspective comparative. Durant les dix ans de son existence, il a publié six rapports annuels et autant d’ouvrages, en particulier l’Atlas mondial des drogues  [13]. Sa correspondante en Colombie, Sylviane Bourgeteau, a publié un très intéressant livre d’« enquête romancée », après avoir suivi des « mules » africaines de la Colombie au marché de consommation suisse  [14]. Il convient également de mentionner la publication d’une collection aux PUF sous la direction de Xavier Raufer intitulée « Criminalité internationale ». Aux Pays-Bas, le Transnational Institute (TNI) a élargi ses recherches sur l’Amérique latine à d’autres régions, notamment l’Afghanistan et la Birmanie. En Suisse, l’économiste Nicolas Giannakopulos a créé l’Observatoire du crime organisé (OCO)  [15] et le géographe italien Giuseppe Mutti anime l’Observatoire milanais sur la criminalité organisée dans le Nord (OMICRON), qui se penche particulièrement sur l’implantation des mafias autochtones et étrangères dans cette région.

7Au cours de la seconde moitié des années 1990, l’UNESCO, dans le cadre du Groupe Most (Management of Social Transformation), a lancé un programme intitulé « Transformations économiques et sociales reliées aux problèmes de drogues » [16]. Après une période de méfiance à l’égard d’une discipline considérée comme trop factuelle et journalistique, les revues universitaires ont consacré des numéros spéciaux à l’économie ou à la politique internationale des drogues  [17]. Parmi les chercheurs confirmés ou les « jeunes chercheurs » qui se sont spécialisés dans l’étude de la géopolitique des drogues et contribuent à pérenniser cette discipline, on peut citer notamment le Néerlandais Tim Van Boeckout, l’Espagnol Carlos Resa, le Tchèque Miroslav Nozina, les Italiens Giuseppe Muti et Fabrizzio Vielmini, les Français Philippe Chassagne François-Xavier Dudouet, Nacer Lalam et Fabrice Rizzoli, le Brésilien Thiago Rodriguez, les Argentins Damian Zaich et Guillermo Aureano.

Notes

  • [1]
    C’est notamment une synthèse de celles que fournissent Yves Lacoste dans son Dictionnaire de géopolitique, Paris, Flammarion, 1993, et Pascal Lorot dans son Histoire de la géopolitique, Paris, Économica, 1995.
  • [2]
    On doit considérer le tabac et l’alcool comme des drogues licites, excepté dans le cas de nombreux pays musulmans en ce qui concerne le second.
  • [3]
    Les Territoires de l’opium. Conflits et trafics du Triangle d’or et du Croissant d’or, Genève, Olizane, 2002, p. 241-244.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    A. Labrousse, M. Koutouzis, Géopolitique et géostratégie des drogues, Paris, Économica, 1996, p. 6-7
  • [6]
    Ces idées sont en particulier développées dans OGD/Michel Koutouzis (éd.), Atlas mondial des drogues, Paris, PUF, 1997
  • [7]
    Sauf quand plusieurs ouvrages du même auteur sont cités dans le texte, nous renvoyons à la bibliographie figurant à la fin du livre.
  • [8]
    Op. cit., p. 4
  • [9]
    Economía política y narcotráfico, Bogotá, Tercer Mundo, 1994.
  • [10]
    Drogas sin fronteras, Madrid, Grijalbo, 2003
  • [11]
    Dark Alliance. The CIA, the Contras and the Crack Cocain Explosion, New York, Seven Stories Press 1999.
  • [12]
    Voir C. A. Youngers and E. Rosin, Drugs and Democracy in Latin America. The Impact of US Policy, Londres, Lynne Rienner Publishers, 2005.
  • [13]
    Coordonné par Michel Koutouzis.
  • [14]
    Mules. Les forçats de la coke, Fontenay-aux-Roses, L’Esprit du livre, 2005.
  • [15]
    OCO a tenu son premier «?Forum annuel sur le Crime organisé?» à Genève du 28 au 30 octobre 2003.
  • [16]
    C. Geffray, G. Fabre et M. Schiray, Final Research Report on Brazil, China, India and Mexico. Globalisation, and Drugs Criminalization, Paris, UNESCO-UNDCP, 2002.
  • [17]
    La première d’entre elles a été la revue Tiers-monde de l’Institut d’études économiques et sociales (IEDES), à deux reprises, (no 131, juillet-septembre 1992, et no 158, avril-juin 1999) suivie d’Autrepart (ORSTOM), no 8 de 1998, des Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien (CEMOTI) et d’Hérodote, no 112, d’avril 2004. La revue Futurible a également publié un numéro spécial consacré à ce sujet (no 95 de mars 1994).
Alain Labrousse
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/03/2011
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