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Où va le travail humain ?

Où va le travail humain ? était le titre d’un ouvrage classique de Georges Friedmann publié en 1950. Soixante-dix ans plus tard, la question se repose avec acuité, en raison principalement de la révolution numérique, inconcevable à l’époque où écrivait le sociologue français. La révolution numérique a de profonds effets. Elle « métamorphose le rythme du travail ». Le travail s’individualise et s’autonomise davantage.

Dans 2022/2

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1 Où va le travail humain ? était le titre d’un ouvrage classique de Georges Friedmann publié en 1950. Soixante-dix ans plus tard, la question se repose avec acuité, en raison principalement de la révolution numérique, inconcevable à l’époque où écrivait le sociologue français.

2 La révolution numérique a de profonds effets. Elle « métamorphose le rythme du travail », souligne l’économiste Pierre-Yves Gomez. Le travail s’individualise et s’autonomise davantage. Cela se traduit par une multiplication de situations hybrides, constate le juriste Jacques Le Goff. Paradoxe : l’accroissement de la précarité qui en résulte n’est pas forcément mal vécue – si du moins cette dernière est compensée par un gain d’autonomie et de sens.

3 La grande question de savoir si la tendance à l’automatisation des tâches va avoir un effet sur le taux d’emploi global divise les économistes et n’est donc pas tranchée. En revanche, la tendance s’accompagne d’une incontestable fragilisation des classes moyennes. Témoin l’essor des travailleurs pauvres.

4 La révolution numérique n’est pas tout, comme l’illustre le débat sur les « bullshit jobs » lancé par le Britannique David Graeber. Doit-on distinguer entre des jobs nécessaires et des jobs superflus ? La réponse n’est pas évidente, estiment l’économiste Étienne de l’Estoile et la sociologue Julie Oudot. Le débat présente au moins l’intérêt de mettre en évidence la montée du travail lié au « care ». Sans rapport avec la révolution numérique, le vieillissement de la population entraîne une forte hausse de la demande d’aide à domicile, travail assuré pour l’essentiel par des femmes sous-payées. Le contraste est saisissant avec les rémunérations astronomiques dont bénéficient les footballeurs vedettes. Celles-ci sont indirectement liées à la révolution numérique, en raison de l’impact des réseaux sociaux sur la valeur marchande des joueurs.

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6 Notre selection

7 Pierre-Yves Gomez, Jacques Le Goff, Etienne de l’Estoile, Julie Oudot.

8 Et aussi François-Xavier Devetter, Annie Dussuet, Emmanuelle Puissant ; Pierre Rondeau

L'automatisation de la production, comme dans cette usine Tesla, diminue la quantité de travail nécessaire à la survie de la société, 2012 / Steve Jurvetson, CC 2.0

L’économie numérique change la donne

9 L’impact de la révolution numérique sur le travail fait l’objet de nombreuses spéculations mais les transformations déjà observables autorisent des analyses concrètes. Dans la revue Entreprendre & innover, l’économiste Pierre-Yves Gomez propose une synthèse de ces transformations et présente la diversité des opinions sur l’avenir envisageable. Contrairement à une idée reçue, il montre que nous n’assistons pas à une « explosion du travail indépendant ». Celui-ci augmente légèrement, mais « le salariat reste et restera pour longtemps la forme dominante de contractualisation du travail professionnel ». En revanche le travail s’individualise et s’autonomise davantage, tout en devenant de plus en plus dépendant de plateformes numériques qui favorisent l’“ubérisation” et donc la précarité. Les pays dont le taux de chômage est faible ont aussi un taux de travailleurs à temps partiel plus élevé ». Par ailleurs la possibilité accrue de travailler de chez soi « brouille les espaces entre activités professionnelles et non professionnelles » et favorise les horaires à la carte et le travail le dimanche. Du coup « les salariés se sentent moins solidaires d’un projet que d’un espace autorisant (ou non) leur réalisation personnelle ». Et les bénévoles en viennent à « concurrencer les activités professionnelles classiques ». Inversement on assiste à une « marchéisation du travail naguère bénévole ». « La frontière entre temps domestique et temps professionnel devient floue, ce qui constitue un retour à des pratiques préindustrielles ». Selon l’économiste, ce qui est véritablement nouveau c’est « la métamorphose du rythme du travail ».

