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Domination masculine et crise de la virilité

La masculinité est en crise, dans les milieux populaires mais pas seulement. Se sentant bousculés par l’ascension des femmes, les mouvements féministes et la procréation médicale assistée, bon nombre d’hommes blancs des pays riches éprouvent un malaise identitaire. Les travaux et réflexions sur la masculinité se sont multipliés en France ces dernières années.

Dans 2022/11

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1 La masculinité est en crise, dans les milieux populaires mais pas seulement. Se sentant bousculés par l’ascension des femmes, les mouvements féministes et la procréation médicale assistée, bon nombre d’hommes blancs des pays riches éprouvent un malaise identitaire. Des mouvements « masculinistes » se font jour, parfois agressifs. Le monde masculin est étudié par des sociologues australiens, nord-américains et européens. Les travaux et réflexions sur la masculinité se sont multipliés en France ces dernières années. Le présent dossier en présente un éventail. Une première approche consiste à s’interroger sur l’histoire et l’évolution récente de la domination masculine et de la virilité. La masculinité « hégémonique » recouvre des réalités diverses, certains hommes étant plus dominants que d’autres. L’hétérogénéité des « figures de la masculinité » impose de « déconstruire le concept » de cette domination. Et il convient d’en explorer les coûts, y compris pour les hommes eux-mêmes.

2 Une seconde approche consiste à étudier les différentes formes de « socialisation » de la masculinité, à l’école, dans la famille et au travail. D’autant que les hommes sont de plus en plus exposés aux modèles de l’autre sexe et aux sanctions qui affectent « ceux qui contreviennent aux comportements attendus de leur genre ».

3 Une troisième approche se concentre sur le concept de virilité, dont l’histoire est désormais retracée mais dont les manifestations contemporaines sont des sujets d’étude à part entière, notamment chez les jeunes défavorisés mais aussi dans des communautés spécifiques, comme celle des footballeurs professionnels.

4 À l’évocation d’un effort de recherche désormais foisonnant il faut ajouter la diversité de certaines prises de position. Des valeurs associées à la virilité ne méritent-elles pas d’être réhabilitées ? Les positions féministes sur la domination masculine sont-elles exemptes de partis pris ?

Déconstruire la domination masculine 

David de Michel-ange, accademia Di Belle Arti Di Firenze, Photo Premium

5 Les discours sur une crise de la masculinité se répandent. On constate une « plainte autour d’une masculinité en souffrance » (pères divorcés réclamant la garde de leurs enfants, mouvements destinés à « restaurer une virilité en déliquescence », etc.). Comment expliquer ce phénomène ? Dans la revue Savoir/Agir, la sociologue politique Christine Guionnet aborde le sujet sous un angle particulier, celui de « l’ambivalence » et des « coûts » de la domination masculine. Car même si les hommes continuent globalement à dominer (les sociologues parlent de « masculinité hégémonique »), il leur faut s’adapter à une situation rapidement évolutive. Les militants « masculinistes » jugent que « la guerre des sexes a conduit […] à une situation pénible pour les hommes […] Les femmes auraient obtenu trop de droits et de libertés et seraient devenues incontrôlables ».

6 Pour Christine Guionnet, il faut surmonter les réticences qu’un tel sujet d’étude suscite chez les féministes. Invoquant Elias et Tocqueville, elle rappelle que le monde masculin a toujours eu un « prix à payer pour maintenir sa domination ». Dans le sillage des Men’s Studies, elle souligne également que « les figures de la masculinité ont évolué dans le temps » et que le concept recouvre un monde en réalité très hétérogène. Il convient donc de « déconstruire la domination masculine », en insistant sur le fait que les injonctions normatives à se conformer aux stéréotypes masculins (« ne pas pleurer, ne pas craindre la douleur, se montrer fort », etc.) sont reçues différemment selon les individus. Et de même qu’il y a « des inégalités entre les femmes », il y a des hommes plus dominants que d’autres et des hommes « dans des positions dominées » : des « faibles parmi les forts ». On conçoit donc que les « malaises identitaires » soient « plus ou moins importants ». C’est aussi un « enjeu d’une réflexion scientifique » que de s’interroger sur les raisons pour lesquelles les accidents de la route et les comportements violents, par exemple sont tellement « statistiquement plus nombreux chez les hommes que chez les femmes ».

Christine Guionnet est maître de conférences à la Faculté de droit et de sciences politiques de Rennes 1. Elle a collaboré au Manuel indocile des sciences sociales (La Découverte, 2019) et écrit avec Erik Neveu Féminins/Masculins, sociologie du genre, Armand Colin 2004.

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Pour aller plus loin

Les socialisations de la masculinité

Hippolyte Flandrin (1805-1864) - Jeune homme nu assis. 1855 - Louvre

8 Les travaux de sciences sociales en français consacrés à la masculinité se sont multipliés ces deux dernières décennies. Quatre sociologues présentent un éventail des recherches sur la « socialisation » de la masculinité dans l’introduction à un numéro spécial de la revue Terrains & travaux. Beaucoup s’appuient, parfois pour s’en distinguer, sur l’œuvre de la sociologue australienne Raewyn Connell, dont le livre Masculinities est paru en 1995. En l’occurrence la « socialisation » désigne la manière dont « s’intériorisent des manières de penser et de faire genrée ». Longtemps l’attention des chercheurs s’est concentrée sur la socialisation des filles et des femmes. L’intérêt porté aux garçons et aux hommes est plus récent. Or ceux-ci sont de plus en plus « exposés à des modèles de l’autre sexe, en raison de la féminisation du travail éducatif ». Ils sont aussi « particulièrement exposés aux sanctions qui affectent ceux qui contreviennent aux comportements attendus de leur genre » - source de « dévalorisations et de stigmatisations ». L’intérêt porté à la socialisation des garçons procède aussi de l’émergence des mouvements « masculinistes », traduisant une « crise de la masculinité ».

