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Conquêtes et interrogations du féminisme français

En France comme ailleurs, l’histoire du féminisme est marquée par des hauts et des bas et la domination successive de mouvements aussi divers que controversés. Une façon de voir les choses pourrait être de distinguer des grandes « vagues », quatre au total si l’on inclut le mouvement actuel, stimulé par Internet.

Dans 2022/10

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1 En France comme ailleurs, l’histoire du féminisme est marquée par des hauts et des bas et la domination successive de mouvements aussi divers que controversés. Une façon de voir les choses pourrait être de distinguer des grandes « vagues », quatre au total si l’on inclut le mouvement actuel, stimulé par Internet.
En France, la première vague voit ses résultats entérinés par l’ordonnance de 1944 (droit de vote, notamment), la seconde par la loi Veil de 1975 sur l’avortement, la troisième par la loi sur la parité en 2000. La quatrième, toujours en cours, ajoute à la question du harcèlement sexuel une spécificité française, le débat sur l’écriture inclusive.

2 Dans le présent dossier, Françoise Picq revient sur les spécificités des deuxième et troisième vagues en France. Elle évoque en particulier les périodes de stagnation du féminisme, voire de retour en arrière, qui ont marqué d’abord les années 1950 et 1960, puis les années 1980-1995. Curieusement, l’influence du fameux Deuxième sexe de Simone de Beauvoir (1949) ne se fait vraiment sentir qu’à l’occasion de la deuxième vague, au début des années 1970. Nous proposons la lecture d’un entretien avec Simone de Beauvoir en 1975, qui rend compte de ce décalage. Les deux textes suivants illustrent deux tendances radicalement opposées de la réflexion féministe actuelle. Dans le premier, la sociologue Nathalie Heinich pourfend la tentation « différentialiste » qui s’oppose dangereusement, selon elle, à la tradition républicaine universaliste. La sociologue est contre les quotas, contre la féminisation des noms de professions et contre l’écriture inclusive.

3 Le dossier se poursuit par une exploration de la quatrième vague, portée par le militantisme en ligne.

Les trois premières vagues du féminisme français

Suffragettes et Louise Weiss, mai 1935

4 Rédigé en 2002 par la doyenne des études féministes en France, Françoise Picq, l’article paru dans la revue Cités décrit les conquêtes et les tourments du féminisme français à l’aube du XXIe siècle. Après avoir rappelé les acquis de la « première vague », entérinés par l’ordonnance de 1944 (droit de vote, éligibilité, « droits égaux » dans tous les domaines), elle montre que le féminisme s’est englué jusqu’en mai 1968 dans « l’idéologie familialiste qui triomphait ». Dominé par les militantes catholiques et communistes, le mouvement a « “raté” Le Deuxième sexe puis le combat pour la contraception ». Il a cédé à ce que Françoise Héritier appelait une « forme débonnaire du patriarcat », favorisée par les mesures favorisant la femme au foyer.

5 La « deuxième vague » du féminisme est née dans le sillage de mai 68, au point que l’on a pu « proclamer 1970 année zéro de la libération de la femme » (c’est la date de création du MLF, le Mouvement de libération des femmes). On a assisté alors à une « formidable explosion », nourrie par « l’espoir insensé de mettre fin d’un coup à l’oppression, d’abolir le patriarcat à l’horizon d’une génération ». Le couronnement est la loi Veil autorisant l’avortement en 1975. C’est « l’acquis fondamental : la libre disposition de son corps ».

6 Après quoi le féminisme est à nouveau entré en léthargie : dans les années 1980 « l’idéologie “postféministe” triomphait, proclamant la fin du patriarcat et l’obsolescence de la révolte. Toute revendication supplémentaire était jugée « excessive et dangereuse ».

7 La « troisième vague » a surgi en 1995, après la Conférence mondiale des femmes de Pékin et à l’occasion, en France, du retour de la droite au pouvoir et à la multiplication des actions de commandos anti-IVG (interruption volontaire de grossesse). Un Collectif des droits des femmes est créé, qui brasse de nouveaux thèmes : « la parité, la place des immigrées et des sans-papiers, celle des lesbiennes ». À rebours du MLF, qui bannissait la mixité, les hommes sont accueillis au sein du mouvement. Les études féministes fleurissent dans les universités et les instituts de recherche.