10 Sur la question de savoir si la numérisation et en particulier l’intelligence artificielle va accroître ou réduire le niveau global d’emplois dans la société, il constate qu’« il n’y a pas d’accord entre les économistes » ; l’avenir est incertain. L’impact le plus probable, pour la société dans son ensemble, concernera la classe moyenne. Une étude internationale illustre l’essor des « travailleurs pauvres » : ainsi en France et en Allemagne la moitié des familles en-dessous du seuil de pauvreté ont un emploi. La tendance est à une paupérisation de la classe moyenne, renforcée par le fait que « les emplois hyperqualifiés, notamment dans les domaines du numérique, absorbent la majeure partie de la croissance des revenus salariaux ». En conclusion, « l’enjeu n’est donc pas seulement économique et social, il est sociétal ». Nous assistons à un véritable « changement de civilisation ».

Pierre-Yves Gomez est économiste. Il est professeur de stratégie à l’École de management de Lyon. Il a notamment publié La gouvernance d’entreprise (Que sais-je ? 2021), L’esprit malin du capitalisme, Desclée de Brouwer 2020 et Le travail invisible, enquête sur une disparition, Desclée de Brouwer 2019.

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Pour aller plus loin

Manifestation à Londres de livreurs Deliberoo, travailleurs précaires dont l'emploi dépend de plateformes numériques, avril 2021 / Duncan C, CC 2.0

Passage d’un système solaire à une nébuleuse

12 L’évolution des modes de travail en France se prête à une analyse juridique, que propose le professeur de droit public et historien du travail Jacques Le Goff dans la revue Projet. À partir des années 1930 et jusqu’à récemment, on observe une « homogénéisation du statut de salarié », marqué par « la généralisation du contrat à durée indéterminée (CDI) ». Les choses changent à partir de la fin des années 1970, ce qu’enregistrent les lois de 1979 sur le contrat à durée déterminée (CDD) et le contrat temporaire (CTT). Le nombre d’intérimaires explose (près de 12 % de la population salariée en 1996). On assiste à « un brouillage des frontières statutaires » et à « la multiplication des situations hybrides ». De nouveaux statuts apparaissent : les « permatemp », salariés en CDI « qui jouent les bouche-trous pour de multiples activités temporaires », les travailleurs « portés », qui font des prestations pour le compte des entreprises clientes de l’employeur, les « slashers », qui cumulent plusieurs emplois sous différents statuts, sans compter ces « chauve-souris juridiques » que sont les conducteurs d’Uber ou les livreurs à domicile. Le Goff distingue entre trois catégories. Les « instables » acceptent des CDD très courts (près de 70 % des CDD en 2015) ou, dans le domaine du spectacle, ce qu’on appelle les « CDD d’usage » (extras). Les « faux stables » sont ceux qui « font l’expérience de la disqualification sociale dans une activité peu qualifiée » (10 à 15 % de la population salariée). Les « ex-stables » se multiplient dans le cadre de l’explosion de la sous-traitance, qui permet aux entreprises d’« externaliser une bonne part des risques de gestion » ; ce sont souvent « des “ex” de l’entreprise, “invités” par leur employeur à passer du statut de salarié à celui d’artisan, comme cela s’est vu dans le bâtiment et les transports routiers ». Les plateformes numériques favorisent ce statut. Autrement dit, conclut Le Goff, « en une trentaine d’années le système d’emploi s’est métamorphosé, passant d’un système solaire, où à un statut correspondait une place, à une nébuleuse où prolifèrent des formules hybrides conjuguant salariat, autonomie et indépendance ».

13 Le grand paradoxe, estime le juriste, est que cet éclatement des statuts n’est pas forcément mal vécu. Car il correspond aussi à une « aspiration croissante à l’autonomie ». On constate chez les jeunes « un refus de l’autorité traditionnelle fondée sur le statut ». Témoin la montée de l’intérim volontaire. Depuis les années 2000, les enquêtes montrent que de plus en plus de jeunes privilégient la possibilité d’« exprimer leur part de créativité  dans un statut juridique de compromis ». Cela ne doit pas pour autant conduire à « céder à une vision trop optimiste de la réalité, qui perdrait de vue les processus très résistants de fragmentation du travail et la pesanteur encore si grande des formes dominantes de précarité négative ».

Jacques Le Goff est professeur émérite de droit public à la faculté de droit de Brest. Il a notamment publié Du silence à la parole. Une histoire du droit du travail des années 1830 à nos jours, Presses universitaires de Rennes 2004.

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Pour aller plus loin

David Graeber, auteur de Bullshit Jobs Internaz, CC 2.0

Que penser des « bullshit jobs » ?

