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L’Anthropocène en débat

Née en URSS et redécouverte aux États-Unis en 2000, la notion d’Anthropocène entend appréhender le fait que l’humanité, au lieu de s’inscrire dans les ères naguère définies par la géologie, renverse la perspective en imposant sa propre influence à la nature. Si l’on admet que l’Anthropocène vient en quelque sorte prendre la succession de l’Holocène, il n’y a pas d’accord sur son point de départ.

Dans 2022/9

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1 Née en URSS et redécouverte aux États-Unis en 2000, la notion d’Anthropocène entend appréhender le fait que l’humanité, au lieu de s’inscrire dans les ères naguère définies par la géologie, renverse la perspective en imposant sa propre influence à la nature. Même si tout le monde ne partage pas ce point de vue, il fait l’objet d’un large consensus. Mais si l’on admet que l’Anthropocène vient en quelque sorte prendre la succession de l’Holocène, il n’y a pas d’accord sur son point de départ : avec la Révolution néolithique, vers 1610 pour marquer l’ethnocide pratiqué par les Européens en Amérique, avec l’invention de la machine à vapeur, vers 1800 avec le démarrage de la Révolution industrielle, ou encore vers 1945 quand celle-ci marque définitivement son empreinte sur la planète ? Faut-il en outre incriminer le genre humain sans distinction, ou mettre l’accent sur le rôle des Européens ? Le préfixe « anthropos » n’est-il pas exagérément genré ? Faut-il rechercher un signe stratigraphique décisif, comme on le fit pour les ères précédentes, ou privilégier une conception plus large, permettant de mettre l’accent sur l’impact de l’humain sur le vivant ? Le concept d’Anthropocène a aussi une dimension normative, en ce qu’il invite à réfléchir aux moyens de mettre un terme, selon les termes de l’anthropologue Philippe Descola, à « la dévastation désinvolte auquel certains humains ont soumis l’ancienne maison commune ».

Une scène intellectuelle

Pollution, CC0

2 C’est en 2000 que le prix Nobel de chimie Paul Crutzen avance l’idée qu’une nouvelle ère, marquée par l’influence décisive de l’homme sur la nature, succède à l’Holocène, la période qui a succédé il y a environ 11 000 ans au dernier âge glaciaire. Baptisée Anthropocène sur la suggestion de l’écologue Eugene Stoermer, cette nouvelle ère fait débat. Dans la revue Annales, l’historien Grégory Quenet en fait une synthèse exhaustive, en s’interrogeant sur ce que cette notion pourrait bien vouloir dire pour les historiens. Il s’attache d’abord à présenter l’étonnant foisonnement de conceptions de l’Anthropocène qui ont été formulées depuis 2000. Dans son article fondateur, Crutzen faisait partir la nouvelle ère de la fin du XVIIIe siècle, au vu de l’augmentation de la concentration en gaz carbonique (CO2) et en méthane constatée à ce moment dans les carottes de glace prélevées en Antarctique – augmentation qui coïncide avec l’invention de la machine à vapeur. Mais peu après le paléoclimatologue William Ruddiman situera la césure plusieurs milliers d’années plus tôt, au moment de l’invention de l’agriculture. D’autres ont avancé la date de 1610, pour marquer l’ethnocide pratiqué par les Européens en Amérique et une légère baisse du taux de CO2 due à l’abandon de grandes étendues de terres exploitées. Pour d’autres encore la nouvelle ère n’aurait pas encore commencé, car les cycles naturels continuent de l’emporter. « Comment expliquer que la chronologie des impacts humains à l’échelle globale donne lieu à des théories si discordantes, à plusieurs d’années près ? », demande Grégory Quenet. La notion même d’Anthropocène est aussi contestée, pour diverses raisons. « Pour un biologiste, les cycles de l’azote et du phosphore semblent sous-estimés ». Des écologues jugent que la réduction de la biodiversité devrait être mise au centre du débat. Des femmes font valoir que la première partie du mot, qui se rapporte à l’homme (masculin), devrait être désexualisée. D’autres que ce n’est pas n’importe quel « anthropos » qui est en cause, mais principalement les Européens responsables de la révolution industrielle. Certains parlent de « capitalocène », pour souligner le rôle du capitalisme. Pour d’autres encore l’Anthropocène n’a pas encore commencé, « car les cycles naturels demeurent plus puissants que les modifications introduites par les hommes », écrit Quenet. Et si aujourd’hui une ébauche de consensus vise à placer le début de l’Anthropocène en 1800, avec une « grande accélération » à partir de 1945, cela ne fait pas l’affaire des historiens. Car le temps de l’histoire n’est pas de même nature : « pour l’historien, la synchronie n’est pas nécessaire ; c’est même plutôt l’exception. Les Lumières ne débutent pas partout en même temps et apparaissent sous des formes diverses ». Reste que « l’Anthropocène est devenu une scène intellectuelle », un « forum », et c’est ce qui en fait tout l’intérêt.