8 Les acquis sont cependant plus ambigus que ceux des deux premières vagues, observe Françoise Picq. Comme la sociologue Nathalie Heinich, elle juge que la loi constitutionnelle sur la parité (2000) « pose un problème d’un point de vue féministe », car elle « institutionnalise les catégories sexuelles dans le champ politique ». À l’inverse la différence des sexes est « déniée » dans la loi instaurant le Pacte civil de solidarité (Pacs), qui permet l’union entre homosexuels mais pas le mariage et ne permet pas l’adoption ni la procréation médicalement assistée. Comme Nathalie Heinich, beaucoup de féministes « sont réticentes devant l’idéal d’une société sans genre, où la filiation serait débiologisée ». Pour Françoise Picq, il faut « tenir compte de l’asymétrie biologique pour viser l’égalité sociale ». Elle pense que « le prochain enjeu du féminisme » pourrait être de « reformuler un contrat social entre les sexes », à la maison et au travail.

Françoise Picq a participé au mouvement féministe français depuis 1965 et a joué un rôle décisif dans l’implantation des études féministes dans les universités et les établissements publics de recherche. Elle a publié plusieurs ouvrages sur l’histoire du féminisme français, dont Libération des femmes : Les années-mouvement, Seuil 1993.

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Pour aller plus loin

Simone de Beauvoir et la deuxième vague

Simone de Beauvoir en novembre 1968/ Centro Editor de América Latina

10 Dans un entretien accordé en 1975, à l’âge de 67 ans et paru dans la revue Les Temps Modernes, Simone de Beauvoir explique comment elle a été rattrapée par la « deuxième vague » du féminisme. Elle fait une critique rétrospective du Deuxième sexe, paru en 1949 en France et peu après aux États-Unis. Elle juge avoir été « trop confiante dans l’avenir de la société en général » et « dans ce qu’elle croyait devoir être le triomphe du socialisme ». Elle pensait que la condition des femmes s’améliorerait automatiquement du fait de l’amélioration de la société. Vingt ans plus tard, ayant constaté que « rien ne s’était passé de mieux dans les pays socialistes que dans les pays capitalistes », elle en a conclu que « la lutte des femmes est une lutte absolument intrinsèque, ne pouvant être menée que par les femmes ». Quand les femmes du MLF, fondé en 1970, sont venues la voir pour « lui parler du problème de l’avortement », elle a accepté de se mobiliser sur ce sujet, qu’elle avait jusqu’alors négligé.

11 Interrogée sur son apport au féminisme américain, elle renverse la question en évoquant ce que lui ont apporté sur le tard les féministes américaines. « Peut-être parce qu’elles avaient moins d’espoir dans le socialisme », ce sont elles qui l’ont aidé à comprendre que c’est « aux femmes de mener leur propre combat ». Elle cite des livres parus au début des années 1970, ceux de Kate Millet et celui de Shulamith Firestone, La Dialectique du sexe. Des livres qui « très souvent allaient plus loin » que ce qu’elle-même avait écrit. « C’était plutôt moi qui avais eu tort et les féministes américaines qui avaient raison »

Simone de Beauvoir a accordé cet entretien à la réalisatrice québécoise Luce Guilbeault lors du tournage du film American Feminism (1975).

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Pour aller plus loin

Contre le féminisme différentialiste

Féminisme / Pierre M

13 Dans un entretien publié en 2018 dans la revue Cités, la sociologue Nathalie Heinich explicite ses positions souvent hétérodoxes sur ce qu’elle considère être les contradictions du féminisme français actuel. Selon elle, celui-ci s’inspire avec une certaine paresse intellectuelle de la tendance dominante du féminisme américain, qu’elle décrit comme « différentialiste », par opposition à un féminisme « universaliste », qui lui paraît beaucoup plus fécond. Elle s’en prend d’abord à une vision jugée simpliste de la domination masculine, inspirée par l’œuvre de Bourdieu. Elle estime essentiel de « sortir d’une posture systématiquement accusatoire pour adopter une posture descriptive et pluraliste », intégrant l’analyse des tensions propres aux femmes elles-mêmes, habitées par « un tiraillement intérieur entre des aspirations contradictoires ».