15 Le livre de David Graeber, Bullshit Jobs (2018, traduit en français chez Les liens qui libèrent) a fait couler beaucoup d’encre. Dans la revue Regards croisés sur l’économie, l’économiste Etienne de l’Estoile et la sociologue Julie Oudot reviennent sur les polémiques ainsi engagées. Du fait de la pandémie, elles ont été renouvelées en raison de la mise au chômage forcée « de toute une partie des travailleurs catégorisés comme “non essentiels ». Les auteurs évoquent l’accueil « assez critique » reçu « dans la sphère académique » par le livre de Graeber, du fait notamment du « manque de rigueur d’une définition qu’il n’applique pas toujours lui-même, de la faiblesse de l’équivalence qu’il établit entre sentiment d’inutilité et inutilité sociale objective, d’un ancrage insuffisant dans les sciences du travail ou encore des limites de l’utilisation d’un simple sondage pour quantifier le phénomène ». Le sondage en question, datant de 2015, posait la question « Votre emploi apporte-t-il quoi que ce soit d’important au monde ? ».

16 Contrairement aux « jobs de merde (shit jobs), « métiers ingrats qui consistent en des tâches bénéfiques à la société, tels que celui d’éboueur », les bullshit jobs mis en cause par Graeber dans l’introduction de son livre sont à la fois très bien payés et, écrit-il, « auréolés d’honneur et de prestige ». Témoin les traders. 37 % des métiers appartiendraient selon lui à cette catégorie. Ceux qui les occupent, soutient-il, éprouvent un sentiment d’inutilité et vivent mal leur situation.

17 Pourtant, soulignent Etienne de l’Estoile et Julie Oudot, les exemples de bullshit jobs « introduits au fil du livre traduisent une grande hétérogénéité de métiers », allant du poste de « leadership stratégique dans une grande université à celui de plongeur dans un restaurant ». Les rémunérations élevées en cause n’ont donc qu’une « régularité statistique ». Ce que Graeber a en vue, c’est en fait plutôt « le passage d’un système fondé sur l’industrie à une économie de l’information », qui a créé selon lui une « féodalité managériale ». Celle-ci, résument les auteurs, favorise « la prolifération de jobs dédiés à l’extraction de rente (le secteur de la finance), à l’exploitation des failles du système (les avocats d’affaires) ou à la répartition des richesses ». Des emplois qui selon Graeber « n’auraient aucune utilité sociale ».

18 Pour ce dernier « la quantité de travail nécessaire à la survie de la société a été considérablement réduite par l’automatisation de la production ». Selon lui, résument les auteurs, « l’organisation sociale du travail repose [désormais] sur un objectif moins économique que disciplinaire ». Les individus sont « soumis à une domination objective et abstraite qui organise leur existence ». Ce que Graeber appelle la « bullshitisation de la société » s’inscrit dans une idéologie d’origine « théologique […], qui voit dans le travail la source de toute valeur et conduit à sa sacralisation comme fin en soi ». À ses yeux l’essentiel du travail devrait être, selon son expression, « la production d’humains » : un travail largement féminin, non automatisable, centré sur le « care ». Un travail dont l’utilité « trouve sa récompense en lui-même », ce pourquoi il « ne justifie pas de rémunération ». C’est là, selon les auteurs, que réside la principale originalité de la thèse de Graeber. Cela explique son plaidoyer pour l’instauration d’un revenu de base, « qui permettrait à chacun de choisir les activités auxquelles consacrer son temps ».

Etienne de L’Estoile est économiste-statisticien à la Banque de France. Julie Oudot est doctorante au Centre de sociologie des organisations à Sciences Po Paris.

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Pour aller plus loin

Les aides à domicile ne peuvent maintenir la qualité de leur service qu'en assurant des tâches annexes pour lesquelles elles ne sont pas rémunérées / CC 0

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Le travail gratuit des aides à domicile