Grégory Quenet est professeur en histoire de l’environnement à l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a notamment publié Qu’est-ce que l’histoire environnementale ?, Champ Vallon 2014.

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Pour aller plus loin

La pression de sélection dominante

Mine de diamant, CC0

4 Quelle que soit la date retenue pour le début de l’Anthropocène, le sujet invite à une réflexion approfondie sur les destins croisés de l’homme et de la nature. Dans la revue Esprit, l’anthropologue Philippe Descola nous emmène très loin dans cette direction, jusqu’à suggérer une remise en cause fondamentale de trois processus : l’adaptation, l’appropriation et la représentation. Il considère d’entrée de jeu que « l’anthropisation de la Terre », commencée voici 200 000 ans, a désormais atteint un « seuil critique ». Reprenant une thèse de l’écologue Stephen Palumbi, il juge possible que les humains soient devenus « la pression de sélection dominante ». Le seuil critique se manifeste aussi, bien sûr, par le changement climatique, mais pas seulement : il faut parler d’un « écocide général ». Tout en se rangeant à la conception majoritaire selon laquelle l’Anthropocène a commencé « autour de 1800 », Descola juge « plus cruciale l’identification des responsabilités et des réponses à apporter ». Avec d’autres, il souligne que l’avènement de l’Anthropocène n’est pas dû à l’humanité tout entière mais à une fraction de celle-ci, qui a nourri « l’illusion majeure de ces deux derniers siècles » : l’idée d’une « nature comme ressource infinie permettant une croissance infinie ». De même, écrit-il, l’impact des transformations actuelles varie beaucoup selon les régions du monde et les moyens à la disposition des « humains et non-humains » qui y habitent. Il met en garde contre une conception simpliste de la notion d’adaptation : si l’homme s’est plus ou moins consciemment adapté, au fil des millénaires, aux modifications locales de l’environnement, l’enjeu est désormais celui d’une adaptation globale volontariste. Il pense aussi qu’il convient de bousculer nos conceptions de l’appropriation, en envisageant « un dispositif dans lequel ce seraient plutôt des écosystèmes […] qui seraient porteurs de droits dont les humains ne seraient que les usufruitiers ». Et remettre en cause nos systèmes de représentation (des citoyens par un parlement, par exemple) au profit d’une représentation des écosystèmes eux-mêmes ». Autant de pistes de réflexion destinées à contrer « l’effet de la dévastation désinvolte auquel certains humains ont soumis […] l’ancienne maison commune ».

Philippe Descola tient la Chaire d’Anthropologie de la Nature au Collège de France. Médaille d’or du CNRS, il a notamment publié Par-delà nature et culture, Gallimard 2005.

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Pour aller plus loin

Un concept d’origine russe

Usine de Borsig à Berlin, Karl Eduard Biermann, 1847

6 D’où vient réellement le concept d’Anthropocène ? La plupart des auteurs le font remonter à une idée de l’écologue Eugene Stoermer, reprise et amplifiée par Paul Crutzen. Le sociologue Dominique Raynaud décrit une histoire différente dans la revue Zilsel. Dans un texte consacré aux différences entre idéologie et ce qu’il appelle la « pensée partisane », il montre que le mot a en réalité fait son apparition dans la littérature scientifique soviétique en 1921. Le stratigraphe et paléontologue Aleksej Pavlov l’a utilisé sous la graphie « anthropogène » (se prononce « guen ») pour désigner le quaternaire. Comme l’explique en 1932 le géologue Ivan Gubkin, le mot s’est répandu en URSS pour « souligner le rôle joué par l’homme comme facteur géologique modifiant ». La littérature scientifique soviétique ayant été traduite en anglais pendant la Guerre froide, le mot est apparu en anglais en 1960 mais avec le « c » actuel à la place du « g », pour rimer avec Pliocène et Holocène. Il a fait son apparition en français en 1963, note Dominique Raynaud. Le phénomène s’apparente selon lui à ce qu’on appelle l’ « oblitération par incorporation » (OBI) mais ne s’y réduit pas. L’OBI, étudié par Robert Merton et Eugene Garfield, désigne l’oblitération de la source d’une notion tombée dans l’usage courant. En l’occurrence, il s’agit plus précisément de ce que Raynaud appelle « l’oubli partisan », résultant ici de « la réduction des échanges scientifiques entre les deux blocs durant la Guerre froide, et de l’opportunité qui s’offrait alors à l’Ouest de récupérer une notion créée par l’autre bloc ».

Dominique Raynaud est maître de conférences à l’université Pierre Mendès-France à Grenoble. Groupe de recherches Philosophie, langage, cognition.

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Pour aller plus loin

Née en URSS et redécouverte aux États-Unis en 2000, la notion d’Anthropocène entend appréhender le fait que l’humanité, au lieu de s’inscrire dans les ères naguère définies par la géologie, renverse la perspective en imposant sa propre influence à la nature. Si l’on admet que l’Anthropocène vient en quelque sorte prendre la succession de l’Holocène, il n’y a pas d’accord sur son point de départ.

Mis en ligne sur Cairn.info le 21/06/2022
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