14 La conception différentialiste qu’elle met en cause est « centrée sur l’affirmation de la spécificité des minorités comme façon de lutter contre leur marginalisation et leur domination ». La conception universaliste qu’elle défend consiste à « suspendre les différences au profit de ce qui nous est commun ». C’est une position plus exigeante, à ses yeux, car impliquant « une capacité à penser la complexité » et une « capacité d’abstraction ». Pour chercher à mettre fin aux inégalités, il est illusoire de « créer une contre-inégalité en favorisant les femmes, comme avec la politique des quotas ». La solution est au contraire de « suspendre la différence des sexes là où elle n’a pas lieu d’être. La sociologue est pour cette raison « absolument contre la féminisation systématique des noms de professions », contre aussi l’écriture inclusive, « une bêtise du point de vue du combat féministe ». Elle ne pense pas qu’il faille pénaliser la prostitution lorsque celle-ci est fondée sur le consentement.

15 Pour Nathalie Heinich, le « féminisme à l’américaine » est imperméable à la notion d’universalisme hérité du « républicanisme à la française ». Il se fonde sur « une conception anglo-américaine de la citoyenneté », qui se réfère à des communautés et débouche sur le clientélisme, alors que la conception républicaine met en avant le bien commun et l’égalité des citoyens. Ce féminisme des communautés engendre des positions jugées aberrantes par la sociologue, comme la défense du port du voile, symbole de la domination patriarcale « propre au monde musulman ». Nathalie Heinich conteste aussi le bien-fondé de la notion d’intersectionnalité, qui lui paraît renforcer une « culpabilisation à base paranoïaque », avec pour conséquence d’oblitérer les comportements « d’emprise, de violence et de reproduction des différences sexistes » que l’on peut constater chez des femmes. De fait « une bonne partie de la culture de la “domination masculine” est transmise par les femmes ».

Nathalie Heinich a fait une carrière internationale comme sociologue de l’art contemporain. Elle s’est impliquée aussi dans les études féministes. Elle a publié en 1996 Etats de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale (Gallimard) et en 2003 Les ambivalences de l’émancipation féminine (Albin Michel).

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Pour aller plus loin

Quatrième vague : le féminisme en ligne

« Je ne suis pas TA jolie », Osez le Féminisme 2014/Jeanne Menjoulet

17 La généralisation de l’usage des réseaux sociaux en ligne a contribué à l’émergence de ce que beaucoup appellent la « quatrième vague » du féminisme. Dans la revue Réseaux, David Bertrand explore les données disponibles sur ce phénomène. Il exploite les enquêtes menées des deux côtés de l’Atlantique sur les pratiques des femmes en ligne et étudie, pour la France, l’évolution de l’intérêt des internautes et aussi du personnel politique pour le féminisme. Il situe l’émergence de la quatrième vague en France aux environs de 2011. Portée par Internet, elle se caractérise par de nouveaux traits, dont le principal est peut-être « la traque et la dénonciation du sexisme et de la misogynie », qui se sont développées « en parallèle de la promotion d’une lecture intersectionnaliste des rapports sociaux de domination ». En témoigne l’affaire Weinstein.

18 En France et ailleurs, le groupe le plus actif est celui des femmes de 18 à 29 ans. David Bertrand décrit aussi les effets de renforcement qu’Internet exerce de manière quasi automatique sur toutes les formes de militantisme, dont le féminisme : les biais de confirmation, qui engendrent l’homophilie, sont attisés par les algorithmes des réseaux sociaux. Internet a donc une fonction libératoire mais aussi canalisante, « les multiples constellations rassemblées par connivence idéologique ne dialoguant que très peu entre elles ».

David Bertrand est enseignant chercheur à l’Université de Bordeaux, spécialisé dans la sociologie des mouvements sociaux ainsi que dans la participation politique en ligne. Sa thèse de doctorat, soutenue en 2020, porte sur l’émergence d’une quatrième vague féministe en France.

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Pour aller plus loin

En France comme ailleurs, l’histoire du féminisme est marquée par des hauts et des bas et la domination successive de mouvements aussi divers que controversés. Une façon de voir les choses pourrait être de distinguer des grandes « vagues », quatre au total si l’on inclut le mouvement actuel, stimulé par Internet.

Mis en ligne sur Cairn.info le 21/06/2022
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