9 Les quatre sociologues insistent sur la mise en évidence de la « diversité des définitions du “masculin” et du “viril”, qu’illustrent par exemple les trois volumes de l’Histoire de la virilité d’Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (2011), ou encore l’ouvrage d’Anne-Marie Sohn sur la construction de la masculinité au XIXe siècle (2009). D’après cette dernière, nous sommes passés à cette époque « d’une forme “offensive” de la masculinité à une forme “maîtrisée” ». Les articles présentés dans le dossier de Terrains & travaux « donnent à voir la diversité des acteurs et des institutions impliqués dans la socialisation masculine ». Sont abordés bien sûr la famille et l’école, mais aussi l’univers sportif, l’armée (parachutistes) et la prostitution. D’autres études portent sur les parcours de vie conduisant à des métiers classiquement masculins, comme les mécaniciens, mixtes (coiffeurs) voire traditionnellement réservée aux femmes (hommes sages-femmes). D’autres auteurs montrent que « si l’on peut parler d’une crise de la masculinité”, celle-ci se localise principalement dans les catégories populaires ». Ce sont surtout ces catégories, en effet, qui ont pu voir « leurs qualités disqualifiées par […] la démonétisation des qualités physiques et de savoir-faire techniques » et par l’avènement de la « précarité » sur le marché du travail. Les sociologues évoquent la « stigmatisation des jeunes hommes issus de l’immigration ». Un article décrit la difficile intégration des filles dans un club de boxe thaï dans une banlieue populaire. En revanche « les formes de masculinités propres aux groupes dominants sont nettement moins bien renseignées ».

Julien Bertrand est à Grenoble Alpes Université, Martine Court est à l’université Blaise Pascal à Clermont-Ferrand, Christine Mennesson à Sciences Po Toulouse, Vinciane Zabban est à l’université Paris 13.

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Pour aller plus loin

Les affirmations de la virilité

Women’s March, 2018, New York.

11 La parution des trois tomes de l’Histoire de la virilité de Corbin et al. est l’occasion pour deux « sociologues des classes populaires », Frédéric Rasera et Nicolas Renahy, de s’interroger sur les transformations des « logiques de l’honneur masculin » au cours du temps et d’engager une réflexion sur certains de leurs prolongements actuels. Le principal apport de cette trilogie, écrivent-ils dans la revue Travail, genre et sociétés, est selon eux de traiter de la « représentation symbolique du masculin dans tous les univers sociaux ». Elle s’exprime différemment selon les milieux mais vient toujours « réaffirmer les positions sociales de chacun ». Le livre de Corbin et al. montre que « chercher à dominer par une mise en scène de ses attributs physiques est aussi le fait de l’aristocratie et de la bourgeoisie ». Comme leurs collègues évoqués dans l’article précédent, ils regrettent qu’aujourd’hui « les formes contemporaines de mise en scène du masculin chez les classes supérieures sont peu renseignées ». Une exception est le travail d’Emmanuelle Zolesio sur les femmes chirurgiens : « les rares femmes qui intègrent la profession doivent se “masculiniser” ».

12 Revenant aux classes populaires, ils soulignent que dans ces milieux « les formes de domination symbolique » ne se limitent pas à la représentation de la force physique. Le sociologue Gérard Mauger l’a montré en étudiant la délinquance juvénile. En témoignent aussi « la mise en scène de soi à travers l’habillement », la personnalisation automobile (tuning), « la capacité à placer le bon mot, à être drôle […] ou l’art de consommer une drogue comme élément d’affirmation d’une contre-culture ».

13 Un exemple des « quêtes de noblesse virile » est celui des hommes qui deviennent des footballeurs professionnels. « À la maison le joueur se repose et délègue le travail domestique à sa femme ». Celle-ci « pâtit évidemment de cette forme de domination », mais y trouve aussi son compte en bénéficiant de l’ascension sociale liée à la carrière de son mari, qu’elle contribue à construire. Et elle ne peut qu’espérer “changer la donne” en valorisant ses diplômes une fois la carrière sportive de l’homme finie. Celui-ci est conscient du « pari risqué » qu’il fait de « l’excellence virile », puisque son bénéfice est limité dans le temps.

Frédéric Rasera est sociologue à l’université de Lyon 2 et au centre Max Weber. Nicolas Renahy est sociologue à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA).

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Pour aller plus loin

La masculinité est en crise, dans les milieux populaires mais pas seulement. Se sentant bousculés par l’ascension des femmes, les mouvements féministes et la procréation médicale assistée, bon nombre d’hommes blancs des pays riches éprouvent un malaise identitaire. Les travaux et réflexions sur la masculinité se sont multipliés en France ces dernières années.

Mis en ligne sur Cairn.info le 21/06/2022
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