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Sur les réseaux sociaux, un féminisme qui prend corps ?

Quelle place pour le corps dans les mouvements féministes actuels, en ligne ? Les sciences humaines, et particulièrement, la psychanalyse, n’ont eu de cesse d’essayer d’introduire un décalage dans la pensée, permettant la création d’un espace au-delà des représentations anatomiques, biologiques, ou mécanistes.

Dans 2022/8

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  • Suivre cet auteur Claire Michel
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    1 Le mouvement féministe n’est, en lui-même, pas aisé à définir, et notamment du fait de la « pluralité de formes d’engagements individuels et collectifs [et de la] grande diversité de positionnements politiques » [1] qu’il recouvre. Les définitions usuelles se centrent alors bien souvent sur le but de ce mouvement social, celui de l’égalité entre les femmes et les hommes, et de la possibilité pour les femmes d’accéder à certains droits et libertés accordés aux hommes.

    2 Sa chronologie, quant à elle, se voit bien souvent définie comme ponctuée par une succession de « vagues », et ce depuis l’apparition des premières grandes mobilisations au cours du XIXe siècle. Ainsi, chaque « vague » féministe désigne un moment historique du mouvement, chacun portant des revendications sociales distinctes. Ce terme de vague en dit déjà long sur l’intrication entre passé et présent dans les pensées, théories et actions féministes, et engage également une réflexion sur les flux et reflux des mouvements sociaux, réflexion qui se fait d’autant plus pressante actuellement : en effet, nombreuses sont les voix qui affirment l’existence d’une nouvelle vague féministe, dont le début se situerait, selon les auteurs, entre 2009 et 2011.

    3 Il s’agirait alors d’interroger cette émergence nouvelle : que signifie-t-elle, et comment se démarquerait-elle des mobilisations précédentes ?

    4 Si la réponse à ces questions ne peut être univoque, il semble que le mouvement féministe né ces dernières années possède plusieurs caractéristiques qui en modifieraient les modalités de pensée et d’action. Parmi elles, le fait que cette nouvelle vague s’inscrit dans le contexte de l’émergence, puis de l’explosion, du recours aux technologies numériques : internet de façon générale, mais également, progressivement et plus spécifiquement, les réseaux sociaux apparus et démocratisés dans la dernière décennie. Par ailleurs, comme le soutient Camille Froidevaux-Metterie dans l’article présenté ci-dessous [2], il semblerait que l’intérêt renouvelé pour les questions féministes s’accompagne d’un renouvellement de ses thématiques, qui se centreraient tout particulièrement sur le vécu intime corporel, jusqu’alors quasi-absent des réflexions et des actions.

    5 C’est cette concomitance qu’il s’agirait alors de questionner : quelle place pour le corps dans les mouvements féministes actuels, en ligne ? Comment penser cet apparent paradoxe, celui d’une émergence du corps au moment même où internet semble le convoquer différemment ?

    6 Ces questionnements nous amènent par ailleurs à penser la place du corps dans les mouvements sociaux, corps outil, corps désincarné, corps arme parfois, qui fait écho à la façon dont le paradigme scientifique dominant actuel se saisit de la question corporelle. Pourtant, les sciences humaines, et parmi elles particulièrement, la psychanalyse, n’ont eu de cesse d’essayer d’introduire un décalage dans la pensée, permettant la création d’un espace au-delà des représentations anatomiques, biologiques, ou mécanistes.

    Vénus au miroir, Diego Vélasquez, 1647, conservé à la National Gallery, Londres.
    Cette peinture représentant une femme nue fut endommagée au hachoir par la suffragette Mary Richardson en 1914, dans le but d’attirer l’attention sur la représentation des femmes dans l’art et dans la société.

    Un féminisme en ligne

    Publicité de la marque Always, campagne lancée en 2014.

    7 « La nouvelle génération de mouvements sociaux naîtra sur internet », écrit David Bertrand. Dans son article paru dans la revue Réseaux, l’auteur soutient l’existence d’une quatrième vague féministe née aux alentours de 2011, nouveau moment du mouvement féministe, fait à la fois de continuités et de ruptures avec les vagues précédentes. Cette hypothèse pourrait être démontrée, selon lui, en suivant deux indices déterminants : une « hausse marquée de l’intérêt porté au féminisme » d’abord, et le « renouvellement des méthodes et des thèmes principaux abordés par les militant.e.s » ensuite. Pour ce qui est de la hausse d’intérêt, le constat semble sans appel : les sujets ayant trait au féminisme et à ses implications prennent de plus en plus de place dans l’espace social, hors ligne et en ligne, dans le discours courant, mais aussi dans les discours politiques et médiatiques, contrastant avec la baisse d’intérêt observé au milieu des années 2000.