20 En raison notamment de la vive croissante du nombre de personnes âgées en perte d’autonomie, l’aide à domicile est un secteur emblématique des difficultés à reconnaître pleinement la valeur de ce type de travail. Les socio-économistes François-Xavier Devetter, Annie Dussuet et Emmanuelle Puissant explorent le sujet dans la revue Mouvements. Ils montrent qu’en dépit d’un consensus établi de longue date sur les objectifs à atteindre, ceux-ci se révèlent, en réalité, incompatibles – du moins dans le contexte français. Ces trois objectifs sont : « sortir ces activités de la sphère domestique, assurer un service de qualité et limiter les dépenses ». Des progrès significatifs ont certes été enregistrés, comme la création de l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA) en 2001, celle d’un diplôme d’État dans l’aide aux personnes âgées (2002) et la possibilité pour un(e) proche de se faire rémunérer par la personne âgée dans le cadre de l’APA, allocation plafonnée (2015). Mais on enregistre aussi des reculs, comme l’abandon du régime d’autorisation accordée aux associations ou entreprises impliquées, remplacé par un simple agrément, « la disparition des exigences en matière de diplômes ou de formation » et « la diminution des contrôles et soutiens publics ». Et surtout, les enquêtes de terrain montrent que les aides à domicile, dont l’immense majorité sont des femmes, ne sont pas rémunérées à la hauteur du travail qu’elles fournissent. Les aides financées par les pouvoirs publics (essentiellement les départements) sont tarifées au plus juste, en fonction de critères quantitatifs (nombre de mètres carrés à nettoyer, par exemple) qui ne tiennent pas compte de multiples tâches annexes assurées par des personnes qui pour la plupart, pour « donner du sens à leur travail », en font plus que ce pour quoi elles sont payées : « prendre le temps de l’échange », « faire la lecture », « aller à l’église », etc. Autrement dit, comme pour les proches qui consacrent un temps substantiel à l’aide d’un parent, « ce n’est que grâce à ces temps de travail effectués gratuitement que la qualité du service peut être maintenue ». Cela se traduit au total par un « développement de l’exploitation invisible du travail gratuit par les femmes ».

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Pour aller plus loin

Des supporters de Lionel Messi, dont le talent mais aussi la notoriété ont profité à l'équipe argentine de football, 2012 / Кирилл Венедиктов, CC 3.0

Les rémunérations extravagantes des footballeurs vedettes.

22 Comment expliquer les rémunérations ahurissantes dont bénéficient les footballeurs vedettes ? L’économiste Pierre Rondeau démonte les mécanismes du phénomène et met en lumière la partie immergée de l’iceberg : la vaste population des footballeurs professionnels, sous-payés.

23 Dans la revue Regards croisés sur l’économie, il présente d’abord les chiffres. Selon le classement Forbes de 2020, les superstars Cristiano Ronaldo, Lionel Messi et Neymar Jr touchent respectivement 60 millions, 72 millions et 70,5 millions de dollars par an. Soit nettement plus que les dirigeants les mieux payés des entreprises du CAC 40 (entreprises françaises cotées en bourse). 2 % gagnent plus de 50 000 dollars par mois. En regard, dans le monde, 45 % des footballeurs professionnels gagnaient moins de 1000 dollars par mois en 2018. En France, 20 % sont au chômage.

24 On assiste donc à « un modèle type d’oligopsone, avec un nombre précis et limité de demandes, émanant des clubs acheteurs, et un nombre très important d’offres, les joueurs ». Les clubs, « en position de force […] se servent, au sens de Marx, de “l’armée de réserve des travailleurs ».

25 En raison de sa rareté, le talent exceptionnel est rémunéré à des prix exceptionnels. Mais le talent seul n’est pas en cause. Si les stars « gagnent plus de 3 000 fois ce que touche un joueur lambda, ce n’est pas parce qu’ils sont 3 000 fois meilleurs que les autres, c’est parce qu’ils sont positionnés sur un autre marché ». Ce qui rentre aussi en ligne de compte, c’est leur notoriété et la façon dont ils la cultivent, notamment sur les réseaux sociaux. Les trois vedettes susnommées ont chacun plus de 100 millions de followers sur les réseaux sociaux. Autrement dit, les clubs profitent « de la captation de visibilité en plus de la captation du talent ». Ce qui favorise « la négociation de contrats publicitaires et de marketing ». Les stars deviennent « de véritables panneaux publicitaires ». Suivi par des centaines de millions de personnes à travers le monde », le football est un sport médiatique, qui fait l’objet de ce que des économistes ont appelé la « contagion informationnelle ». La corrélation entre salaire et visibilité médiatique est plus importante que celle entre salaire et compétence sportive.

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Pour aller plus loin

Où va le travail humain ? était le titre d’un ouvrage classique de Georges Friedmann publié en 1950. Soixante-dix ans plus tard, la question se repose avec acuité, en raison principalement de la révolution numérique, inconcevable à l’époque où écrivait le sociologue français. La révolution numérique a de profonds effets. Elle « métamorphose le rythme du travail ». Le travail s’individualise et s’autonomise davantage.
Mis en ligne sur Cairn.info le 24/02/2022
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