    8 Si le renouvellement des thèmes principaux propres à cette nouvelle vague est peu traité dans cet article, ce dernier aborde une caractéristique bien spécifique de cette émergence : la présence du féminisme et de ses actions sur les réseaux sociaux, féminisme et réseaux exerçant l’un sur l’autre une influence qui semble réciproque. Si ce mouvement social distille sa pensée sur les réseaux sociaux, ces derniers en modifient également les modalités : « les actions et discussions qu’il est possible de mener sur internet sont dépendantes de la façon dont cette technologie structure les rapports sociaux qui s’y déroulent, ce qui implique que ces mécanismes affectent le contenu des idées et propositions les plus susceptibles de se diffuser ». Ainsi le militantisme prend-il d’autres formes, et ce sur plusieurs plans. On peut noter par exemple l’apparition d’actions sous forme de sites et pages internet, qui visent également à diffuser des informations et une pensée théorique, mais également sous forme de hashtags - comme l’a montré l’exemple récent et massif de #MeToo et #BalanceTonPorc en France -, ou encore de comptes créés sur les réseaux sociaux. Ces façons autres de faire collectif, qui peuvent se passer de présence physique, ont également pour conséquence de mettre au centre la pratique du témoignage individuel. Se raconter, faire récit de son expérience vécue personnelle, émotionnelle, parfois mise en lien avec des concepts préexistants mettant ainsi en relief le caractère quotidien et incarné de la domination masculine, n’est bien sûr pas nouveau. Cependant, son utilisation actuelle, plus généralisée et plus massive qu’auparavant, s’inscrit dans ce nouveau référentiel féministe qui se dessine sur internet, porté également par les théorisations venues des années 90 et du début des années 2000, qui, avec le concept d’intersectionnalité [3], mettent particulièrement en avant l’importance d’un savoir qui se situe.

    9 Ainsi, bien que le mouvement féministe ne se réduise pas actuellement à ses actions virtuelles, ces nouvelles modalités lui apportent des changements sur lesquels il est encore difficile d’avoir du recul, mais qui « [suscitent] chez les acteurs des espoirs de changements paradigmatiques du point de vue de l’action collective ». De nouvelles façons de faire collectif, de susciter un sentiment de communauté, mais également de porter une parole : internet n’aurait ainsi pas pour unique conséquence de distendre les liens, ou de créer une autre réalité. Permettrait-il aux individus d’incarner différemment un vécu ?

    David Bertrand est enseignant chercheur à l’Université de Bordeaux, spécialisé dans la sociologie des mouvements sociaux ainsi que dans la participation politique en ligne. Sa thèse de doctorat, soutenue en 2020, porte sur l’émergence d’une quatrième vague féministe en France.

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    Pour aller plus loin

    Le tournant génital du féminisme

    Statue représentant un clitoris, installée place du Trocadéro par l’artiste Julia Pietri, le 8 mars 2021. Photo issue du compte Instagram @gangduclito, tenu par Julia Pietri

    11 Affirmer un renouveau du mouvement féministe, c’est également la thèse de Camille Froidevaux-Metterie. Selon elle, la spécificité de l’actualité du féminisme se situe justement dans les thématiques qui sont aujourd’hui abordées, et qui ne pouvaient l’être avant. Pour expliquer ces ruptures, qui se révèlent donc être aussi prises dans la continuité du mouvement social, c’est d’abord une perspective historique qu’il s’agit d’adopter. Ainsi, plutôt que d’évoquer les différentes vagues féministes, l’autrice préfère « repérer les grands combats qui en ont scandé l’histoire », afin de mettre en avant la diversité du mouvement. De la bataille du vote à la bataille du genre, en passant par celle de la procréation ou du travail, ce sont tous ces moments qui s’articulent, se répondent, s’opposent et se complètent, jusqu’à en arriver au mouvement contemporain, qu’elle situe dans les années 2010. Si les nouvelles thématiques abordées peuvent sembler étrangement spécifiques, voire hétérogènes, cette impression « ne doit pas [en] cacher la cohérence globale » : nouveaux types de protection hygiénique, violences gynécologiques et obstétricales, (re)-découverte du clitoris et de son rôle, endométriose, agressions sexuelles… toutes ont un point commun, celui de traiter de l’expérience corporelle féminine dans sa dimension intime. Un « tournant génital du féminisme », qui s’attaque ainsi au « premier et ultime bastion de la domination masculine ».

    12 Si ces thématiques se caractérisent notamment par la nouveauté de leur présence dans le débat public, c’est bien qu’elles n’avaient pu être traitées auparavant, et certains éléments explicatifs de cette impossibilité peuvent être tirés de la lecture qu’en fait Camille Froidevaux-Metterie. Parmi ces derniers, la convergence de plusieurs courants théoriques féministes en France, qui fait du corps féminin « le lieu par excellence de la soumission à l’ordre phallocentré ». Le corps comme lieu premier de l’aliénation n’a pu alors qu’être déconsidéré, comme tentative de se dégager de ce qui est perçu comme ressort fondamental de la domination patriarcale. Ainsi, « la dynamique de libération initiée par le féminisme des années 1970 s’était arrêtée au seuil de l’intime », et c’est bien ce seuil qui semble être franchi par le mouvement contemporain. Pourquoi cette possibilité nouvelle ? La réponse n’est certainement ni aisée, ni univoque. L’autrice esquisse une partie de réponse en évoquant le mouvement #MeToo, qui à la fois permet et a été permis par ce mouvement de réappropriation corporelle. C’est également la continuité du mouvement qui est invoqué : c’est parce que les combats précédents ont été menés, que des droits ont été obtenus, et que les représentations individuelles et collectives ont été bousculées, que le féminisme actuel a pu émerger.

    13 Cette émergence a également pour conséquence, d’après l’autrice, la nécessité d’un renouvellement du cadre théorique pour penser les enjeux féministes. Sur ce constat s’ancre la proposition de la voie d’un féminisme phénoménologique, qui permettrait d’aborder efficacement la question devenue centrale de « l’expérience vécue de la corporéité » féminine, ce qui pourrait également être reliée au constat d’une importance grandissante de la pratique du témoignage, rapporté dans l’article de David Bertrand. L’expérience vécue comme paradigme du féminisme actuel, en passant par la possibilité d’une re-corporation.

    14 Est alors mis au jour un apparent paradoxe, qui pousse au questionnement : c’est au moment où le féminisme s’approprie les réseaux sociaux que les problématiques liées au vécu corporel émergent. Simple coïncidence, ou condition d’apparition ? Le virtuel aurait-il permis de favoriser une forme de prise en corps, ou ces deux caractéristiques ne sont-elles que des manifestations indépendantes d’une évolution chronologique, technologique et sociale ? Si seules des hypothèses peuvent pour l’instant être formulées, une chose est sûre : ce qui émerge est de l’ordre d’un décalage dans l’expérience du corps et la possibilité de sa mise en sens.

    Camille Froidevaux-Metterie est chercheuse et professeure de science politique française à l’Université de Reims. Ses écrits portent pour la plupart sur le mouvement féministe contemporain, et placent le corps vécu au centre de sa réflexion. Elle prône ainsi la voie d’un féminisme phénoménologique, mettant au centre l’expérience corporelle féminine vécue.

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    Pour aller plus loin

    La psychanalyse : penser le corps sexué

    Panneau-Masque de l’Origine du monde ou Terre érotique, André Masson, 1955, Collection privée.
    Cette peinture servait à masquer le tableau L’Origine du monde, peint par Gustave Courbet, alors détenu par le psychanalyste français Jacques Lacan.

    16 Ce corps qui s’émancipe, qui peut faire l’objet d’une réappropriation, d’une subjectivation, ce corps qui peut être libéré, est le corps modelé par le modèle scientifique dominant, conduit par la biologie. À cela, l’invention freudienne - la psychanalyse et sa métapsychologie - répond par un « geste […] véritablement subversif », et permet ainsi d’ouvrir un espace pour penser un corps sexué, qui se dérobe au regard scientifique totalisant et normatif. Ce regard sur le corps s’incarne tout particulièrement dans le regard médical, et « le corps « nu » devient un repère interminablement épié », permettant de connaître, d’identifier, de surveiller, voire de punir. Par ce regard s’exerce alors une forme de pouvoir, puisque c’est la vérité du corps qu’il croit découvrir : « le regard qui voit est un regard qui domine ».

    17 Laurie Laufer s’appuie alors sur les exemples de l’athlète Caster Semenya, ayant subi des tests dits « de féminité » suite à un doute sur ses organes génitaux, et sur les mémoires d’Herculine Barbin reprises par le médecin Ambroise Tardieu en 1874 dans le but d’établir une causalité entre l’appartenance sexuelle et l’orientation sexuelle d’Abel Barbin, née Herculine, première personne dont l’identité de genre a été modifiée sur l’état civil en France. Rapprocher ces deux exemples, que plus d’un siècle sépare, pourrait d’abord surprendre. Pourtant, ce que leur mise en regard souligne, c’est bien que, au XIXe comme aujourd’hui, « la sexualité et les pratiques sexuelles sont l’objet et l’enjeu d’un discours scientifique qui détermine l’identité du sujet », et que la médecine se porte garante de ce discours. Hier comme aujourd’hui, le regard médical repose sur les mêmes mécanismes, ceux supposés découvrir le corps réel, objectif, vrai, à travers sa visibilisation, indice de sa conformité à la norme. Ainsi, les « conformations physiques anormales sont l’indice de potentialités monstrueuses au plan social » : c’était vrai pour Herculine Barbin, dont le corps fut soumis au regard du médecin légiste supposé détenir la vérité de son sexe, c’était vrai également pour Caster Semenya, dont le corps réel est supposé être dévoilé par les tests hormonaux, cliniques ou échographiques. C’est donc notamment dans le contexte de la désappropriation du corps, de la sexualité et de ses pratiques, que s’inscrivent les mouvements féministes, leurs revendications et leurs théorisations : la place du corps qui a pu, ou non, y être pensée, se lit également par le prisme de son objectivation scientifique.

    18 À cela, la psychanalyse répond par le concept de pulsion, celui de sexualité infantile et de perversion polymorphe, ou encore par l’hypothèse de l’inconscient. En effet, la pulsion, concept limite entre psychique et somatique, se décale des liens proposés par le référentiel scientifique moderne entre corps et psyché. La sexualité infantile quant à elle - caractérisée par la perversion polymorphe -, en faisant scandale, pointe et met à l’épreuve les carcans normatifs dans lesquels est engoncée la sexualité, objet du discours scientifique. Par ces exemples, on perçoit alors la façon dont la psychanalyse rappelle que « le corps par l’expérience des plaisirs qui le rendent indéfinissable fait acte de résistance ». « Acte de résistance », voilà une expression que l’on retrouve dans le vocabulaire féministe d’aujourd’hui : ainsi, l’émergence lors de cette quatrième vague féministe, en ligne, des thématiques et problématiques corporelles féminines, ne serait-elle pas le retour de ce refoulé scientifique, de ce que le médical a tenté d’objectiver, d’anatomiser, de dénombrer, pensant trouver dans ces actes la façon d’en découvrir la vérité unique ? Dans ce mouvement social qui fait passer la réappropriation du corps par le rappel que, lieu des rapports de pouvoirs, il est aussi celui de l’expérience de la sexualité, ne peut-on pas trouver le signe de ce retour, et de l’affirmation du caractère insaisissable de cette expérience ?

    19 Le corps lui-même s’oppose aux volontés de véridiction dont il fait l’objet, et affirme l’impossibilité de sa saisie pleine et entière : c’est bien là ce qui fonde le sujet et les conditions d’une possible émancipation, qui se définirait alors plus par les potentialités créatrices singulières que par le cadre juridique ou social.

    Laurie Laufer est psychanalyste, professeure au département d’Études Psychanalytiques de l’Université de Paris, et directrice du laboratoire Centre de Recherches Psychanalyse Médecine et Société (CRPMS). Nombre de ses travaux portent sur les thématiques du genre, des normes et de la sexualité, en lien avec la psychanalyse.

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    Pour aller plus loin

    Notes

    • [1]
      Jouët, J., Niemeyer, K. & Pavard, B. (2017). Faire des vagues. Les mobilisations féministes en ligne. Réseaux, 201, 21-57.
    • [2]
      Froidevaux-Metterie, C. (2020). Le féminisme et le corps des femmes. Pouvoirs, 173, 63-73.
    • [3]
      Ce terme « vise à décrire des formes combinées de domination » (Jaunait, A. & Chauvin, S. (2013). Intersectionnalité. Dans Catherine Achin éd., Dictionnaire. Genre et science politique : concepts, objets, problèmes. Paris : Presses de Sciences Po), prenant en compte les dominations liées au sexe, au genre, à la race, à l’orientation sexuelle, etc., et amenant ainsi l’idée que toutes les femmes ne subissent pas des discriminations du même ordre, ni de la même intensité.
    Claire Michel
    Psychologue clinicienne, doctorante en psychopathologie et psychanalyse, ATER au département Etudes Psychanalytiques, Université Paris Cité

    Quelle place pour le corps dans les mouvements féministes actuels, en ligne ? Les sciences humaines, et particulièrement, la psychanalyse, n’ont eu de cesse d’essayer d’introduire un décalage dans la pensée, permettant la création d’un espace au-delà des représentations anatomiques, biologiques, ou mécanistes.

    Mis en ligne sur Cairn.info le 24/06/2022
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